Article rédigé par Ghislain de Castelbajac, membre du Conseil d’Administration et membre fondateur de Geopragma.
En 1968, l’officier de liaison britannique stationné à Chardja, chargé de surveiller l’application de la trêve signée séparément avec chaque émirat à partir de la victoire anglaise sur la flotte Al Qasimi en 1819, range les couleurs de l’empire sous une cohorte de « scouts de la trêve », qui torturent de leurs cornemuses les tympans des rares témoins de la fin d’un règne qui sonnera comme un au revoir plus qu’un requiem.
L’ordre du gouvernement britannique de quitter les territoires qui composent aujourd’hui la fédération des Émirats arabes nis (EAU), l’émirat du Qatar, le royaume du Bahreïn et le sultanat d’Oman, est l’occasion pour l’agent de Sa Majesté de faire la tournée des émirs pour préparer l’indépendance.
La situation des sept émirats qui composent aujourd’hui les EAU est alors très fragile : coincés entre un Iran impérial qui profitera de l’occasion pour envahir en décembre 1971, deux jours avant la proclamation de l’indépendance des EAU, les îles stratégiques d’Abu Musa et Tumb qui appartiennent à Chardja et Ras al-Khayma, et une Arabie saoudite en pleine expansion et aux frontières mouvantes. L’irrédentisme saoudien débouchera sur des accrochages à Buraïmi et des changements frontaliers en 2000 avec Abu Dhabi, aux confins du Qatar.
Un nouvel essor après l’indépendance
Les Britanniques n’ont pas laissé un souvenir impérissable dans la région durant la colonisation : pas un hôpital construit et peu d’infrastructures. En revanche, la place stratégique de la corne orientale de la péninsule arabique, et notamment les EAU, le Qatar et Oman, fut bien comprise par Londres, et place cette région au carrefour de la route des Indes et de la nouvelle route de la soie, à trois heures d’avion d’une zone de chalandise de plus de 1 milliard d’habitants (bien plus aujourd’hui) :
– Développement de Dubai avec l’aide de la Hongkong & Shanghai Bank (aujourd’hui HSBC) face aux autres émirats bien moins anglophiles.
– Coups de pouce donnés aux familles commerçantes de Dubai qui furent biberonnées à la mode britannique avec, c’est peu connu, des initiations à la franc-maçonnerie anglaise par le duc Edward de Kent, dont certains membres ne faisaient pas mystère de leur appartenance à cette obédience, pourtant interdite dans la région.
Mais c’est au cheikh Rashid al-Maktoum, père de l’actuel émir de Dubai, considéré comme le fondateur de cette cité moderne, que l’on doit l’origine des développements économiques les plus époustouflants du monde arabe. Homme simple au bon sens bédouin, il surprit sa cour en la traînant vers une zone désertique à 50 km de la crique de Dubai sur une plage inaccessible aux boutres, pour leur signifier de sa fine baguette de bambou qu’ici même, dans vingt ans, se tiendra le plus grand port logistique du monde…
Pari tenu, car aujourd’hui la zone franche de Jebel Ali héberge le premier port franc du Moyen-Orient, d’où la compagnie nationale Dubai Port World (DP World) administre 60 ports stratégiques à travers le monde, dont certains terminaux de Shanghai, Qingdao, Shenzhen, Hongkong, Djibouti, Alger, mais aussi au Sénégal, Pérou, Venezuela, etc. Une telle force de frappe logistique est appuyée par la flotte aérienne gros porteurs de la compagnie Emirates et la création du nouvel aéroport de fret de Jebel Ali.
Cette première zone franche et son corollaire logistique ont donné des idées à d’autres émirats, à tel point qu’aujourd’hui les EAU comptent une grosse quarantaine de zones franches et centres offshore.
Originellement orientées comme espaces de libertés face aux lois restrictives de la kafala qui requièrent un sponsor local détenant au moins 50 % des parts d’une société étrangère, les zones franches des pays du Golfe ont été les moteurs incontestables du développement économique des pays de la région, dans le cadre de la diversification de leurs économies fondées sur l’exploitation des ressources hydrocarbures.
La richesse des zones franches
Aujourd’hui, et alors que la pratique de la kefala (sponsor local) s’atténue sous la pression des organisations commerciales internationales auxquelles les EAU ont adhéré (OMC, OCDE), le rôle des zones franches est principalement lié aux services (obtention rapide d’un visa de résident), aux investissements immobiliers (zones de pleine propriété), aux sociétés offshores, mais aussi à l’export. Avec plus de 100 milliards de dollars de flux commerciaux par an et 9 500 entreprises enregistrées, la Jebel Ali Free Trade Zone Authority (autorité du port franc éponyme) se targue d’être devenue la deuxième plus grande zone franche du monde, attirant des capitaux de tous horizons comptant pour un quart des investissements directs étrangers des Émirats. Le savoir-faire logistique des Émiriens leur permet d’investir et de gérer de nombreux ports francs à travers le monde. Également à la pointe dans la nouvelle conquête spatiale, ce que les acteurs du Private Equity appellent le New Space, les Émirats arabes unis s’immiscent dans la cour des grands, ce qui affirme le rôle global de ce petit État pivot à la configuration politique singulière.
