Billet du Lundi de Jean-Philippe Duranthon, membre du Conseil d’Administration de Géopragma.
Nota : Certains sujets abordés mériteraient de plus amples développements ou suscitent des questions qu’il n’était pas possible de traiter dans la présente note.
1/ Le dollar US est de loin la devise la plus utilisée dans les transactions internationales. Il est actuellement impliqué dans 88 % des transactions de change, contre seulement 31 % pour l’Euro et 7 % pour le Yuan[1]. Il représente 60 % des réserves de change au niveau mondial. C’est la devise utilisée pour la quasi-totalité des mécanismes financiers internationaux, en particulier le système de règlement de paiements internationaux SWIFT[2]. C’est vers le dollar que les investisseurs inquiets de la fragilité des établissements bancaires se sont récemment tournés, ce qui a obligé la banque centrale américaine à accélérer et amplifier ses procédures de swap de devises. Les cours mondiaux des matières premières sont évaluées en dollars. La liste n’est pas exhaustive.
Cette prépondérance a historiquement deux causes principales : l’écrasante supériorité économique de l’économie américaine après la seconde guerre mondiale et l’accord conclu entre les Etats-Unis et l’Arabie saoudite en 1979[3], après les chocs pétroliers de 1973 et1979 : l’Arabie s’est en effet engagée alors à ne vendre son pétrole qu’en dollars US – d’où le concept de « pétrodollars » – et à réinvestir ses dollars excédentaires en titres du Trésor américain ou d’entreprises américaines, en échange de quoi les Etats-Unis s’engageaient à protéger militairement le pays.
2/ Utiliser le dollar US pour ses transactions avec l’étranger[4] présente, pour un pays dont ce n’est pas la monnaie nationale, l’avantage essentiel de pouvoir participer facilement aux échanges internationaux, puisque le dollar est actuellement accepté par tous les pays, et de disposer de liquidités extrêmement abondantes et d’éviter ainsi quasiment tout risque de crise de liquidité. En contrepartie de ces avantages considérables cette façon de procéder présente des inconvénients non négligeables :
– elle fait supporter par les agents économiques du pays utilisateur le risque de change entraîné par la conversion, dans les deux sens, entre le dollar et la monnaie nationale, ce qui les rend dépendants de la politique économique et financière menée par le gouvernement américain et peut déstabiliser le pays dans son ensemble ;
– elle soumet, en raison de l’extraterritorialité du droit américain[5], les entreprises de ces pays aux décisions américaines restreignant ou interdisant le commerce avec certains pays (sanctions) ; elle permet aux juridictions américaines de juger les violations, réelles ou supposées, du droit américain commises par ces entreprises et, en cas de condamnation, de les obliger à accepter la présence en leur sein d’un représentant des institutions américaines chargé de contrôler le respect de ce droit.
L’utilisation du dollar US restreint donc fortement la souveraineté de l’utilisateur étranger et influe fortement sur le rapport de forces géopolitique.
A l’inverse, le mécanisme libère les Américains de la contrainte des déficits puisque ceux-ci sont pris en charge par les pays tiers qui ont besoin de placer les dollars que le mécanisme les oblige à détenir. Aussi ne faut-il pas s’étonner que le déficit du budget des Etats-Unis ait toujours été important (le projet de budget pour 2024 affiche une prévision de 6,8 %), que le déficit de la balance des paiements américaine soit sans douleur passé de 7,5 Md$ en 1973 à 948 Md$ en 2022 ni que la dette publique américaine ait connu une croissance exponentielle, atteigne aujourd’hui 30 000 Md$ et trouve malgré cela sans difficulté sur les marchés mondiaux le financement nécessaire :
[1] Une même transaction impliquant par définition deux monnaies, le total est de 200 %.
[2] Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication. Ce réseau de télécommunication permet aux institutions financières de tous les pays d’envoyer et de recevoir des ordres de paiement. L’essentiel des transactions est fait en dollar.
[3] Il serait même possible de faire remonter l’origine de ces liens au pacte scellé en février 1945 entre le président Roosevelt et Abdelaziz Ibn Saoud sur le cuirassé Quincy.
[4] On exclut de la présente analyse les pays qui, parce que leur économie s’effondre ou qu’ils sont la proie d’une inflation non maîtrisée, recourent au dollar pour leurs transactions internes afin de rétablir un élément de stabilité.
[5] Les lois américaines prévoient que tout agent économique, américain ou étranger, relève des juridictions américaines s’il a utilisé le dollar américain pour tout ou partie des actes contestés.
