Billet du Lundi rédigé par le Général (2s) Jean-Bernard Pinatel, vice-président de Géopragma.

     Le journal le Monde du 16 mars 2023 a consacré un article à l’armée allemande intitulé « l’accablant état des lieux de la Bundeswehr », et un interview du délégué général à l’armement pour l’armée française. C’est l’occasion d’analyser  les capacités opérationnelles des deux principales forces armées européennes confrontées au combat de « haute intensité » qui se déroule sous nos yeux en Ukraine, et qui marque une rupture complète avec les guerres asymétriques qui se sont déroulées depuis soixante-dix ans et auxquelles l’armée française a participé.

 

    « La Bundeswehr manque de tout ».  Ce jugement est porté par la commissaire parlementaire aux forces armées, Ava Hölg, après une longue enquête au plus près des corps de troupe. Dans un rapport comminatoire de 170 pages rendu public récemment[1], elle constate que la Bundeswehr « manque de tout », et que sur les 100 milliards promis par le chancelier Olaf Scholz dès le 27 février 2022, « pas un centime n’est encore arrivé à nos soldats ». Le tableau qu’elle trace de la condition militaire et de l’état des forces est accablant. Selon la commissaire « ce ne sont pas 100 milliards d’euros mais 300 milliards dont a besoin la Bundeswehr pour devenir pleinement opérationnelle. » Nous n’avons pas assez de chars pour pouvoir nous entrainer, il nous manque aussi des navires et des avions » . Elle pointe aussi des situations invraisemblables : cela fait 14 ans que la piscine, où les nageurs de combat de la base d’Eckernförde sont sensés s’entrainer, est en travaux. Au cours de soixante-dix déplacements dans les corps de troupe, elle a pu constater l’état de la condition militaire : « il manque des logements, des toilettes qui fonctionnent, des douches propres, des casiers, des installations sportives couvertes, des cuisines pour les soldats, des dépôts de munitions et des armureries, sans oublier le Wi-Fi : il faudrait au moins cinquante ans de travaux pour que les infrastructures de la Bundeswehr soient remises à niveau ».

 

     Ce jugement sans appel arrive à un  moment où la coalition du chancelier Olaf Scholz (SPD) est mise à rude épreuve par la guerre en Ukraine, l’inflation engendrée par les sanctions, la précarité d’une partie de la population liée à l’augmentation du coût de la vie, la perte de compétitivité industrielle et les faillites qui en résultent.

 

     En effet la coalition qui l’a porté au pouvoir, regroupe des partis aux priorités différentes. Elle est fondée sur des compromis que le nouveau contexte rend difficile à honorer. Dans le cadre de cet accord de gouvernement, le SPD, de centre gauche en matière économique et sociale, avait obtenu qu’un effort important d’aides soit effectué pour les plus défavorisés, le FDP Parti libéral démocrate, atlantiste qui affiche un libre-échangisme tempéré sur certains points par  l’État-providence,  veut remettre à niveau l’armée allemande, tandis que la priorité des écologistes, après avoir liquidé l’énergie nucléaire, est de se débarrasser au plus vite des énergies carbonées. 

 

     Dans le nouveau contexte créé par la guerre en Ukraine et les « invités inattendus » des sanctions, satisfaire tous ces objectifs dépensiers est une tache quasi insurmontable pour le chancelier. Conséquence des discussions interminables, et la présentation du projet de budget 2024 au conseil des ministres prévue le 15 mars, a été différée sine die. En effet, le Ministre des finances Christian Linder (FDP), soucieux de tenir les objectifs de réduction de l’inflation et de la dette, refuse de céder à la fois aux demandes du ministre de la défense, Boris Pistorius (SPD), qui veut ajouter 10 milliards supplémentaires aux 50 milliards qui lui ont été déjà octroyés dans le projet de budget 2024, à Lisa Paus, ministre de la famille (écologiste) qui réclame la même somme pour aider les enfants des familles défavorisées, allocations prévues dans le contrat de coalition, et, à Robert Habeck, ministre de l’économie, écologiste lui aussi, qui veut interdire l’installation de chaudières à énergie carbonée dès 2024, et demande des moyens importants pour aider les familles à s’équiper de chaudières qui n’utilisent pas des énergies fossiles. Ces tiraillements au sein de la coalition se répercutent même à Bruxelles où un accord qui avait été trouvé, après une longue négociation entre les états membres, pour permettre à la Commission de publier le décret d’interdiction des moteurs thermique dès 2035, vient d’être remis en cause par le Ministre des transports allemand,  Volker Wissing  (FDP), élu de la Bavière, siège de BMW. 

