Billet d’actualité par Alexis Feertchak le 9 décembre 2020
Comme attendu depuis plusieurs mois, le Charles-de-Gaulle (2001-2038) aura donc un successeur atomique, le PANG, à défaut d’en avoir plusieurs. L’on peut évidemment regretter que la France n’aligne pas derechef deux porte-avions, comme ce fut le cas du temps du Clémenceau (1961-1997) et du Foch (1963-2000) et comme c’est le cas aussi aujourd’hui du Royaume-Uni avec le Queen Elizabeth (2017) et son sistership le Prince of Wales (2019). Le chiffre « deux » n’est pas un détail puisqu’il garantit en principe la possibilité d’une permanence à la mer. En 2001, Valéry Giscard d’Estaing avait résumé la chose en déclarant que ne posséder qu’un porte-avions revenait à n’en posséder qu’un demi puisqu’une seule unité souffre nécessairement de périodes plus ou moins longues d’arrêts techniques. Ces arguments en faveur d’un PA2, quoique pertinents dans l’absolu, n’en doivent pas faire oublier quelques considérations réalistes. Un porte-avions coûte aujourd’hui environ 5 milliards d’euros l’unité – et c’est un minimum, les nouveaux Gerald Ford américains dépassant les 10 milliards… – auquel il faut ajouter un coût annuel que l’on estime traditionnellement à 10% du prix du navire, soit quelque 500 millions d’euros par an. Par ailleurs, un porte-avions accueille environ 2 000 marins (en comptant ceux du groupe aéronaval) qu’il faut réussir à recruter. Une gageure à l’heure où la Marine nationale peine parfois dans le recrutement de son personnel embarqué.
Mais ce n’est peut-être pas là le principal. La Marine nationale est un peu à l’image de la France : plus qu’une moyenne puissance, c’est une grande puissance en miniature. Le Charles-de-Gaulle en est déjà l’illustration : hormis les dix/onze géants américains de classe Nimitz et Gerald Ford, notre fleuron national est encore le seul porte-avions nucléaire à catapultes au monde. D’ailleurs, avec ses 4 sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE), ses 6 sous-marins nucléaires d’attaque (SNA) et ses 3 porte-hélicoptères d’attaque (PHA), la France dispose ainsi d’une marine absolument complète. Elle est à proprement parler la seule marine au monde dans ce cas, avec l’US Navy bien entendu (et bientôt avec la PLAN chinoise). Pour des raisons techniques dont nous reparlerons aussi, la Royal Navy possède certes deux porte-aéronefs, mais ces derniers ne sont pas à même de réaliser l’ensemble du spectre des missions de l’aéronavale. La France reste donc pour l’instant une exception, en miniature.
Mais cette exceptionnalité a un coût : la Marine nationale aligne peu de navires de combat de premier rang (2 frégates de défense aérienne Horizon, 8 frégates « multi-missions » Aquitaine et à l’avenir 5 frégates de défense et d’intervention Amiral Ronarc’h, soit un format de 15) alors qu’en la matière, les marines chinoise, indienne, sud-coréenne, japonaise, pour ne prendre qu’elles, réarment avec des destroyers plus lourds et mieux armés que nos frégates (sujet qui avait fait l’objet d’un précédent article publié sur ce site). Pour résumer, ces quinze navires de premier rang font en moyenne entre 4 500 et 6 500 tonnes et sont chacun équipés de 32 à 48 « sabords », métaphore pour parler des silos verticaux de missiles (Vertical Launching System – VLS) qui donne une bonne idée de la puissance de feu d’un navire de combat. En Asie, les destroyers se rapprochent du format américain avec des navires de 8 000 à 10 000 tonnes qui comptent souvent de 60 à plus de 100 « sabords ». Or, il est très utile de posséder un ou deux porte-avions mais encore faut-il qu’il puissent être accompagnés d’une escorte suffisamment puissante pour ne pas rester coincé dans la rade de Toulon et ne devenir plus qu’une « fleet in being », ou « flotte dissuasive », selon l’expression forgée en 1690 par le Britannique Arthur Herbert.
