Billet du lundi de Jean-Bernard Pinatel, Général (2s), Vice-président et membre fondateur de Geopragma.

Depuis la victoire de l’Occident sur l’URSS, les Etats-Unis et plus généralement les anglo-saxons se considèrent comme la seule superpuissance et le camp du bien. Sous-l’influence d’une pensée néoconservatrice, ils ont voulu exporter la démocratie au besoin par la guerre ou la manipulation des opinions via des ONG comme celles de Soros[1] en sous-estimant l’histoire et la culture des peuples dont ils voulaient modifier la gouvernance. Afghanistan, Kosovo, Irak mais aussi sur les autres continents durant ces 30 dernières années, après des succès initiaux foudroyants grâce à leur écrasante supériorité technologique ou à l’efficacité des réseaux de soft power qu’ils mettaient en place, ils ont contribué au développement de l’islam radical qui gangrène les 2 milliards de fidèles de cette religion dans le monde et dont ils s’étaient servi avec succès contre les soviétiques durant la guerre froide mais dont ils sous-estiment toujours la dangerosité « civilisationnelle » même après le 9/11. Ils n’ont pas perçu ou tiré les leçons du ressentiment profond des peuples et des dirigeants souvent corrompus qu’ils plaçaient à la tête des institutions nouvelles dont ils « conseillaient » l’élaboration et ont contribué à amplifier le chaos en Asie centrale et au Moyen-Orient. Ils ont détruit l’influence des organisations multilatérales comme l’ONU qu’ils avaient créées à la fin de la seconde guerre mondiale. Ils ont sous-estimé jusqu’à une période récente la montée en puissance de la Chine, profitant de son ouverture au capitalisme pour fabriquer à bas coût les produits de grande consommation que leurs citoyens importaient massivement. En Europe, ils n’ont pas respecté les efforts de la France et de l’Allemagne et les accords de Minsk2 qu’elles avaient signés pour résoudre la crise qui oppose la Russie, les minorités russes vivant en Ukraine et à Kiev.

A la fois cette surpuissance et cette cécité à ne pas percevoir leur perte d’influence mondiale a éclaté aux yeux du monde avec l’agression caractérisée de la Russie en Ukraine lorsque les représentants de 70% de la population et de la superficie des terres émergées mondiales se sont abstenus ou même ont voté contre :  les BRICS se sont abstenus, tous les pays à majorité de musulmans se sont abstenus ou ont voté contre ;  neuf pays du continent africain ont voté contre les sanctions et 22 se sont abstenus, dont le Nigeria.

Huit mois après le début de « l’opération spéciale » lancée par Vladimir Poutine en Ukraine, et que je condamne, de nombreux observateurs considèrent qu’elle est devenue une guerre entre la Russie et les Etats-Unis menée par l’Ukraine, soutenue par l’OTAN et plusieurs pays européens dont la France tout en étant étroitement contrôlée depuis Washington.

Le but de ce billet est, en analysant les conséquences des actions militaires des Etats-Unis sur la doctrine militaire de la Russie, d’évaluer les risques d’une escalade de ce conflit et ainsi de montrer que nous devrions agir pour sa désescalade et un cessez-le-feu au lieu de l’alimenter et de marcher vers la guerre nucléaire comme des somnambules.

La « guerre sans contact « et les conséquences sur la modernisation de l’armée russe.

La « guerre sans contact » est un concept qui a vu le jour en Russie à la suite de l’analyse faite par les militaires russes de la guerre du Kosovo, opération militaire de l’OTAN, purement aérienne qui a commencé le 24 mars 1999, sur les sites politiques, administratifs et économiques serbes et qui, en 78 jours, a fait plier le régime de Milosevic. Cette opération menée sans mandat de l’ONU a été perçue comme une humiliation militaire et diplomatique de la Russie.

Le major-général Slipchenko a théorisé ce succès américain sous ce vocable qu’il a explicité ainsi : « les guerres sans contact sont caractérisées par la capacité de l’agresseur de priver n’importe quel pays dans n’importe quelle région de son économie. L’agresseur atteint ce résultat à l’aide d’attaques prolongées et de haute précision en utilisant des armes conventionnelles, sans devoir franchir les frontières terrestres et maritimes de l’adversaire ».

Cette prise de conscience a eu des conséquences très importantes sur les priorités de l’effort de modernisation des forces armées russes entrepris sous la direction de Vladimir Poutine et qui s’est prolongé dans l’autonomisation de l’économie russe à partir de 2014.

