Un regard russe sur les enjeux sécuritaires au Mali suite à la décision française de mettre un terme à l’opération Barkhane. Article rédigé par le journaliste Alexander Timokhin, et traduit du russe par Olivier Broun, adhérent de Geopragma.
Les dirigeants de la France et de l’Union européenne sont furieux – l’affaire concerne le fait qu’une société militaire privée russe va opérer au Mali. Pourquoi la France a-t-elle été impliquée dans les hostilités dans cette région, pourquoi Paris a-t-elle décidé de retirer ses troupes de cette région et pourquoi le gouvernement malien a-t-il eu besoin des Russes ?
Le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a déclaré à l’Assemblée générale des Nations unies que les autorités maliennes se sont adressées à une société militaire privée (SMP) russe pour obtenir de l’aide dans la lutte contre les terroristes, alors que Moscou n’a officiellement rien à voir avec cette coopération, a rapporté RIA Novosti. « Ces activités sont menées sur une base légale et concernent les relations entre l’hôte – il s’agit d’un gouvernement légitime, reconnu par tous comme une structure légitime et transitoire – et ceux qui offrent des services par l’intermédiaire de spécialistes étrangers », a déclaré le ministre russe des Affaires étrangères. Selon M. Lavrov, le Mali s’est tourné vers les SMP parce que la France a l’intention de réduire considérablement son contingent militaire pour lutter contre le terrorisme dans le nord du pays. Il a ajouté que les groupes illégaux y font toujours « la loi ».
Le ministre russe des affaires étrangères a déclaré que Josep Borrell, le haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, avait exhorté la Russie à « ne pas travailler en Afrique » sur les questions de sécurité. « Comme me l’a dit Josep Borrell, il vaut mieux que vous ne travailliez pas du tout en Afrique, car l’Afrique est notre territoire. C’est ce qu’il a dit précisément », a déclaré M. Lavrov.
M. Lavrov a ajouté que les déclarations du type « Je suis le premier, partez » étaient insultantes pour les autorités maliennes qui avaient invité des partenaires extérieurs. En outre, il ne faut pas du tout parler à quelqu’un sur ce ton. Le ministre des Affaires étrangères a expliqué que Bamako faisait tout son possible pour rétablir l’ordre constitutionnel, que les autorités de transition réaffirmaient leur engagement envers leurs obligations internationales et que des élections étaient prévues en février.
Auparavant, le ministère français des Affaires étrangères avait promis à la Russie de « graves conséquences » si la SMP Wagner venait au Mali. Le sujet de la présence de la SMP Wagner au Mali a été soulevé lors d’une réunion avec M. Lavrov par le ministre français des affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian. A son tour, le Haut Représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la sécurité, Josep Borrell, a averti le Mali de conséquences possibles en cas de coopération des autorités du pays africain avec la SMP de Wagner.
Le Premier ministre malien, Choguel Kokalla Maiga, a déclaré que les autorités étaient contraintes de chercher d’autres partenaires pour assurer la sécurité, car la France avait décidé de mettre fin à l’opération antiterroriste Barkhane et « abandonné » le pays africain. L’homme politique a précisé, lors de l’Assemblée générale des Nations unies, que Paris avait pris cette décision de manière unilatérale, sans consulter les Nations unies et le gouvernement de Bamako. Après cela, la configuration des forces reste floue. « La nouvelle situation, qui se dessine avec l’achèvement de l’opération Barkhane, a mis le Mali devant le fait accompli et a donné l’impression que nous avions été abandonnés à mi-chemin, ce qui nous a incités à explorer les voies et moyens de mieux assurer nous-mêmes la sécurité avec d’autres partenaires », a déclaré Choguel Maiga.
De son côté, le président français Macron a déclaré dès l’été que les troupes françaises quitteraient leurs bases à Tombouctou, Kidal et Tessalit d’ici la fin de l’année.
L’ancienne colonie française du Soudan occidental, nommée Mali après l’indépendance, se compose de deux parties mal emboîtées entre elles. La partie nord-est, dont la frontière a été tracée à la règle par les Français, est le Sahel, c’est-à-dire un semi-désert, qui plus au nord se transforme en Sahara. Y vivent principalement des Touaregs et quelques Arabes. L’agglomération la plus célèbre est Tombouctou. Au sud, le Mali proprement dit est peuplé de tribus africaines, principalement les Songa, les Mandingues et les Peuls. Le pays est dominé par les Africains, tandis que les Touaregs réclament périodiquement l’autonomie, l’indépendance et plus d’attention d’une manière générale.
En 2012, sur fond de l’effondrement de la Libye voisine, les Touaregs se sont rebellés, ont pris d’assaut Tombouctou et ont déclaré un État indépendant, l’Azawad. À cette époque, de grandes quantités d’armes non comptabilisées transitaient par la région, que les pays occidentaux envoyaient notamment aux forces anti-Kadhafi en Libye. Naturellement, les Touaregs « modérés » ont rapidement été attaqués par les islamistes d’Ansar al-Din, la branche locale et partiellement libyenne d’Al-Qaïda. Là encore, pour des raisons évidentes, les islamistes se sont montrés plus forts, ont chassé les Touaregs de Tombouctou et ont entrepris de détruire l’ancienne ville, classée au patrimoine mondial de l’UNESCO. Au nom de shaitan.