Tout est donc affaire de conciliation. Faire d’importants sacrifices financiers pour posséder deux porte-avions sans avoir la flotte nécessaire pour les protéger peut s’avérer assez vain. Etant donné le retour du spectre du « combat naval de haute intensité », investir davantage dans notre flotte de frégates ne serait peut-être pas inutile ; cela pourrait au contraire augmenter la capacité réelle de projection de notre unique porte-avions. L’on aura d’ailleurs noté un « signal faible » mais significatif à propos des cinq « frégates de défense et d’intervention » (FDI) de 4 500 tonnes dont le premier exemplaire a été mis sur cale en 2019. A l’origine, ces navires très technologiques devaient recevoir un armement assez maigre : 8 missiles anti-navires subsoniques Exocet (remplacés d’ici quelques années par un missile de nouvelle génération) tirés depuis des lanceurs inclinés, ainsi que 16 silos verticaux pouvant accueillir autant de missiles anti-aériens Aster 15 (30 km de portée) et Aster 30 (120 km). Cela peut paraître non négligeable, mais là encore il faut comparer avec ce qui se fait ailleurs : par exemple, une frégate russe de classe Gorchkov de 5 400 tonnes dispose de 24 silos pour des missiles offensifs de différents types (Kalibr, Onyx, bientôt Zirkon) couvrant différentes missions (anti-navires subsoniques, supersoniques voire hypersoniques, frappe au sol, lutte anti-sous-marine) ainsi que 32 silos pouvant accueillir des missiles anti-aériens de la famille Poliment-Redut (jusqu’à 150 km de portée). Lors, il est significatif que le nouveau chef d’Etat-major de la Marine, l’Amiral Pierre Vandier, ait annoncé que les FDI accueilleraient finalement 16 silos supplémentaires pour des MdCN (missiles de croisière navale) dédiés à la frappe au sol. Le nombre de « VLS » de ces frégates devrait ainsi doubler, faisant de celles-ci de véritables navires de premier rang, ce que n’ont jamais réellement été les très élégantes frégates furtives légères La Fayette qu’elles remplaceront à terme. Au passage, le nombre de MdCn dont disposera la flotte de surface française va lui aussi augmenter considérablement puisqu’il devait se limiter jusqu’ici aux six FREMM qui en sont équipés (soit 96 MdCn). Or, ce seront dans quelques années 11 navires de premier rang (6 FREMM et 5 FDI) emportant un total de 176 missiles de frappe au sol.
Reste à savoir si la France choisira, à l’avenir, de conserver ce format de 15 navires de premier rang. Même en Europe, certains pays progressent en la matière. Que l’on pense à l’Italie qui a annoncé en novembre la construction de deux destroyers de 10 000 tonnes et de 64 « sabords » pour venir chapeauter une flotte de surface hauturière déjà considérable (dix patrouilleurs hauturiers Thaon di Revel en construction, de 4 800 à 6 200 tonnes quand même ; 10 FREMM version italienne ; 2 frégates Horizon version italienne). Soit un format de 24 navires de combat de 4 800 à 10 000 tonnes. Au Royaume-Uni, Boris Johnson a aussi annoncé un grand plan de relance de l’industrie navale qui viendra profondément renouveler la flotte britannique de frégates et de destroyers : au six destroyers de Type 45, viendront s’ajouter 8 frégates de Type 26 et 5 frégates de Type 31. Soit un format à 19 navires de combat hauturiers, qui pourrait évoluer à la hausse étant donné l’annonce du lancement d’un projet de frégate de nouvelle génération de Type 32. A cet égard, la France ne devrait-elle pas, elle aussi, penser à gonfler sa flotte de surface de premier rang ? Rappelons qu’à l’origine, Paris comptait construire 21 FREMM, chiffre depuis tombé à… 8. Ou devrait-elle se lancer dans la construction, comme l’Italie, d’un destroyer multi-missions capable de rivaliser avec les Maya japonais, les Sejong the Great sud-coréens, les Arleigh Burke américains ou les Type 055 chinois ?
Et l’on ne parle là que de la flotte de surface hauturière. Il faudrait aussi parler du format tout juste suffisant des sous-marins nucléaires d’attaque. Les prochains Suffren, qui remplaceront d’ici 10 ans tous les Rubis, sont des bijoux de technologie, mais six unités, est-ce suffisant alors que les sous-marinades dans le monde ne cessent de grandir ? Le risque de vide capacitaire entre les deux générations était déjà prégnant. L’incendie du Perle révèle la gageure de vivre avec une marine absolument complète, mais en miniature. Dans une flotte en tension, le moindre accroc se paie chèrement… Lors, par sécurité et par souplesse, faudrait-il passer à un format de 7 voire 8 SNA ? Mais l’on ne parle pas de petites sommes… un Rubis coûte 1,5 milliard d’euros l’unité (sans compter le coût annuel d’utilisation et d’entretien).
