Billet du lundi 5 juillet 2021 par Héléna Perroud, chercheuse associée à Geopragma.

Le 28 juin dernier a commencé un exercice d’envergure de l’OTAN impliquant 5000 hommes, 40 avions, 32 navires en provenance de 32 pays et des 6 continents. Baptisé Sea Breeze 2021, il a pour théâtre le nord ouest de la Mer Noire ainsi que trois régions ukrainiennes et doit se prolonger jusqu’au 10 juillet. Son objectif, d’après le commandant en chef de la flotte ukrainienne, est de relever le degré de sécurité dans la région de la Mer Noire, et faire en sorte que cette mer soit « une zone de stabilité et de paix et puisse être utilisée par des ressortissants de tous les continents ». D’après la porte-parole du ministère russe des affaires étrangères Maria Zakharova, c’est tout autre chose : une « provocation supplémentaire », qui vise à créer « une situation instable aux frontières de la Russie ». Il faut dire que pour la seule année 2021 l’OTAN aura organisé 7 exercices militaires sur le territoire ukrainien et que l’incident impliquant un navire britannique au large de la Crimée le 23 juin a été très peu apprécié à Moscou.

Si ces exercices ne sont pas nouveaux et sont co-organisés par l’Ukraine et les Etats-Unis depuis 1997, l’édition 2021 s’inscrit dans un contexte particulièrement tendu. Par son ampleur c’est d’ailleurs l’exercice le plus important depuis que cette coopération militaire a été initiée entre les deux pays.

Ces derniers mois ont vu en effet une escalade dangereuse dans la crispation des relations entre Kiev et Moscou. Une personnalité très proche de Poutine, l’oligarque Viktor Medvetchouk, ancien bras droit du président Koutchma et engagé dans un parti politique d’opposition qui a le vent en poupe, a vu en février ses chaînes de télévision russophones interdites d’émettre en Ukraine. Lui-même a été assigné à résidence courant mai, dans l’attente d’un procès pour « haute trahison ». Il y a quelques jours la Rada a voté une loi – déposée à l’initiative de Zelensky – sur les « peuples autochtones » d’Ukraine qui exclut les Russes, tout comme d’autres minorités de langue et de culture présentes sur ces terres depuis près de deux siècles pour certaines… dans un pays où un tiers de la population est encore aujourd’hui russophone et se définit comme russe. Après les dispositions prises pour chasser la langue russe des médias, de l’école et des services, cette loi instaure un séparatisme supplémentaire, créant de fait des citoyens de seconde zone. Que Poutine ait sévèrement réagi dans les médias russes à cette loi est logique. Il a simplement rappelé des faits historiques. Et reste en cela fidèle à une conception ancienne de défense du caractère pluri-ethnique de ces pays, Ukraine comme Russie, face à des revendications de « pureté ethnique » qu’il considère comme très dangereuses. On peut rappeler qu’en 2011, alors premier ministre, il avait mis en garde un député communiste qui lui proposait de changer le préambule de la Constitution russe, en donnant une place prépondérante au peuple russe sur les autres peuples qui se seraient « rassemblés autour de lui ». « Comprenez-vous ce que nous ferions en faisant cela ? » lui avait-il répondu. « Nous créerions des peuples de première et de seconde classe », ébranlant l’édifice de la construction d’une Russie pluri-ethnique qu’il a toujours considérée comme une force, à rebours des nationalistes russes qui, à l’instar d’un Alexeï Navalny, voudraient séparer les peuples du Caucase du Nord du reste de la Russie. Hier encore, le 4 juillet, l’Ukraine est sortie d’un accord de la CEI portant sur le droit des consommateurs. En mars dernier le conseil de sécurité ukrainien s’était exprimé clairement en faveur d’une sortie de l’Ukraine de la CEI, une organisation dont elle était membre fondateur en 1991 (sans jamais, il est vrai, en avoir ratifié les statuts élaborés en 1993).

Il y a quelques semaines le conseiller économique de Poutine au Kremlin au début des années 2000 Andreï Illarionov, qui a depuis pris ses distances avec le président russe, donnait une interview très instructive à un journaliste ukrainien russophone en vue, Vladimir Gordon. Il y confiait que Poutine avait dès 2004-2005 compris que l’Ukraine ne pourrait agir de manière indépendante et serait sous pression américaine. A partir de cette date il employait une expression pour désigner l’Ukraine qui faisait d’elle davantage « les confins du pays » (ce que signifie le terme même d’Ukraine en russe, « ukraïna » désignant « les marches du pays », « la frontière ») qu’un pays pleinement indépendant. Toutefois dans la dernière édition de la Ligne directe le 30 juin dernier – grand rendez-vous politique du président avec ses concitoyens – il a pris soin de dire « v Ukraine » (et non « na Ukraine »), pour bien parler de l’Ukraine comme d’un pays indépendant et non d’une région aux confins de la Russie.