Dette fédérale américaine de 1940 à 2015 – wikipedia
3/ Il est donc logique que des pays expriment régulièrement leur souhait de sortir de leur dépendance au dollar. La revendication n’est pas récente[1] mais s’est renforcée ces dernières années pour trois principales raisons :
– la crise des subprimes de 2008 a montré qu’une crise financière américaine pouvait se transformer en crise mondiale ;
– le nombre croissant de mesures de sanction décidées par les Etats-Unis et s’imposant de fait aux autres pays comme on l’a vu, perturbe de plus en plus l’activité économique ;
– la formalisation des liens que les BRICS[2] veulent nouer entre eux et la fragmentation géopolitique du monde poussent à la constitution d’entités revendiquant des intérêts communs ; la guerre en Ukraine a amplifié et accéléré ce phénomène.
Certains économistes considèrent que l’ampleur de la dette américaine et la succession des crises financières à dimension mondiale depuis une vingtaine d’années font désormais peser sur l’économie américaine et sur le dollar une menace non négligeable qui doit être prise en compte par ceux qui détiennent cette devise. Aussi considèrent-ils que « le dollar joue un rôle beaucoup trop important dans la finance mondiale » et appellent-ils les pays à diversifier leurs réserves. Un affaiblissement du rôle international du dollar répond donc à une logique technique de prudence financière.
La contestation de la suprématie du dollar s’est accompagnée d’une contestation du faible poids des économies émergentes dans les mécanismes financiers internationaux. Ainsi, les Etats-Unis disposent de 16,75 % des droits de vote au Fonds monétaire international (FMI)[3] mais la Chine de seulement 3,81 %. A la Banque asiatique de développement, le poids de la Chine (6,47 %) est très inférieur à celui du Japon (15,67 %).
La Chine, qui a pris la place du Japon comme premier détenteur de bons du Trésor américains, est logiquement à la pointe de cette contestation et cherche à développer les transactions en Renminbi (aussi appelé Yuan), qui n’est aujourd’hui utilisé que dans 2,7 % des transactions mondiales alors que le PIB chinois représente 14 % du PIB mondial.
Dès mars 2009 le gouverneur de la banque centrale chinoise a préconisé la création d’une monnaie souveraine pour remplacer le dollar et, dans son discours d’ouverture du 14ème sommet des BRICS qui s’est tenu en juin 2022, Xi Jinping a rappelé son souhait de développer la coopération en matière de paiements transfrontaliers.
La Chine a également pris l’initiative de créer en 2014 la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures (BAII ou AIIB), dont l’objectif est de renforcer la coopération financière entre les pays membres et de constituer une instance financière internationale contournant celles, créées après la seconde guerre mondiale (FMI, Banque mondiale…), qui sont sous domination américaine. A l’exception du Japon, tous les pays de la zone et tous les BRICS ont adhéré à cette organisation[4]. Le projet de monnaie numérique que la Chine cherche à développer et qui faciliterait les échanges financiers internationaux peut aussi être analysé dans cette perspective.
La Chine a trouvé des alliés – au sein des BRICS, mais pas seulement – pour mener cette stratégie, que renforcent les nouvelles fragmentations nées du conflit en Ukraine. Les « routes de la soie », qui placent les pays bénéficiaires de l’aide chinoise dans la dépendance financière de Pékin, sont un autre moyen d’accroître le rôle du Renminbi, des lignes de swap ayant été créées par la banque centrale chinoise pour faciliter le règlement en Renminbi des opérations effectuées en exécution des contrats signés.
La Russie, soucieuse, dans le contexte ukrainien, de consolider son alliance géopolitique avec la Chine et qui, dès 2018, a limité les paiements à l’étranger et accentué ses paiements en monnaies alternatives, soutient bien sûr ces initiatives. Se substituant aux pays européens, la Chine a accru fortement ses achats d’hydrocarbures russes, qu’elle règle en Renminbis. Vladimir Poutine s’est clairement prononcé, lors du dernier sommet des BRICS, en faveur de la création d’une monnaie de réserve et, lors de la visite que Xi Jinping a faite à Moscou la semaine dernière, s’est engagé à adopter le Renminbi pour les « paiements entre la Russie et les pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine ».
Désireux de renforcer son influence au Moyen-Orient, Xi Jinping a effectué en décembre 2022 un déplacement de trois jours en Arabie saoudite au cours duquel il a déclaré que la Chine s’efforcera d’acheter davantage de pétrole[5] au Moyen Orient et qu’elle souhaitait régler ce pétrole en Renminbis, ce à quoi le gouvernement saoudien a répondu qu’il allait commencer à facturer certaines exportations de pétrole vers la Chine en cette devise.
