Billet d’actualité par le Général (2s) Jean-Bernard Pinatel, chercheur associé et Vice-président de Geopragma.

En Tunisie il y aura un avant et un après le dimanche 25 juillet[1]2021. 

A l’occasion de la Fête de la République, dans plusieurs villes du pays, la Tunisie a connu une journée de manifestations réclamant le départ du gouvernement et la dissolution du parlement. À Tunis, des affrontements ont eu lieu entre les forces de l’ordre et des manifestants.

Devant cette situation le président de la République Kaïs Sayed, élu à l’automne 2019 par plus de 72% des électeurs au second tour des présidentielles, a décrété la mise en œuvre de l’article 80 de la Constitution sur l’état d’exception. Il a gelé pour 30 jours renouvelables les activités du Parlement, pris en main le contrôle du pouvoir exécutif, levé l’immunité parlementaire des députés et promis de présenter rapidement une feuille de route. 

Le Parquet est ainsi en mesure d’engager des poursuites judiciaires contre les députés qui seraient impliqués dans des affaires de blanchiment, corruption et soutien au terrorisme islamique. La justice pourrait également activer l’article 184 du code électoral sur le financement étranger des listes électorales qui conduira automatiquement à l’annulation du résultat de ces listes.

Comment en est-on arrivé là ?

La Tunisie connait depuis plusieurs années une crise sociale qui a été amplifiée par la pandémie. 

Le pouvoir était dans les mains des islamistes et de leurs alliés du parti, Qalb Tounès, créé par un affairiste Nabil Karoui déjà présent sous le régime Ben Ali. Cette coalition s’est avérée incapable de répondre aux attentes d’une population qui s’est senti abandonnée face à la pandémie et ses répercussions sur l’économie. Les très nombreux décès quotidiens dus au Covid 19 dans les hôpitaux dépassés par la pandémie, l’augmentation du chômage dans les rangs des jeunes, et le spectacle des séances chaotiques du parlement ont amené comme dix ans plus tôt des jeunes internautes à prôner la nécessité d’un soulèvement pour « chasser les islamistes et leurs alliés mafieux du Bardo et de la Kasbah ». La création de groupes fermés sur les réseaux sociaux par ces jeunes activistes ont permis de rassembler et de diffuser des mots d’ordre à des dizaines de milliers d’internautes, issus des universités

Trois hommes politiques Rachel Ghannouchi, Nabil Karoui et Kaïs Saïed sont les acteurs principaux de la crise que connait aujourd’hui la Tunisie

Rached Ghannouchi est né le 22 juin 1941 à El HammaIslamiste et anciennement lié au khomeinisme révolutionnaire. Il est le chef d’Ennahdha, parti politique tunisien et organisation islamiste des Frères musulmans. Condamné plusieurs fois pour activités révolutionnaires sous Ben Ali, il s’est notamment exilé à Londres et au Soudan où il avait été accueilli par l’ancien Président islamiste Omar Béchir qui lui a accordé la nationalité soudanaise et un passeport diplomatique.  Il ne s’est d’ailleurs pas caché de ses liens avec l’ancien régime soudanais qu’il considère comme un modèle. Il a notamment déclaré dans une vidéo : « Les liens qui m’unissent au Soudan ne sont pas des liens normaux : ce sont des liens qui relèvent de l’intellect et de l’âme, et Ennahdha a toujours considéré le Soudan comme étant un centre de rayonnement et d’inspiration pour elle, et cela, pour l’expérience intellectuelle d’avant-garde de haut-niveau qu’elle a véhiculée ». Il est devenu Président du parlement tunisien en 2019 grâce à un accord avec son principal adversaire Nabil Karoui.

Nabil Karaoui est un affairiste opportuniste. Après la victoire du mouvement islamiste Ennahda aux élections de l’Assemblée constituante tunisienne de 2011, il a financé le lancement d’ un mouvement politique libéral et laïque Nidaa Tounes en opposition à Ennahda.

