Billet du lundi 15 février 2021 par Héléna Perroud, membre du Conseil d’administration de Geopragma
Elle semble être retombée comme un soufflé. La fièvre qui s’était emparée des médias occidentaux depuis la mi-janvier, avec la vidéo aux 100 millions de vues sur « le palais de Poutine », a pratiquement disparu un mois plus tard. Sans avoir toujours permis de comprendre ce qui se joue en Russie. De comprendre pourquoi 77% des Russes qui ont vu le film n’ont rien changé à l’opinion qu’ils se font de leur président. Pourquoi la cote de confiance de Poutine ne s’est pas écroulée et n’a baissé que d’un point, à 64% ! Chiffres donnés par l’institut indépendant Levada. Comme toute cette séquence a reposé sur des images chocs, il est intéressant de s’arrêter un instant sur ces images et de s’interroger sur ce qu’elles révèlent de l’état du pays.
Il y a d’abord la vidéo elle-même, sous-titrée en anglais, produite par une société californienne. Des philologues ont décortiqué le texte russe, aboutissant à l’hypothèse que le texte original a pu être écrit en anglais et ensuite traduit en russe. Il est vrai que Navalny a un lien étroit avec les Etats-Unis, qui remonte à 2010. Cette année-là il avait participé au Greenberg Fellows Program de l’université de Yale. Dans les médias russes certains ont clairement dit ces jours-ci qu’il avait été pris en main par la CIA à ce moment-là. Il est manifeste en tout cas que sa notoriété médiatique a réellement pris son essor après ce séjour, notamment à travers sa Fondation Anti-Corruption créée en 2011. En novembre dernier le patron du renseignement extérieur russe avait préparé les esprits en mettant en garde, dans une longue interview largement relayée, contre un risque de déstabilisation à l’initiative de services étrangers. Etrange en tout cas que Navalny ait décidé de son propre chef de rentrer en Russie 3 jours avant l’intronisation de Joe Biden, sachant pertinemment que la prison l’attendait à son retour à cause d’une condamnation ancienne dont il n’avait pas respecté les termes (et ce avant son transfert à Berlin).
Il y a ensuite le palais. Les Russes ne l’ont pas découvert avec cette vidéo. Les accusations de corruption et la supposée fortune cachée de Poutine ont déjà fait l’objet d’un documentaire percutant sorti en 2015, « Huizmisterputin », réalisé par deux Russes qui vivent aujourd’hui en Ukraine pour l’un, en France pour l’autre. On y voyait déjà des images du fameux palais. Peu après la diffusion du film de Navalny, un ami d’enfance de Poutine devenu milliardaire, Arkady Roternberg, en a revendiqué la propriété, expliquant vouloir en faire un hôtel. Et un court reportage d’un média proche du Kremlin sur le chantier en cours a montré une réalité assez éloignée des images de synthèse diffusées par Navalny. Ces tentatives de désamorçage n’enlèvent toutefois rien à la réalité que connaissent les Russes. Même si la lutte contre la corruption est affichée comme une priorité de l’action du gouvernement et que Poutine ne montre rien d’un train de vie somptuaire, réservant ses moments de loisir (filmés) aux monastères et aux forêts de Sibérie, les chiffres sont là : la Russie est toujours dans le peloton de queue de l’indice de corruption de l’ONG Transparency International, 129ème sur 180 en 2020, au niveau du Gabon, du Mali, de l’Azerbaïdjan, et 20 millions de Russes vivent sous le seuil de pauvreté, avec moins de 130 euros par mois. Mais il faut se souvenir qu’ils étaient 40 millions dans ce cas en 2000.
