Par le Général (2s) Jean-Bernard Pinatel, Vice-président de Geopragma.

 

Il y a un peu plus de dix ans, le 17 Décembre 2010, le jeune vendeur ambulant Mohamed Bouazizi s’immolait par le feu en Tunisie. Par ce geste, il entendait protester contre la confiscation de sa carriole par la police. Ainsi commençait ce qui fut appelé à tort le « Printemps Arabe ». Essayons d’en faire un bilan rapide des conséquences pour les différents pays du Maghreb et du Moyen-Orient ainsi que des gagnants et des perdants parmi les principaux acteurs régionaux.

Après plusieurs jours de manifestations violentes qui firent plus de 300 morts, le Président Ben Ali quitta le pouvoir pour se réfugier en Arabie Saoudite. Cet acte de protestation allait engendrer deux grandes erreurs stratégiques commises par les présidents Nicolas Sarkozy et François Hollande responsables d’avoir écouté les sirènes humanitaires d’idéologues comme Bernard-Henri Levy, hélas ignorants de la réalité des forces religieuses radicales qui agissaient dans le monde musulman. En effet, seulement en Tunisie, Egypte et Bahreïn les manifestations de rues furent spontanées. Elles étaient le fait de la bourgeoisie et de la « génération Facebook » qui protestaient contre la prédation économique réalisée par les proches des Présidents Ben Ali et Moubarak et par la Famille royale de Bahreïn de religion sunnite, très minoritaire dans un pays où 80% de la population est chiite. Au Bahreïn, le risque de voir installer dans le golfe arabo-persique un autre état chiite allié de l’Iran a conduit l’Arabie Saoudite avec le feu vert d’Obama à intervenir. Il s’en est suivi une répression sanglante passée sous silence par les médias occidentaux. En Tunisie et en Egypte, la bourgeoisie mal organisée a été débordée par les Frères Musulmans qui ont pris le pouvoir à l’occasion d’élections démocratiques. En Tunisie, la résistance de la société civile et en particulier des femmes à l’islamisation radicale de la société voulue par les Frères Musulmans les a obligés lors d’élections suivantes à partager le pouvoir. En Egypte ce sont les erreurs économiques grossières des Frères Musulmans qui ont conduit à nouveau le peuple à descendre dans la rue et c’est l’armée conduite par le Maréchal Sissi qui a pris le pouvoir, pouvoir validé massivement lors d’élections présidentielles suivantes. 

En Algérie c’est en vidant les caisses de l’Etat, que le pouvoir à bout de souffle a calmé pour un temps la rue. Au Maroc, le Roi a anticipé la révolte en associant au pouvoir les Frères Musulmans. Cette décision a entrainé une rupture avec les salafistes plus radicaux, ce qui a consolidé la monarchie, les Frères Musulmans n’ayant jamais pu dépasser la barre des 30% lors des élections suivantes.

En Syrie, les Frères musulmans depuis les années 50 contestaient y compris par le terrorisme le pouvoir alaouite soutenu par les autres minorités religieuses. En effet si la Syrie comprend 60% de sunnites, il existe aussi 15% d’Alaouites, 15% de Druzes et 10% de Chrétiens. A ces minorités, il convient d’ajouter 10% de sunnites qui ont fait allégeance au pouvoir des Assad soit par ambition politique soit par intérêt économique et financier. Tous ceux qui pensaient que le pouvoir d’Assad allait tomber comme un fruit mûr ne connaissaient pas la réalité sur le terrain. En revanche les minorités voyaient les islamistes à la manœuvre derrière les manifestations et savaient que pour elles c’était résister ou mourir. 

En Libye, le pouvoir de Kadhafi était basé sur la répartition équitable de la manne pétrolière entre les tribus et c’étaient les chefs des tribus qui en effectuaient la répartition finale. Les grandes tribus de Cyrénaïques ont vu dans cette agitation l’occasion de modifier à leur avantage la répartition de la manne pétrolière. Une intervention militaire a été réclamée par BHL, la gauche française et les médias qui n’avaient toujours pas compris, malgré l’exemple irakien, que l’on ne n’installe pas la démocratie par la force armée. En revanche, on engendre le chaos dont se servent les islamistes pour prendre le pouvoir.

 

Les gagnants et les perdants parmi les acteurs régionaux

Ces dix ans d’errements stratégiques ont profondément modifié l’influence des acteurs régionaux au Moyen-Orient. Car ces dix ans ont aussi été dix ans de guerre en Syrie et en Libye et le prolongement de celle commencée en 2003 en Irak. 