 

     L’armée française n’a qu’un peu de tout. L’effort important d’un ajout de 3 milliards par an au budget des armées entre 2023 et  2030, annoncé par le Président Macron et inscrit dans la prochaine Loi de programmation militaire (LPM), ne permet cependant pas de répondre au double défi de l’accroissement du nombre de soldats, de matériels, de munitions et  de la condition militaire qui, négligée trop longtemps, rend difficile la stabilité des personnels, le remplacement des partants, et à fortiori l’accroissement des effectifs. Ce sont cinq et non trois milliards de plus par an qu’il aurait fallu programmer jusqu’en 2030.

 

     Néanmoins cet effort est important car il devrait permettre de lancer le renouvellement de notre flotte de SNLE et des missiles nucléaires qu’ils transportent, et ainsi de conserver la crédibilité de notre force de dissuasion nucléaire nationale, socle et ultime recours de notre défense nationale. Il faut souligner que tous les Présidents de la République qui se sont succédés depuis le général de Gaulle, ont toujours fait ce qui était nécessaire pour maintenir, à son plus haut niveau, la crédibilité de nos forces nucléaires sous-marines.

Mais cet effort inscrit dans la LPM n’est pas suffisant pour relever les défis auxquels nos armées, équipées de matériels classiques, doivent faire face du fait de la position géostratégique de la France, des menaces nouvelles qui apparaissent dans le monde et du retard pris depuis la fin de la guerre froide.

 

     En effet la France qui est une puissance continentale comme l’Allemagne, est aussi, ce que nos Présidents sous-estiment, une puissance maritime comme la Grande-Bretagne avec nos 18 000 km de côtes (France et outre-mer) et nos  12,5 millions de km2 de zone économique exclusive (ZEE) qui nous placent au premier rang dans le monde avec les Etats-Unis . Cette ZEE qui regorge de richesses doit être surveillée et protégée. Outre la dissuasion nucléaire, nos armées doivent donc maintenir, au même niveau, les trois composantes Terre, Air, Mer alors que l’Allemagne n’a pas besoin d’une grande marine (longueur de ses cotes 2389 km) et que la Grande-Bretagne, protégée par le « British Chanel », n’a conservé qu’une armée de terre réduite. Ce budget ne permettra donc que d’atténuer les problèmes auxquels nos Armées sont confrontées et que je résumerai d’un seul mot : le nombre !

 

     Nombre de nos personnels qui est insuffisant pour faire face aux multiples missions en garantissant à la fois une disponibilité opérationnelle importante et une condition militaire acceptable voire incitative. Ainsi l’Armée de Terre a environ 100 000 postes budgétaires ouverts mais pas 100 000 hommes sur les rangs car elle est confrontée à des sous-effectifs, conséquence d’une difficulté à recruter et à fidéliser ses personnels. Ainsi nos soldats sont 250 jours par an hors de leurs garnisons et les compensations des sujétions exceptionnelles de la condition militaire restent, encore aujourd’hui, insuffisamment attractives malgré le rattrapage engagé.

 

     Nombre de nos matériels et de nos munitions dont il a été fortement question en Ukraine du fait du taux de perte, d’indisponibilité des matériels et de la consommation des munitions que l’on y observe. Il s’y ajoute pour nos armées un taux de disponibilité technique et opérationnel (DTO) insuffisant et qui, selon le rapporteur du budget 2023 n’est que de l’ordre de 50% pour les hélicoptères de l’Armée de terre, de 60% pour les bâtiments de la Marine nationale et de 70% pour les aéronefs de l’Armée de l’Air.

 

     Enfin, il faut souligner que l’augmentation de la production accrue d’armement et de munitions attendue ne peut être réalisée que progressivement. Et même si le Délégué général pour l’armement, Emmanuel Chiva, dans un interview au journal Le Monde du 16 mars 2023 répète la phrase martiale du Président Macron: « nous sommes entrés dans l’économie de guerre », il concède avec réalisme que l’accroissement des cadences de production d’armement passe par des engagements de long terme de l’État auprès des industriels de l’armement et de leurs milliers de sous-traitants, afin de les pousser à investir dans de nouveaux moyens de production. Il se heurte aussi à des goulots d’étranglement en termes de matières premières et de composants, liés en partie aux sanctions et à la désindustrialisation de la France. Quant à l’accroissement des effectifs et à leur stabilité, il passe par l’amélioration de la condition militaire, encore faut-il que cet objectif soit vraiment pris en compte au bon niveau.

 

     Cette remise à niveau des deux principales armées européennes prendra des années. Heureusement, comme je le souligne depuis le 24 février 2022, la Russie, elle aussi, n’a que des moyens classiques limités qui peuvent lui permettre, au mieux, d’annexer durablement que les territoires à l’Est du Dniepr.



[1] Le Monde, 16 mars, page 5 : l’accablant état des lieux de la Bundeswehr, Thomas Wieder.


La Bundeswehr « manque de tout et l’Armée française « n’a qu’un peu de tout ». Général (2s) Jean-Bernard Pinatel.

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