Les Touaregs ont demandé la paix au gouvernement central du Mali, se sont engagés à se comporter correctement et à ne pas réclamer l’indépendance (seulement l’autonomie) en échange d’une aide contre les islamistes. Le gouvernement malien, de son côté, s’est retourné vers les États-Unis et l’Europe pour obtenir de l’aide. Les Américains, pour telle ou telle raison, ne se sont pas impliqués dans la lutte contre Al-Qaïda en Afrique, mais l’ancienne métropole française a répondu présent. D’autres pays européens ont également apporté un peu d’aide.
Au début, les choses allaient bien. Au cours de l’opération Serval, les Français ont repris Tombouctou, repoussé les islamistes dans le désert et considéré que leur mission était accomplie, quoique pas complètement. L’opération a alors pris le nom d’opération Barkhane et son territoire a été étendu au Burkina Faso, à la Mauritanie, au Niger et au Tchad. Au plus fort de l’intervention, les Français avaient 4’500 soldats dans la région, répartis sur trois bases à N’Djamena, Niamey et Gao et sur six autres avant-postes. 470 véhicules blindés, 19 hélicoptères, huit avions de chasse, deux drones. L’Allemagne a contribué à l’approvisionnement dans le cadre de la mission de l’ONU au Mali (le tout officiellement et légalement).
En fait, sur le terrain, seule l’Estonie a apporté une aide physique aux Français. Ne vous moquez pas – Tallinn a envoyé 50 soldats à Narva, laissant ainsi les défenses de Narva contre une éventuelle agression russe sérieusement à nu. Aujourd’hui, les courageux soldats estoniens ont été abandonnés au milieu du désert. Le ministre estonien de la défense, Kalle Laanet, a annoncé le 22 septembre que sitôt que le Mali aura conclu un accord avec les Russes, les soldats estoniens quitteront le Mali.
De fait, à un moment donné, quelque chose a mal tourné. Dans un premier temps, il s’est avéré que les hélicoptères français et allemands qui avaient été affectés à l’opération étaient des appareils déclassés. Ils avaient épuisé tous leurs moyens. Ils se sont avérés inadaptés pour effectuer des raids dans le désert profond pour chasser les caravanes d’armes et de stupéfiants. Selon les témoignages, au moindre contact avec le feu, les militaires français retournaient à leurs bases et essayaient de ne pas trop s’en éloigner. En fait, depuis cinq ans, ils jouent à la « lutte contre le terrorisme ».
Le chef d’état-major des armées françaises, le général Pierre de Villiers, a fait valoir que « ce format « africain » est peu coûteux, mais il est également « inefficace ». Le général a demandé à plusieurs reprises au président Macron d’augmenter le budget militaire, mais en vain. Finalement, le baron de Villiers a démissionné en déclarant : « Je ne vais pas me laisser faire comme ça ». Ce discours a été enregistré par des personnes bienveillantes et remis au journal Le Monde. La démission du général de Villiers est la première démission d’un chef d’état-major français pendant toutes les années de la Cinquième République. Il faut dire qu’après les attentats de Paris, c’est le général de Villiers qui a été le partisan idéologique du déplacement de la lutte contre les islamistes sur leur territoire. En commençant par le Sahel, qui était accessible aux Français. Déjà après la démission du chef d’état-major, le président Macron avait qualifié le comportement du général d' »indigne ».
En novembre 2019, les Français et les Estoniens ont lancé l’opération Bourgou 4 à la jonction des frontières du Mali, du Niger et du Burkina Faso. Elle s’est achevée avant d’avoir commencé. Le 25 novembre 2019, un hélicoptère d’attaque français Eurocopter Tiger est entré en collision avec un hélicoptère de transport Couguar, tuant 13 soldats français. Ils ne se sont pas distingués dans une tempête de sable. Suite à cela, Macron a ordonné un retrait progressif de la présence militaire française.
Le mécontentement a commencé à croître au Mali au moment de l’annonce du retrait des Français. En moins d’une année civile, le pays a connu deux coups d’État militaires (en août 2020 et en mai de cette année). C’est alors que des drapeaux russes, des portraits de Vladimir Poutine et le slogan douloureusement familier « Faites entrer les troupes ! » ont commencé à apparaître lors des rassemblements de masse à Bamako. Mais il y a un an, cela n’était perçu que comme une plaisanterie amusante. Des photos d’Africains brandissant des drapeaux russes sont devenues virales sur les mèmes les réseaux sociaux.
On trouve encore à ce jour des données comme quoi, sur ces mêmes réseaux sociaux se préparait activement le recrutement de personnel pour une éventuelle opération au Mali parmi les citoyens de l’ancienne Union soviétique. Et on ne parle pas seulement de spécialistes militaires (ingénieurs, dragueurs de mines, ainsi qu’opérateurs et mécaniciens de drones), mais aussi de traducteurs du français, d’instructeurs sanitaires, de médecins généralistes, de chirurgiens, de thérapeutes, d’ingénieurs, de cuisiniers et de chauffeurs. Hommes âgés de 25 à 45 ans, sans condamnation pénale, sans dettes fiscales et en bonne santé.