Dans le domaine militaire, l’effort de modernisation a porté sur les forces nucléaires seul moyen de sanctuariser le territoire de la Fédération (35 fois plus grand que celui de la France), sur la lutte aérienne et anti-aérienne pour être capable de mener, à l’image des Etats-Unis, des guerres sans contact. Ainsi les russes ont les meilleures armes anti-aériennes du monde, les S-400 dont la Turquie d’Erdogan  s’est équipée au grand dam du Congrès américain et de nouveaux chasseurs de supériorité aérienne : Sukhoi Su-57 Felon en service depuis 2021, équipés du missiles hypersoniques  Kh-47M Killjoy[2] et le Su-34 d’appui au sol disposant de missiles guidés par satellites mais aussi toute une panoplie de missiles sol-sol.

Les grandes oubliées de cette modernisation furent les forces terrestres qui sont encore aujourd’hui majoritairement équipées des matériels des années 1980-90. Leur modernisation n’a commencé que récemment et les matériels de nouvelle génération comme le char Le T-14 Armata sont moins d’une centaine à être déployés dans les forces armées, les premiers exemplaires présentant encore certaines faiblesses soulignées[3] par Marc Chassillan, ingénieur d’armement, dans la revue Défense nationale no 648,‎ 12 mai 2015.

C’est pour cette raison que j’ai affirmé dès le début de l’offensive que la Russie n’avait pas les moyens de s’emparer de Kiev et probablement d’Odessa au moment même où tous les commentateurs s’interrogeaient sur le mode : « et après ? A qui le tour après la conquête de l’Ukraine ? ».

Un guerre pilotée rênes courtes depuis Washington

Je ne reviendrai pas ici sur le non-respect par Etats-Unis et l’Ukraine des accords de Minsk2 et la façon honteuse dont les dirigeants allemands et français ont fermé les yeux et ont accepté que leur signature sur un accord international soit bafouée par un pays qui est notre allié.

C’est maintenant un fait établi qui confère à nos deux pays une responsabilité dans le déclenchement de ce conflit qui, pour l’histoire, restera une agression militaire de la Russie mais qui sera probablement jugée comme partiellement provoquée alors que les Etats-Unis sont les seuls responsables de la guerre  contre l’Irak en 2003 et l’occupation de ce pays jusqu’en 2011, qu’ils ont réalisées sans mandat de l’ONU, sous le faux prétexte de la possession par Saddam Hussein d’armes de destruction massives et de ses liens supposés avec Al Qaïda. Cette intervention, rappelons-le, a conduit à plus de 600 000 morts irakiens, à l’émergence de Daech et de ses attentats jusque sur le sol français.

Je veux souligner ici que si cette guerre se passe sans contact direct des forces des Etats-Unis et des forces militaires russes, elle est cependant étroitement dirigée depuis Washington dans le double but de la faire durer pour affaiblir la Russie et avec effet collatéral l’Europe et éviter une escalade jusqu’aux extrêmes nucléaires.

En voici plusieurs exemples.

Début mars 2002, c’est depuis Washington que Joe Biden répond négativement à la demande pressante de Zélinsky à l’OTAN d’instaurer une zone d’exclusion aérienne au-dessus de son pays qui aurait conduit immanquablement à une confrontation directe entre les pilotes des deux plus grandes puissances nucléaires du monde. Autre exemple plus récent, Washington vient de refuser de livrer à l’Ukraine les missiles à longue portée ATACMS qui seraient capables de frapper le territoire russe en profondeur. Le responsable du congrès a précisé que les Etats-Unis sont en désaccord avec Kiev sur le fait de frapper des cibles en Russie y compris en Crimée…. On peut penser que Zélinsky est passé outre cet impératif en organisant l’attentat sur le pont de Crimée. Depuis certains observateurs se demandent quand seront coupés les fils de la marionnette Zélinsky qui montre imprudemment des velléités d’indépendance par rapport à son marionnettiste ?