« Les EAU s’imposent comme une place financière incontournable »
La fédération des EAU est en effet une confédération de sept monarchies, dont le primus inter pares est un président élu par ses pairs. Traditionnellement, et en raison du poids économique démesuré d’Abu Dhabi, son émir préside aux destinées de la fédération. Les enjeux de pouvoirs sont fluctuants tant au sein de chaque émirat, de chaque organisation (y compris l’armée) en raison des influences tribales qui subsistent, mais aussi entre chaque émirat dont les velléités d’autonomie peuvent être recadrées par Abu Dhabi.
Ce fut le cas pour Dubai durant la première décennie de ce siècle, qui avait voulu créer une zone franche financière, le Dubai International Financial Centre (DIFC), et qui fut rapidement recadrée par la banque centrale d’Abu Dhabi. Le DIFC n’en est pas moins aujourd’hui un centre financier régional d’importance. En 2019, il a géré 178 milliards de dollars d’actifs bancaires, 424 milliards de dollars en gestion de patrimoine et a accordé 100 milliards de dollars de prêts. Le DIFC abrite également le plus grand groupe d’institutions financières de la région du Moyen-Orient, de l’Afrique et de l’Asie du Sud. Avec l’implantation dès 2005 d’une Bourse de valeur (NASDAQ Dubai), en pointe sur les financements islamiques (sukuk) dans l’ensemble du monde musulman, et au-delà.
Au nord de Dubai, l’émirat de Ras al-Khaimah offre des paysages spectaculaires entre désert de sable, plages et chaînes de montagnes qui tombent dans les fjords du détroit d’Ormuz.
C’est dans cette ambiance que règne toujours la famille al-Qasimi, véritable verrou des détroits, dont les possessions sont toujours allées sur les deux rives du golfe Persique. En guerre permanente contre les navires anglais qu’ils rançonnaient sur la route des Indes, les habitants de Ras al-Khaimah ont aussi donné Ibn Majid, auteur d’un vaste traité de navigation, qu’un certain Vasco de Gama ira consulter sur ces côtes désolées en 1497 pour qu’il lui explique les courants de mousson dans l’océan Indien. Ennemis jurés des Anglais, la famille al-Qasimi a toujours eu une volonté d’alliance avec la France.
Un rôle stratégique dans le golfe Persique
Coupé de sa base arrière par la révolution iranienne de 1979 et les différents conflits qui s’ensuivirent, Ras al-Khaimah revit depuis les années 2000 notamment via la création de la RAK Investment Authority qui abritera plusieurs zones franches dédiées à l’industrie et aux services. Ici aussi, la success story émirienne est flagrante, avec la création locale de géants mondiaux, tels que RAK Ceramics, des laboratoires pharmaceutiques, etc. En 2005, le nouvel émir édicte un décret permettant la création d’un centre financier et maritime offshore sans être inquiété par Abu Dhabi, qui ménage la concurrence avec Dubai.
L’Iran tout proche donne au visiteur de ces côtes un théâtre insolite de myriades de frêles embarcations de bois qui traversent le détroit en slalomant entre les tankers, pour y trafiquer cigarettes, essence et êtres humains avec le grand voisin sous embargo. Le commerce entre Dubai, les émirats du nord et l’Iran demeure d’environ 10 milliards de dollars par an malgré les sanctions internationales. Même si la population iranienne aux Émirats s’est fortement réduite ces cinq dernières années, elle n’en demeure pas moins l’une des plus importantes communautés avec un rôle économique vital pour l’Iran, dont les régions du sud sont peuplées d’Arabes qui vivent à l’heure et à l’or dubaïotes.
À l’image de ces petits trafics ancestraux, le corolaire de ces succès réels d’une économie en pleine diversification réside dans une attractivité trop anarchique de ces différentes zones franches, qui ont amené des capitaux et des pratiques peu conformes aux nouveaux standards internationaux de transparence. Le développement immobilier de Dubai fut en partie lié au blanchiment de grands de ce monde, à commencer par la famille de l’ancien président iranien Hachemi Rafsandjani qui fit construire sa tour au milieu de la nouvelle forêt de béton, qui voisine avec la tour de la famille Bhutto du Pakistan, et celle de Mahathir Mohamad, l’ancien Premier ministre de Malaisie. Cette nouvelle passion pour le bâtiment de la part de ces figures politiques fit des émules parmi les grandes familles indiennes, européennes, nigérianes, pour lesquelles le nouveau chic est de posséder sa tour de 30 étages à la marina de l’émirat.