Il y a ensuite les manifestations. Par les chiffres moscovites, elles n’ont pas atteint la mobilisation de l’hiver 2011-2012 lorsque plus de 100 000 personnes étaient descendues dans la rue pour réclamer des élections honnêtes. C’était déjà, comme aujourd’hui, un contexte de législatives. Les prochaines ont lieu en septembre et, depuis des années, elles reconduisent invariablement les 4 mêmes partis à la Douma – une institution qui ne recueille pas l’assentiment de la population. Là encore les sondages de Levada sont clairs : depuis 2015, les Russes sont mécontents de leur parlement, qui ne recueille aujourd’hui que 43% d’opinions favorables. Mais le fait nouveau c’est que ces manifestions ont pu être organisées un peu partout dans le pays et pas seulement dans les deux capitales, plus libérales que la province russe. C’est sans doute l’un des effets de l’action entreprise par Navalny, qui a pu implanter près de 80 bureaux de soutien dans les villes moyennes lors de l’élection de 2018, à laquelle il n’a finalement pas pu participer. Bien sûr les images des arrestations massives de manifestants pacifiques ont pu choquer. Mais il faut savoir que les Russes sont encore nombreux à se souvenir des affrontements terribles d’octobre 1993 qui avaient vu des chars tirer sur le parlement et qui avaient été, à Moscou, l’événement le plus sanglant depuis la révolution de 1917. Quelle que soit la sympathie des Russes pour Navalny (passé de 2% à 5% de cote de confiance à la faveur des derniers événements) et leur exaspération devant la corruption ou simplement leurs réelles difficultés matérielles, aggravées par la crise actuelle, le refus des désordres est certainement plus grand encore. Le grand écrivain Lioudmila Oulitskaïa, très éloignée de Poutine sur le plan idéologique, disait à propos des événements de Maïdan en 2014 : « En Russie, comme l’avait fort bien pressenti notre grand écrivain Alexandre Pouchkine, les révolutions ne sont que des émeutes absurdes et sans pitié. Il faut comprendre que le pays est dans une situation comparable à celle d’Etats du tiers-monde (…) Les gens simples sont manipulés. Je ne souhaite donc pas qu’un événement comme la révolte ukrainienne de Maïdan arrive ici. La violence serait bien plus grande. »
Mais l’image la plus marquante de toute cette séquence, Navalny l’a offerte malgré lui. Prise dans la salle du commissariat où il a été emmené à sa sortie d’avion, elle le montre assis sous un portrait de Iagoda. Un nom qui n’a sans doute pas la notoriété internationale d’un Staline ou d’un Béria. Mais un nom synonyme de la terreur la plus noire pour les Russes, d’assassinats politiques à la chaîne et de ce que la folie meurtrière des années 30 avait de plus pervers. Soljenitsyne le considérait comme l’un des plus grands meurtriers du 20ème siècle, responsable de la mise en place des premiers goulags et des millions de morts de la collectivisation. Directeur du NKVD de 1934 à 1936, il finira lui-même fusillé en 1938. Sa famille a essayé à deux reprises, en 1966 et en 2015, d’obtenir sa réhabilitation. En vain. Comment se fait-il qu’en 2021 il trône sur le mur d’un commissariat moscovite ? La question a été posée au porte-parole du président. Et au-delà de ce personnage et du cas personnel de Navalny, qui récuse toutes ses condamnations comme politiques (ce que ne reconnaît pas la CEDH, qui confirme toutefois le caractère inéquitable de deux de ses procès), se pose la question grave de l’Etat de droit, de l’Etat de la justice, et de son indépendance. On ne peut ignorer le nombre d’anciens ministres, d’élus ou de journalistes actuellement en prison, sans parler des hommes d’affaires, forcés pour certains à l’exil après s’être fait confisquer leur entreprise par des réseaux douteux. Le porte-voix des entrepreneurs russes, Boris Titov, avait remis à Poutine en mai dernier un rapport remarqué sur l’état d’esprit des entrepreneurs, très critiques à l’égard de l’appareil judiciaire : 70 % d’entre eux ne lui faisaient pas confiance en 2020, ils étaient déjà 45 % dans ce cas trois ans plus tôt… Dommage que le film de Navalny, qui mentionne Boris Titov, soit passé à côté de ce fait, peut-être moins sensationnel, mais plus profond.
Quelle que soit la suite du feuilleton, pour dialoguer avec la Russie, il faut la connaître. Ne pas oublier que ce pays millénaire, à la culture profondément européenne, a une démocratie très jeune, à peine trentenaire. Et ne pas surestimer la capacité d’influer sur des questions de politique intérieure. Les Russes ont aujourd’hui une image abîmée de l’UE et des Etats-Unis. Mesurée par Levada, cela donne respectivement 47% et 35% seulement d’opinions favorables. Dans les manifestations récentes, on n’a pas vu en Russie de dégradations de mobilier urbain comme souvent, hélas, en France. On n’a pas vu de tirs à balles réelles comme aux Etats-Unis. On a vu en revanche des manifestants défiler avec des mots – « Un pour tous, tous pour un » – sortis tout droit d’une oeuvre vénérée en Russie. Illustration d’une culture politique différente, en effet.
PHILIPPE MONARD
Olivier Aupecle
A Jalbert
Jean Pierre Vidal