En moins de deux ans, Nidaa Tounes est devenu l’un des plus grands partis politiques du pays, remportant les élections législatives tunisiennes de 2014. Avant de passer en deuxième puis en troisième position à la suite de dissentions internes conduisant à de nombreuses défections et disparaissant presque de la vie politique lors des élections législatives de 2019. C’est alors que Karoui  annonçait sa candidature à l’élection présidentielle tunisienne de 2019, et fondait « cœur de Tunisie » avec  l’avocate Houda Knani, ancienne membre de l’Union patriotique libre. Présentant des candidats aux élections législatives tunisiennes de 2019 dans les 33 circonscriptions électorales, il remportait le deuxième plus grand nombre de sièges derrière Ennahdha.

Quant à Nabil Karoui personnellement, trois mois plus tard, en septembre il s’est présenté à l’élection présidentielle anticipée de 2019 et arriva à la deuxième place du premier tour, ensuite il affronta Kaïs Saïed au deuxième tour disputé à la mi-octobre et fut battu au deuxième tour. Dépité par cet échec il réalisa une alliance contre nature avec les islamistes pour gouverner. Arrêté en décembre 2020 pour suspicion d’évasion fiscale et blanchiment après un long séjour en prison dans le cadre d’une détention provisoire, il est de nouveau libre de ses mouvements.

Kaïs SaÏed: 

Né le 22 février 1958 au Cap Bon, il était quasi inconnu des milieux politiques au début de 2019. En revanche il était très populaire dans l’opinion tunisienne grâce ses multiples interventions télévisées en matière de droit constitutionnel, réalisées dans une langue arabe raffinée notamment lors des débats qui ont entouré l’élaboration de la Constitution. L’annonce de la décision présidentielle a donné lieu à des manifestations de soutien dans tout le pays et il est apparu clairement que le coup politique du président K. Sayed avait le soutien de la majorité des tunisiens et en particulier des milieux les plus instruits. 

Grâce aux nouvelles dispositions constitutionnelles d’exception, le chef de l’État dispose du pouvoir exécutif ; ce qui a permis à la justice d’arrêter plusieurs dizaines de députés, affiliés à un bloc parlementaire Ennahdha soupçonnés de liens avec la nébuleuse djihadiste. Kaïs Sayed a toujours affirmé que les personnes arrêtés jouiront de touts les garanties légales car il veut que la Tunisie nouvelle devienne un état de droit.

Face au coup de force du Président, R. Ghannouchi a multiplié les appels auprès des chancelleries occidentales afin d’amener les partenaires traditionnels de la Tunisie à mettre la pression sur le président K. Sayed et l’amener à décréter un « retour au fonctionnement normal des institutions » et donc à son rétablissement à la Présidence de l’assemblée

Sa volonté de débarrasser le pays des Frères Musulmans lui a valu le soutien politique d’Alger et du Caire qui ont concrétisé leur appui par l’envoi de matériel médical et de vaccins.

Les Occidentaux ont appelé à un respect de la constitution et au rétablissement « dans des délais raisonnables » de la fonction parlementaire, sans pour autant arrêter le flux des aides de diverses natures octroyées à la Tunisie.

Ces dispositions d’urgence sont limitées constitutionnellement à un mois renouvelable après avis du Conseil constitutionnel, mais il est clair que la volonté du président Sayed est de mettre un terme à l’expérience du système à dominante parlementaire instauré par la Constitution de 2014 qu’il avait critiqué durant sa candidature à la présidence de la République. Bénéficiant du soutien des forces armées qui interdisent l’accès au Parlement, il sera jugé par le peuple sur sa capacité à redresser la barre dans la lutte contre la pandémie, à lutter contre le fléau de la corruption dans l’administration et du personnel politique, et améliorer la situation désastreuse des finances publiques. S’il parvient rapidement à des premiers résultats dans ces trois domaines, il lui sera possible de proposer à la nation une série de référendums destinés à réviser la constitution dans le sens d’un renforcement du rôle et des prérogatives du président au détriment du Parlement.

La France doit l’aider à atteindre ses objectifs en renforçant son aide dans le domaine sanitaire et économique.


[1] C’est le jour de la fête de la République et la commémoration du huitième anniversaire de l’assassinat du leader de la gauche nationaliste Mohamed Brahmi, abattu devant son domicile en 2013 par les djihadistes

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