La Chine a franchi un nouveau pas important au Moyen-Orient en parrainant le 10 mars 2023 à Pékin la réconciliation de l’Arabie saoudite et de l’Iran. Le contenu de l’accord conclu à cette occasion n’est pas connu mais il serait étonnant que la Chine, qui soutient l’économie iranienne pénalisée par les sanctions américaines, n’en profite pas pour inclure l’Iran dans sa stratégie de promotion du Renminbi, d’autant que, compte tenu des sanctions américaines, ce pays n’aurait pas grand-chose à y perdre.
L’Inde – dont environ 85 % des importations et des exportations sont aujourd’hui facturées en dollars US – partage le même souci mais aimerait développer le rôle international de sa propre monnaie : ses achats de pétrole russe – qui, comme ceux de la Chine, ont fortement cru en 2022, les deux pays assurant à eux deux 70 % des exportations de pétrole russe – sont réglés en Roupies et le gouvernement indien a mis en place un groupe de travail chargé de réfléchir aux pays avec lesquels l’Inde pourrait commercer en Roupies.
L’Afrique du Sud utilise de plus en plus le Renminbi et l’a incorporé dans ses réserves de change. L’Argentine et le Brésil (dont 90 % des exportations sont libellées en dollar) ont récemment annoncé leur intention de créer une monnaie unifiée destinée à être utilisée dans les transactions commerciales bilatérales en Amérique latine et le Brésil a dès à présent adopté le Renminbi pour une partie de ses échanges avec la Chine. La situation économique et financière de ces pays rend ces initiatives anecdotiques mais celles-ci n’en sont pas moins significatives d’un état d’esprit qui se répand.
La volonté de diminuer l’influence du dollar et de « dédollariser » les échanges internationaux est donc claire et le processus engagé par la Chine est sans doute irrémédiable et susceptible de modifier sensiblement les relations financières internationales.
4/ Mais la réalisation de ce processus demandera du temps. Si la volonté ne fait pas doute, le processus se heurtera à de nombreuses contraintes.
La supériorité du dollar US est tellement écrasante que la réduire oblige à modifier fondamentalement l’organisation d’une économie mondialisée, ce qui ne peut pas être fait rapidement. Le « détricotage » des liens financiers et bancaires dont dépendent les échanges physiques ou financiers internationaux ne peut être que progressif.
Le système actuel a jusqu’ici présenté bien des avantages pour les Etats-Unis et pour la Chine puisqu’il permet aux Chinois de vendre aux Américains les produits de leurs usines, en récupérant au passage des dollars bien utiles pour investir en Europe, et aux Américains d’acheter ces produits sans avoir à se soucier de leur balance des paiements. Mais cet avantage va diminuer peu à peu pour la Chine avec le développement du marché intérieur chinois, corollaire de l’augmentation du niveau de vie de la population.
La difficulté vient surtout de ce que le Renminbi/Yuan ne présente pas les caractéristiques d’une monnaie internationale. Alors que les parités du dollar et de l’Euro sont fixées par le marché, c’est-à-dire dépendent le l’efficacité des différents agents économiques et de celle de leurs politiques publiques, le Renminbi/Yuan demeure une devise administrée, dont le cours est fixé par le gouvernement chinois et dépend donc davantage de considérations politiques que de constats économiques. De surcroît, en Chine les prix des biens ne sont pas tous fixés librement par le marché, la sécurité juridique des investissements est aléatoire et les conversions entre devises sont incertaines. Pour un pays tiers, abandonner le dollar au profit du Renminbi signifie donc se mettre entre les mains des dirigeants de Pékin.
En outre, le dollar constitue l’essentiel des réserves détenues par les banques centrales de tous les pays, si bien qu’aucun d’eux n’a intérêt à provoquer une chute de la devise qui diminuerait la valeur de ses propres actifs.
Il est d’ailleurs frappant de constater que, si la part du dollar dans les réserves des banques centrales a baissé ces dernières années – elle est passée d’environ 70 % dans les années 2000 à environ 60 % aujourd’hui -, elle demeure sans commune mesure avec celle de toutes les autres devises :
[1] Voir les critiques exprimées lors de la crise financière asiatique de 1997 par le gouverneur de la Banque populaire de Chine (PBoC).
[2] Groupe de cinq pays qui se réunissent depuis 2011 en sommets annuels : Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud. Ils représentent 41 % de la population mondiale, 24 % du PIB mondial et 16 % du commerce mondial.
[3] Les pourcentages sont respectivement de 16,21 et 4,85 à la Banque Mondiale. Un projet de réforme du FMI avait été signé par Barack Obama en 2010 mais le Congrès a refusé de ratifier en 2014.
[4] Taiwan a demandé à adhérer mais sa candidature a été refusée. Presque tous les pays européens ont fini par adhérer à la BAII mais pas les Etats-Unis, le Canada ni le Mexique.
[5] La Chine est le premier acheteur mondial de pétrole avec 204 Md$ et l’Arabie Saoudite le premier exportateur mondial de pétrole avec 145 Md$ (données de 2019).