Cela dit, depuis longtemps il affirme que Russes et Ukrainiens ne forment qu’un seul et même peuple, auquel il ajoute d’ailleurs les Biélorusses. Certains, comme Illarionov, y décèlent une volonté d’annexion. ll conviendrait sans doute de nuancer le propos.

D’abord Zelensky lui-même, acteur et comique russophone avant d’être élu président, disait avec beaucoup de conviction encore en 2014 que Russes et Ukrainiens ne sont qu’un seul et même peuple et expliquait que par principe les Ukrainiens ne pouvaient prendre parti contre les Russes. Des enregistrements et des extraits imprimés d’interviews données à l’époque sont produites à foison dans les médias russes ces derniers jours. Aujourd’hui il tient un tout autre langage.

Ensuite, il faut relativiser les visées expansionnistes prêtées à la Russie par la faiblesse de la démographie russe et la difficulté réelle des Russes à habiter leur immense territoire. Ce n’est pas un hasard si la démographie est la priorité première de la politique intérieure russe depuis des années, en particulier depuis 2007, avec tout un train de mesures prises pour soutenir la natalité. A partir du 1er juillet ces mesures sont étendues aux femmes enceintes, dès avant la naissance, pour lutter contre un taux d’avortement trop élevé.

Enfin, s’agissant du rapport de force entre les Etats-Unis et la Russie sur le plan miliaire il faut toujours avoir à l’esprit la différence abyssale entre les budgets militaires des deux pays. D’après le SIPRI, les Etats-Unis ont dépensé en 2020 778 Mds $ pour la défense, la Russie 61,7 Mds $, arrivant en 4ème place derrière la Chine et l’Inde. Christophe Gomart, alors patron du renseignement militaire, avait d’ailleurs clairement dit lors d’une audition à l’Assemblée nationale en mars 2015 que l’OTAN s’était trompée sur les prétendues velléités d’invasion de l’Ukraine par les troupes russes : « L’OTAN avait annoncé que les Russes allaient envahir l’Ukraine alors que, selon les renseignements de la DRM, rien ne venait étayer cette hypothèse – nous avions en effet constaté que les Russes n’avaient pas déployé de commandement ni de moyens logistiques, notamment d’hôpitaux de campagne, permettant d’envisager une invasion militaire et les unités de deuxième échelon n’avaient effectué aucun mouvement. La suite a montré que nous avions raison car, si les soldats russes ont effectivement été vus en Urkaine, il s’agissait plus d’une manoeuvre destinée à faire pression sur le président urkainien Porochenko que d’une tentative d’invasion. »

Malheureusement pour les Ukrainiens, qui sont déjà plus de 13 000 à avoir perdu la vie dans les confrontations entre est et ouest depuis 2014, leur pays risque de rester, pour un moment encore, cet « enjeu essentiel » dont parlait Brzezinski dans Le Grand Echiquier en 1997. « Le processus d’expansion de l’Union européenne et de l’OTAN est en cours. A terme l’Ukraine devra déterminer si elle souhaite rejoindre l’une ou l’autre de ces organisations. » écrivait-il alors. Nous y sommes. Quant à la « brise de mer », les Russes savent, à l’instar des précédents exercices, qu’elle laissera derrière elle sur le sol ukrainien du matériel militaire de l’OTAN qui pourrait, le cas échéant, être facilement transporté vers le Donbass. Un sol qui pourra, lui, bientôt être acheté par des étrangers, depuis longtemps attirés par les fameuses terres noires ukrainiennes, Zelensky ayant mis fin à un moratoire de 20 ans sur l’interdiction de la vente des terres agricoles, une mesure qui entre en vigueur ce 1er juillet. Il serait sans doute osé de faire un lien entre cette décision et celle qui, signée Poutine, va toucher de plein fouet les producteurs de champagne français qui n’auront plus le droit de vendre sous cette appellation leurs bouteilles en Russie. Et pourtant, le spectacle d’un député de la Rada humant et embrassant une poignée de terre noire à la tribune, criant sa colère à ses collègues qui ne connaissent ni le goût de leur terre ni le goût de leur terroir.

Partager cet article :

1 Comment

  1. Emmanuel Huyghues Despointes

    Répondre

    Je partage l’essentiel de cet article.
    En effet, la Russie est née en Ukraine et Kiev, où a a été baptisé le Grand-Prince Wladimir en 988, la première capitale. C’est comme si, en France, l’Union Européenne voulait nous imposer l’indépendance de la Champagne alors que Reims est la ville du sacre des Rois de France. C’est pourquoi l’Ukraine ne pourra jamais intégrer l’OTAN ou l’Union Européenne, mais devra se placer comme trait d’union entre l’Europe et la Russie.

Leave a comment

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Geopragma