Et ce n’est pas terminé. Il faudrait encore s’interroger sur les patrouilleurs, dont notre Outre-mer, notamment, a désespérément besoin. Posséder la seconde ZEE au monde est une chance, mais aussi une exigence. Certes, les projets sont en cours et le format, à terme, devrait être de 19 patrouilleurs (3 patrouilleurs Antilles-Guyane déjà en service ; 6 patrouilleurs d’outre-mer livrés entre 2022 et 2025 ; 10 patrouilleurs océaniques dont l’accord-cadre a seulement été signé cette année…). Nos vieux avisos d’Estienne d’Orves mis en service entre 1980 et 1984 pourront-ils tenir jusque-là ? N’a-t-on pas trop tardé ? Et est-ce suffisant dans un contexte sécuritaire tendu étant donné les rivalités géopolitiques entre Etats, mais aussi la piraterie, la pêche illégale, le trafic de drogue et globalement l’investissement croissant de la mer comme zone d’exploitation de diverses richesses géologiques ?
Bref, il ne s’agit pas seulement de claironner qu’il faudrait avoir 2 porte-avions pour tenir son rang, mais réfléchir plus globalement au meilleur format possible des forces. Or, en la matière, le débat politique est-il suffisant ? L’on se félicite – et à raison ! – de l’excellence des programmes lancés, mais la question du nombre de navires nécessaire fait-elle l’objet de réelles discussions publiques ? Malheureusement, en la matière, le débat ne se résume souvent qu’à la seule question d’un second porte-avions, ce qui, d’une certaine manière, apparaît comme l’arbre qui cache la forêt. En l’espèce, Emmanuel Macron a probablement fait le meilleur choix possible. Ne rêvons pas, il est impossible, en l’état des finances du pays et des perspectives de croissance, de posséder à l’avenir deux porte-avions nucléaires à catapultes, ce qui représenterait un coût exorbitant. Posséder deux porte-avions aurait été possible, le Royaume-Uni l’a fait, mais cela aurait signifié des porte-avions de moindre capacité, sans propulsion nucléaire ni catapultes.
Sur le plan militaire, la propulsion nucléaire garantit une autonomie accrue, même si les propulsions conventionnelles ont réalisé de grands progrès ces dernières années. Surtout, sur le plan industriel, elle pérennise une filière en difficulté, mais éminemment stratégique puisque repose aussi sur elle la conception et la production de la propulsion des sous-marins nucléaires, et notamment des SNLE, et donc in fine la dissuasion nucléaire elle-même. Par ailleurs, pour revenir aux porte-avions, la solution des catapultes et des brins d’arrêt choisis pour le PANG (caractéristiques d’un système CATOBAR pour Catapult Assisted Take-Off But Arrested Recovery) permet de déployer des avions plus rapidement, et surtout de tous les types. Pas d’avions AWACS par exemple sur le Queen Elizabeth et son sistership, privés de catapultes (un tremplin les remplacent) et de brins d’arrêt (ce sont des STOVL pour Short Take Off Vertical Landing). Lors, les chasseurs britanniques embarqués doivent être adaptés à un décollage court et à un atterrissage vertical (le F-35B américain en l’occurrence), système qui limite leurs performances, tant en termes de capacité d’emport en armements que de rayon d’action. A l’heure où les systèmes anti-navires et de défense aérienne à longue portée de nombreux Etats forment des « bulles de protection » toujours plus denses et étendues (pensons à la Chine, premier pays à mettre en oeuvre des missiles balistiques anti-navires d’une portée de plusieurs milliers de kilomètres), l’idée serait plutôt, à l’avenir, d’augmenter la portée des porte-avions pour qu’ils puissent agir suffisamment loin des côtes ennemies. Le futur PANG français, de même, déjà, que le Charles-de-Gaulle, sera à cet égard, beaucoup plus performant que ses deux voisins britanniques. Quant au problème du « demi-porte-avions » induit par les arrêts techniques, il subsiste certes, mais les progrès en matière de technologie nucléaire devraient permettre de réduire ces périodes de latence de plusieurs mois durant lesquels la France se retrouvera privée de porte-avions. Ce ne sera donc pas un demi-porte-avions, mais plutôt 0,7 ou 0,8, ce qui est déjà plus proche de 1. Un problème peut-être plus sérieux, mais pas nouveau, demeure celui de la dépendance vis-à-vis des Etats-Unis puisque les catapultes électromagnétiques, qui devraient être plus performantes que les actuelles catapultes à vapeur – même si leur fiabilité sur les Gerald Ford laisse encore à désirer -, sont toujours fournis par l’Américain General Atomics. Une limite évidente à notre autonomie stratégique. Le général (2S) Bentégeat, ancien CEMA, racontait récemment qu’en 2003, les Américains, furieux du « non » français au Conseil de sécurité de l’ONU, avaient immédiatement interrompus la livraison de pièces détachées militaires à la France, ce qui aurait pu poser problème pour notre aéronavale, étant donné l’origine des catapultes à vapeur du Charles-de-Gaulle.