Rappelons que cette volonté de vouloir tout contrôler depuis Washington est la raison première qui a poussé le Général de Gaulle à quitter l’organisation militaire intégrée. Le 1er janvier 1964 la France était devenue une contributrice majeure de l’OTAN depuis qu’elle avait la capacité opérationnelle de frapper nucléairement le territoire soviétique avec nos mirages IV équipés de l’AN-11 et ravitaillés en vol par les C-135. Le général de Gaulle considérait qu’elle devait être traitée « singulièrement » et avait proposé que l’OTAN soit dirigé par un directoire franco-américain ce que Washington avait refusé. Jacques Chirac, dans la ligne gaulliste, avait souhaité en 1995, parlant au nom des chefs d’Etats européens, l’instauration d’une codirection de l’OTAN. Ces tentatives ont échoué car les Etats-Unis n’acceptent de s’engager militairement de manière permanente en Europe où stationne 45000 de leurs soldats que s’ils maitrisent seul l’appareil militaire et donc les risques. Cette volonté n’est pas étrangère à la doctrine militaire russe.

Les risques d’escalade nucléaire du conflit ukrainien.

Après avoir quitté l’armée française en septembre 1989, je travaillais depuis février 1990 en Russie pour le groupe Bull et j’étais devenu l’ami du général Lebed[4] lors de sa campagne présidentielle de 1996.

Après l’accession de Vladimir Poutine à la présidence du gouvernement de Russie, et après 31 ans dans l’armée française où j’avais étudié et m’étais entrainé sans relâche à combattre « l’ennemi rouge », j’avais donc suivi avec intérêt le grand débat que Vladimir Poutine avait lancé le 5 octobre 1999 juste après la fin des frappes de l’OTAN sur les objectifs serbes[5] en publiant deux documents l’un sur « la conception de la sécurité nationale » et l’autre sur la « doctrine militaire ». Le premier fut validé sans difficulté le 1er janvier 2020 et l’autre, le 21 avril 2000, après plusieurs débats et amendements.

Le document sur la doctrine militaire précise que la Russie se réserve le droit d’utiliser l’arme nucléaire « pour riposter à une attaque avec des moyens nucléaires » ce qui est commun à toutes les puissances nucléaires mais aussi « face à une agression à grande échelle avec des moyens classiques s’il y a une situation critique pour sa sécurité ». Il convient d’ajouter qu’en octobre 1999, deux officiers supérieurs de « l’académie des sciences militaires » ont proposé « les conditions dans lesquelles l’arme nucléaire dans sa composante non stratégique[6]» pourrait être employée. Ils suggéraient trois degrés dans l’escalade qui devaient traduire la détermination de la Russie :

Première marche de l’escalade nucléaire « la démonstration par un emploi minimal et non léthal dans une zone inhabitée afin de prévenir l’adversaire de la détermination de la Russie a en faire un usage létal »

Deuxième marche : « des frappes limitées sur les forces ennemies pour les contraindre à la désescalade. »

Troisième marche : « un emploi massif sur le théâtre d’opérations afin de causer des dommages inacceptables aux forces armées. ».

Conclusion

Nous assistons malheureusement aujourd’hui a une guerre sans contact entre les Etats-Unis et la Russie par Ukraine interposée, contrôlée étroitement de Washington mais qui comporte néanmoins un risque de dérapage nucléaire, 77 ans après Hiroshima.

Les commentateurs et experts qui se pressent sur les plateaux TV sont trop jeunes pour conserver dans leur esprit un fait stratégique déterminant, révélé durant la guerre froide lors de la crise des fusées à Cuba : une puissance nucléaire à une liberté d’action pratiquement totale dans les régions qu’elle est la seule à considérer comme faisant partie de ses intérêts « essentiels ».

En effet, aucun autre acteur ne voudra courir le risque d’escalade nucléaire dans une région où ses intérêts vitaux ne sont pas directement menacés. C’était hier le cas pour l’URSS lors de la crise de Cuba en octobre 1962. C’est aujourd’hui le cas pour les Etats-Unis en Ukraine, ce sera demain aussi leur cas pour Taïwan si la Chine se décidait à la conquérir.

Tous les experts de pacotille qui croient que nous pouvons battre la Russie en Ukraine risquent un jour de se réveiller avec un panache nucléaire au-dessus de l’Ile aux serpents qui illustrera d’un jour nouveau les propos du nouveau commandant en chef de l’opération spéciale russe, le général de Corps d’Armée Sergueï Surovikine, ancien commandant des forces aérospatiales : « je ne suis plus disposé à sacrifier des soldats russes dans une guerre de guérilla contre les hordes fanatiques de l’OTAN. Nous avons suffisamment de forces et de moyens techniques pour conduire l’Ukraine à une capitulation totale. »

Il est plus que temps que la raison l’emporte et que nous œuvrions pour un arrêt des combats. 