Chaque conflit, chaque tension met les investisseurs à rude épreuve : le marché de l’immobilier plonge brusquement durant la crise financière, les voyages deviennent impossibles durant la crise du Covid… pour rebondir avec une vigueur inégalée à l’issue de ces cycles toujours plus brusques. Fin 2023, les bâtiments achetés sur plan se revendent en cours d’achèvement avec une prime de 20 à 40 %, portant la spéculation à des niveaux hors du commun, malgré un taux d’usage de ces immeubles assez faible. La guerre en Ukraine a donné aux investissements directs des Émirats un nouveau coup de fouet sans égal. L’argent russe et ukrainien coule littéralement à flots, et les ressortissants de ces deux nations ennemies se battent sous le soleil de Dubai pour le meilleur placement immobilier.
Les flux financiers opaques, alternatifs ou détournés ont toujours existé dans la région du Golfe : le traditionnel hawala est un système de paiement informel qui évite tout transfert d’argent, grâce à une compensation datant sans doute de l’époque coranique.
Il fut un temps où l’argent arrivait du monde entier par avion privé sur le tarmac de l’aéroport de Dubai pour être directement positionné dans le coffre de banques locales (le directeur de la banque faisait le déplacement au pied de l’avion), qui affichaient ainsi sur les panneaux de chantiers un « financement » de telle ou telle tour.
Les efforts des Émirats arabes unis, et notamment d’Abu Dhabi, pour faire le ménage dans ces pratiques est indéniable. Pourtant, un récent rapport du Groupe d’action financière (GAFI) reconnaît une grande divergence entre les registres quant à la manière dont les informations sur les bénéficiaires effectifs sont conservées de manière adéquate, précise et à jour.
Un axe d’amélioration de lutte anti-blanchiment aux Émirats réside aussi dans les multiples définitions de la propriété réelle utilisées dans certaines zones franches, avec parfois l’absence de toute exigence en matière de divulgation du bénéficiaire effectif. Par ailleurs, la responsabilité et le directorship des sociétés en zones franches étant la plupart du temps léguées à des agents ou des prestataires de services, celles-ci ne possèdent souvent pas leurs sièges sociaux dans le pays, ce qui les soustrait aux contrôles stricts et révèle ainsi le fondement fracturé de l’architecture financière des EAU. Ceux-ci ont annoncé le 31 janvier 2023 la mise en place d’un impôt sur les sociétés (IS). Un changement de modèle pour le pays qui était l’un des derniers de la péninsule, avec Bahreïn, à ne pas en prélever.
Fixé à 9 % pour les bénéfices nets supérieurs à 90 000 EUR, le taux le plus bas de la région, il concernera toutes les entreprises, locales et étrangères… sauf celles installées dans les zones franches. L’IS répond à une triple contrainte : diversifier les recettes publiques qui reposaient à 55 % sur les hydrocarbures avant Covid, aligner le cadre des affaires sur les standards internationaux alors que le pays fait l’objet de pressions croissantes à ce sujet, tout en préservant son attractivité dans un contexte de concurrence régionale exacerbée.
Véritable État pivot entre Occident et Orient, entre univers normatif et Sud global, entre conservatisme islamique et havre de tolérance et de paix, entre terre d’accueil de tous les aventuriers et amitié avec la France, entre commerce avec l’Iran et guerres par procuration contre Téhéran au Yémen, les Émirats arabes unis ont étonné le monde par leur capacité à innover et tenir les promesses de leurs rêves les plus audacieux.
Une puissance économique stabilisée
La réelle volonté de diversification de la production d’énergies fossiles permet au pays de montrer une transition, avec en 2023 près de 70 % de son économie hors du champ pétrolier et gazier, et la première place du podium régional (15e mondiale) pour l’attractivité des capitaux étrangers, selon le ministère émirien de l’Économie.
Les EAU sont aussi des éléments clés de stabilisation économique et financière grâce à la force de frappe de leurs fonds souverains, notamment l’ADIA qui représente la plus grande ligne d’investissements du monde, avec une politique « agnostique » en termes de prises de participations, c’est-à-dire sans rôle prédateur ni idéologique… à ce jour. Dirigée durant de nombreuses années par le Français Jean-Paul Villain, l’ADIA possède des participations dans la plupart des grands groupes mondiaux et détient la dette souveraine de nombreux États. Il apparaît donc fondamental pour la France de renforcer les liens économiques avec les EAU, sans oublier le sultanat d’Oman qui est également un État pivot du fait de sa position stratégique, de son histoire maritime et de son rôle clé dans les négociations discrètes avec l’Iran. Historiquement bien positionnée dans sa relation bilatérale avec Abu Dhabi, qui s’est renforcée ces dernières années tant sur les plans culturels (Sorbonne et Louvre) que militaires (base française et 27 milliards d’euros de ventes d’armements français en 2022 en hausse de 60 %), il convient donc que Paris accentue ses liens avec ces pays, tout en restant vigilants sur certains aspects laxistes en termes de régulation d’une économie en plein essor.