En conservant ce choix d’un porte-avions à propulsion nucléaire et à catapultes, la France conserve néanmoins, et pour longtemps, sa capacité – certes en miniature – de réaliser l’ensemble des missions possibles d’une marine. C’est une heureuse nouvelle pour qui souhaite que demeure le prestige de la Royale. L’on pourra toujours déplorer l’absence d’un PA2, mais il faut rester réaliste. Avec 300 mètres de long et 75 000 tonnes, le futur PANG aura un déplacement plus de deux fois supérieur à ceux combinés du Clémenceau et du Foch… Avec en plus ses trois porte-hélicoptères de classe Mistral de 20 000 tonnes, la flotte de porte-aéronefs française déplacera 135 000 tonnes, ce qui est loin d’être négligeable. Pour être réaliste jusqu’au bout, il faudrait plutôt s’interroger sur la façon d’optimiser au maximum les capacités du futur PANG et de son groupe aéronaval. S’il y avait de l’argent à dépenser, ne faudrait-il pas d’abord le mettre dans le renforcement de son escorte en passant par exemple le nombre de navires de combat de premier rang à au moins 20 unités, ce qui rendrait le groupe aéronaval français d’autant plus crédible ? Voire, au-delà de la seule question du porte-avions, renforcer légèrement notre sous-marinade d’attaque, ce qui renforcerait là aussi la filière nucléaire française ? Dans tous les cas, cela signifierait poser la question qui fâche : dans un monde sous tension, quand pourra-t-on enfin s’interroger sur le juste budget des Armées ? Au regard des baisses drastiques de celui-ci depuis trente ans, les promesses de hausse, certes bien réelles, risquent de n’être qu’un emplâtre sur une jambe de bois. Se féliciter du futur PANG ne suffira pas à masquer les manques à venir.
Songeons, en conclusion, à la dynamique que l’on peut observer du côté de l’Asie. La Chine a mis en service en 2019 son deuxième porte-avions (le Type 002), qui est aussi le premier construit intégralement sur place – le Type 001, terminé en Chine en 2012, est l’ex-Varyag soviétique, sistership du Kouznetsov russe. Ces deux premiers porte-aéronefs sont de type STOBAR (c’est-à-dire qu’ils sont équipés de tremplins pour le décollage et de brins d’arrêt pour l’atterrissage). La construction du premier porte-avions à catapultes électromagnétiques (mais sans propulsion nucléaire) chinois avance par ailleurs rapidement : le Type 003 d’environ 80 000 tonnes devrait entrer en service d’ici 2023 et tout indique qu’un autre porte-avions du même type pourrait suivre rapidement (sa construction aurait commencé). La Chine a aussi mis en service en 2019 et 2020 deux porte-hélicoptères de Type 075 de près de 40 000 tonnes (soit quasiment deux fois un Mistral), le troisième va être mis à l’eau d’ici quelques mois et la série devrait continuer. D’ici 2023-2025, la Chine détrônera ainsi la France – en tout cas sur le papier car il faudra que les compétences opérationnelles suivent – du rang de deuxième puissance aéronavale du monde avec 7 à 9 porte-aéronefs chinois (1/2 CATOBAR, 2 STOBAR, 4/5 porte-hélicoptères) contre 4 pour la France (1 CATOBAR nucléaire, 3 porte-hélicoptères), qui conservera l’avantage de la propulsion nucléaire jusqu’à l’arrivée – probablement d’ici 2030 – d’un Type 004 chinois. Rien d’étonnant ni de choquant à cela, le poids économique de la Chine ne cessant de se rapprocher de celui des Etats-Unis. Néanmoins, autant prendre la mesure des enjeux, à l’image d’une puissance moyenne comme la Corée du Sud qui n’hésite pas à développer l’ensemble de sa marine, sans se focaliser, mais sans exclure non plus la question du porte-avions.
*Alexis Feertchak est membre fondateur de Geopragma
Fabrice