En fait la diversification des réserves des banques centrales ne s’est pas faite par recours à des devises autres que le dollar mais par un recours accru à l’or : le changement de politique date de 2010 mais s’est accru en 2022, année pendant laquelle les banques centrales ont acquis 1 136 tonnes d’or contre environ 500 tonnes les années précédentes :
Divers éléments laissent penser que la Chine et la Russie, dont les réserves en or sont déjà d’un niveau notable, sont responsables d’une partie très importante des achats effectués en 2022 :
Les 30 premières banques centrales détentrices d’or en juillet 2018 (en tonnes) – Source : World Gold Council.
5/ La « dédollarisation » du système financier européen serait particulièrement malaisée. L’existence d’une monnaie commune constitue un atout indéniable car l’Euro est l’expression d’une économie jusqu’ici puissante et prospère. Mais l’espoir de voir l’Euro jouer un rôle important au niveau mondial a été largement déçu puisque la part de l’Euro dans les transactions internationales n’est pas plus élevée que celle que les devises qui le constituent avaient avant sa création et que sa part dans les réserves des banques centrales n’augmente pas. L’Euro n’est donc ni une monnaie d’échange, ni une monnaie de réserve du même niveau que le dollar et ne semble pas pouvoir le devenir.
C’est que le système financier européen est très imbriqué dans le système financier américain, comme l’ont montré la crise des subprimes et tout récemment les incidents bancaires aux Etats-Unis et en Suisse, et sa « désimbrification », à supposer qu’elle soit souhaitable, serait longue à réaliser et difficile à maîtriser. Les incertitudes en résultant conduiraient les investisseurs internationaux à s’écarter de l’Euro, donc à l’affaiblir.
S’ils se détournaient du dollar au profit de l’Euro, les pays tiers ne se « débrancheraient » pas pour autant du dollar et des risques économiques et politiques qu’il représente.
Il est peu probable que cette situation change à brève échéance et les évolutions récentes ne vont pas dans le sens d’une autonomisation de l’Euro, qu’il s’agisse du fait que les Européens ont remplacé le gaz russe par du gaz américain ou des transferts aux Etats-Unis d’entités industrielles européennes que la loi américaine dite IRA va entraîner.
6/ L’affaiblissement du rôle du dollar dans la vie financière internationale est donc enclenché. Le contexte actuel favorise une telle évolution : le conflit en Ukraine entraîne la rupture des liens financiers existant entre les deux camps antagonistes ; la dégradation des relations entre la Chine et les Etats-Unis et les obstacles mis à l’expansion des entreprises chinoises perturbent les relations économiques entre les deux pays ; les difficultés économiques résultant des tensions inflationnistes et de l’abondance des liquidités créées par la politique de quantitative easing[1] des banques centrales fragilisent le système financier occidental et incitent à moins lui faire confiance. La fracturation géopolitique du monde se traduira certainement par une fracturation de l’usage des devises.
Mais il n’existe pas aujourd’hui de véritable alternative au dollar US qui, avec l’or, reste l’actif refuge en cas de crise. La remise en cause de la place du dollar sera un élément de la fragmentation du monde mais ne sera vraisemblablement significative qu’au sein des entités qui, pour des raisons géopolitiques, souhaitent ou doivent limiter leurs interactions économiques avec le bloc occidental : Chine/Russie, zones du Pacifique passées sous obédience chinoise, pays du Moyen-Orient voulant résister aux influences américaines ou israélienne, etc. Il est au contraire probable que le dollar US maintiendra, voire accentuera sa place dans les pays dominés politiquement et économiquement aux Etats-Unis : Europe, Amérique du Nord et, en grande partie, Amérique centrale et du Sud. Les autres pays chercheront à conserver un équilibre entre les différents blocs.
Pour l’instant le dollar se porte bien et investir en dollar demeure une bonne affaire financière :
[1] Achat par les banques centrales de créances que détenaient les établissements financiers, en particulier d’emprunts d’Etat, afin que ces établissements disposent de davantage de liquidités.
Ainsi qu’un journaliste du Financial Times l’a écrit récemment[1] : « le dollar ne mérite peut-être pas de gagner un concours de beauté en ce moment… mais de nombreux investisseurs le considèrent toujours comme l’option la moins laide dans un monde très laid ». Les propos que John Connally, alors secrétaire au Trésor américain, avait tenus aux Européens en 1972 demeureront donc valables encore longtemps : « le dollar c’est notre monnaie et votre problème ».
[1] Gillian Tett – FT – 30 mars 2023.
Jean-Philippe Duranthon. In $ We Trust*.
*Toute ressemblance avec la devise nationale officielle des États-Unis « In God We Trust » est purement volontaire.
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