Trois acteurs l’Iran, la Syrie et le Hezbollah sortent gagnants malgré les sacrifices humains consentis et pour Syrie les destructions massives que ce pays a subies. Ces trois acteurs ont considérablement renforcé leurs capacités militaires dans le domaine du renseignement, du combat en milieu urbain et surtout pour la Syrie et le Hezbollah dans la coordination des opérations militaires entre leurs forces et avec le contingent aéroterrestre d’un acteur mondial, la Russie. Ils ont bénéficié en plus, sur le plan international, du soutien politique de la Chine au Conseil de Sécurité et de son engagement stratégique vis-à-vis de l’Iran concrétisé par la signature d’un contrat de 400 milliards de $ qui sécurise les exportations de pétrole de l’Iran et son approvisionnement sur tout ce qui était bloqué par les sanctions économiques américaines et européennes.  

Un acteur extérieur la Russie tire aussi les marrons du feu de ses dix ans de guerre. La Russie s’est imposée sur le terrain militaire en sauvant Assad et en l’aidant à reconquérir la Syrie utile. Ces résultats ont été obtenus avec des forces limitées, de 4 à 5 000 hommes et 50 à 70 aéronefs comme force principale. Les capacités militaires et le courage des soldats russes ont forcé le respect de tous les pays du Golfe et permettent désormais à Poutine d’être reconnu comme un allié, sûr à l’inverse des américains qui ont abandonné les kurdes après s’en être servi pour ôter aux syriens et aux russes le bénéfice de la prise de Raqqa. De plus, la diplomatie Russe a fait merveille en éloignant la Turquie de l’alliance établie par l’Arabie Saoudite et en prenant des positions fortes au Qatar et en Egypte. 

Le premier perdant est l’Arabie Saoudite, promoteur de l’alliance sunnite, surnommée « l’OTAN arabe » et qui comprenait le Qatar, la Jordanie, les EAU et le Bahreïn et dont le but était de renverser Assad allié de l’Iran et qui s’opposait à la construction d’un oléoduc permettant d’exporter le pétrole du golfe vers la méditerranée en s’affranchissant du détroit d’Ormuz sous menace iranienne. 

Ryad a vu les membres de cette coalition la quitter les uns après les autres, voire se rapprocher du camp adverse comme le Qatar. Cela a conduit un MBS, affaibli aussi par son échec au Yémen, à accepter un rapprochement avec Israël sous l’égide de Trump.

En effet le second perdant est Israël. L’engagement d’Israël dans la déstabilisation de la Syrie a longtemps été passé sous silence par les observateurs mais était manifeste. 

Par ailleurs, Israël, voit son allié du Nord, la Turquie d’Erdogan, se rapprocher de la Russie. Netanyahou a bien compris que Poutine est le maître du jeu en Syrie et qu’il est le seul acteur international à pouvoir exercer un rôle de modérateur vis-à-vis de l’Iran d’où sa nouvelle rencontre avec lui le 23 aout 2019 à Sotchi. 

Le troisième perdant est le Liban. Le Hezbollah est désormais une force organisée, militairement efficace et bien armée qui contrôle totalement le Sud du Pays et exerce une pression déterminante sur le pouvoir à Beyrouth. La répartition confessionnelle des postes qui s’imposait à la vie politique du Liban est ainsi remise en cause. 

Le quatrième perdant est la Turquie. Cette guerre a reposé clairement le problème Kurde dans les capitales occidentales. Les images et l’héroïsme des combattantes kurdes non voilées de Kobané s’impose désormais dans les médias occidentaux.

 De même la crise ouverte par la chasse turque qui a abattu un SU-24 Russe abattu et les sanctions économiques russes qui ont suivie ont fait comprendre à Erdogan qu’il devait accepter le maintien d’Assad au pouvoir en Syrie. Il est donc allé par deux fois rencontrer Poutine à Saint Petersbourg (aout 2016) et à Moscou (mars 2017) où il a initié un renversement d’alliance en achetant le système anti-aérien Russe S-400 ce qui a mis en fureur le congrès et le sénat américain. Cet échec l’a conduit dans une fuite en avant en méditerranée orientale où il a été contré par la France. Seule son action en Libye n’a pas reçu de réponse pour l’instant sur le terrain.

La France est aussi un perdant mais cette analyse doit être faite dans le cadre d’une critique de notre politique étrangère depuis la fin de la Présidence de Jacques Chirac.

 

Partager cet article :

Leave a comment

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Geopragma