Mais ne nous berçons pas d’illusion et ne prenons pas nos désirs pour la réalité, l’Ukraine sera définitivement amputée des 4 oblats conquis par la Russie et une situation comme celle qui existe en Corée depuis 70 ans s’établira en Europe. Ce sera le lourd prix que payera l’Ukraine et les ukrainiens pour avoir élu des présidents qui auront servi les intérêts américains au lieu de ceux de leurs citoyens et de leur pays.

Cette guerre contre la Russie va ériger un nouveau rideau de fer en Europe et contraint les européens à se détourner de ce pays qui est pourtant proche de nous par les intérêts notamment face à l’islamisme, la culture, qui a été notre allié lors des deux guerres mondiales et qui est plus complémentaire sur le plan économique que les Etats-Unis.


[1] Incitateur des révolutions orange

[2] le Kh-47M2 Kinzhal (en russe : Х-47М2 Кинжал, « dague », nom de rapport de l’OTAN Killjoy) est entré en service en 2017. C’est un missile aéro-balistique hypersonique russe à capacité nucléaire. Il a une portée revendiquée de plus de 2 000 km, une vitesse de Mach 12 (3,4 km/s, 2,5 mi/s) et une capacité à effectuer des manœuvres d’évitement à chaque étape de son vol. Il peut transporter des ogives conventionnelles ou nucléaires et peut être lancé à partir de bombardiers Tu-22M3 ou d’intercepteurs MiG-31K.

[3]: « Le glacis avant présente une épaisseur de plus de 70 centimètres. Cela forme un bloc composite capable de contrer non seulement les flèches mais aussi les charges creuses de fort diamètre. Il est prolongé par une série de briques réactives horizontales qui protège l’équipage contre les attaques verticales type bombelettes. D’épaisses jupes latérales (composite sur le premier tiers avant, réactive de type Relikt sur le deuxième tiers) couvrent les flancs du châssis et des grilles statiques anti-RPG (lance-roquettes) prennent le relais à hauteur de la cloison pare-feu du moteur (troisième tiers). La partie inférieure de la pointe avant voit sa protection améliorée grâce à la présence de la lame d’auto-enfouissement en acier classique des chars russes. La tourelle n’a pas, à l’évidence, fait l’objet des mêmes efforts de protection balistique. Les capotages qui carènent l’armement et les équipements sont de faible épaisseur, en n’assurant une protection que contre les projectiles de faible calibre. C’est sans doute là une faiblesse potentielle de l’Armata dans sa configuration actuelle 2015 dont le système d’arme pourrait être neutralisé au moyen de munitions explosives ou de moyen calibre. »

[4] Il existe une filiation entre les parachutistes russes et français. En effet les russes sont les premiers à avoir pensé à utiliser un moyen qui n’était à ses origines qu’un outil de sécurité en moyen pour mettre au sol des combattants. En 1935 un capitaine de l’armée de l’air française était allé se former en Union soviétique et avait formé en 1937 la première compagnie parachutiste de l’Air qui deviendra le 1er RCP où j’ai servi pendant 6 ans.

[5] La cible proclamée de ces raids était le complexe militaro-industriel serbe et les centres du pouvoir de Slobodan Milošević. Cependant, de nombreux bâtiments non militaires (notamment des usines chimiques, ce qui provoqua de graves problèmes écologiques et sanitaires) ainsi que des civils furent bombardés. Notamment, le 23 avril 1999, en début de matinée, les avions de l’OTAN bombardent les quartiers généraux et les studios de la Radio-Télévision de l’État serbe (Radio Televizija Srbije, RTS), en plein centre de Belgrade, tuant au moins seize civils et en blessant grièvement seize autres. Dans la nuit du 7 au 8 mai 1999, des bombardiers furtifs B-2, arrivés tout droit des États-Unis, larguent trois bombes auto-guidées sur le bâtiment neuf abritant la mission diplomatique chinoise.

[6] Les russes n’emploient pas à juste titre le terme de tactique car même utilisée contre les forces ennemies son impact dépasse le cadre tactique.

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2 comments

  1. oliéric

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    Tout bien vu. merci d’avoir mis en mots clairs ce que nous comprenons instinctivement avec le peu d’éléments transmis par nos soi-disant médias d’info. je sens une réticence encore à dire clairement que si la Russie a bien envahi l’Ukraine, il était moins deux jours pour une opération otan de grande envergure. Oui, il y a peut-être des cas où il vaut mieux taper le premier…

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