Il est spécifiquement stipulé que les citoyens de Géorgie et d’Ukraine, les participants aux actions militaires en LNR et DNR, ainsi que les natifs de Donbass et de Crimée en général ne sont pas acceptés. Cette exigence élimine la possibilité de toute difficulté liée aux sanctions, et résulte en partie du fameux complot de Minsk. Cette limitation a déjà provoqué une vague d’indignation, car ce sont précisément ces catégories de citoyens qui sont largement représentées sur le marché des spécialistes militaires. Le salaire minimum est de 150 000 roubles par mois, mais dans l’écrasante majorité des cas, le paiement réel est beaucoup plus élevé en raison de diverses primes (spécialité militaire demandée, compétences linguistiques, etc.)
Il est important de comprendre que la partie russe, dans l’ensemble, n’a pas d’intérêts clairs au Mali. Et la présence pour la présence – ce n’est pas notre style. L’initiative est clairement venue du gouvernement de transition du Mali, qui, en premier lieu, s’est offensé du comportement des Français et, deuxièmement, est effrayé à la perspective d’une attaque islamiste à travers le « vide » qui se forme autour de Tombouctou après le retrait français. Et c’est vers la Russie que le gouvernement malien s’est tourné pour obtenir un soutien.
On peut supposer que l’appel a d’abord été lancé par le ministre malien de la défense, qui s’est rendu en Russie à l’occasion des récents « jeux de l’armée » et du biathlon des chars. La France dépense environ 700’000 euros par an pour l’entretien de son contingent au Mali. La Russie n’est pas très favorable à une telle dépense dans un pays où elle n’a pas d’intérêts particuliers. Mais, d’un autre côté, selon des rapports non confirmés, le Mali lui-même est prêt à payer aux Russes plus de huit millions de dollars, ce qui rend l’opération intéressante. Mais aux structures de sécurité privées, et non à l’État russe.
La possibilité même que des Russes armés « entrent » au Mali dans les prochains jours et occupent d’anciennes bases et bastions français a suscité une vive controverse.
Entre autres de nature purement juridique, car d’un point de vue formel, il n’existe toujours pas de loi sur les SMP en Russie. Mais il existe un article pénal pour le mercenariat (359 du code pénal russe). Mais en 2016, le gouvernement Medvedev s’est opposé à l’adoption de la « loi sur les SMP », car l’existence même de certaines formations armées privées peut être interprétée de manière vague non pas comme des « activités mercenaires », mais comme des « formations armées illégales ». Et elles sont interdites par l’article 13(5) de la Constitution russe. En 2018, Sergueï Lavrov a de nouveau plaidé pour l’adoption d’une nouvelle loi plus élaborée sur les SMP, car, comme dans ce dicton pas très décent, il y a des SMP, mais il n’y a pas de mot pour les désigner.
Cet argument est plus idéologique que juridique. Et avant cela – même à l’époque soviétique, il y avait des problèmes pour ceux qui servaient en dehors du pays ou qui y travaillaient sous contrat avec la partie hôte. Et pas nécessairement dans le cadre d’un contrat militaire. Par exemple, le service dans le contingent angolais a été effectué sous l’égide du ministère de la défense avec les documents appropriés. Mais ceux qui travaillaient non pas avec les Angolais, mais avec les Namibiens (par exemple, les traducteurs d’Afrikaans), bien que venant du territoire angolais, relevaient du Comité central du PCUS et étaient classés de telle sorte qu’ils devaient prouver après coup où ils se trouvaient pendant tout ce temps. De fait, le contingent soviétique en Angola s’y trouvait officiellement, à l’invitation du gouvernement du pays. Le travail en Namibie voisine et avec les Namibiens était considéré comme du sabotage, car officiellement, ce pays n’existait pas et l’Union soviétique n’avait pas déclaré la guerre à l’Afrique du Sud.
On raconte une histoire similaire dans la période post-soviétique avec des personnes (y compris les civils) travaillant dans des zones chaudes ou troublées en dehors de la Russie. Si l’on en avait le désir et l’imagination, elles pourraient être soumises au fameux article 359, et même à des accusations de participation à des groupes armés illégaux.
Mais toutes ces difficultés peuvent effectivement être résolues par l’adoption d’une loi bien conçue sur les SMP. Et il est vraiment temps. Peut-être la nouvelle Douma d’État se préoccupera-t-elle de cette question. En outre, l’absence de cadre juridique viole les droits de ceux qui y travaillent, car il n’y a pas de protection sociale. Le fonds de pension russe, par exemple, se moquera tout simplement de l’explication « J’étais au Mali, à la poursuite d’islamistes dans le désert ». Le problème des pensions et du statut social des anciens combattants des points chauds est toujours résolu au cas par cas à ce jour.
Roland de Roncevaux
Riton l'africain