Note rédigée le 15 octobre 2019, initialement publiée par l’IVERIS. 

Par Leslie Varenne*

 

Au cours des quinze derniers jours, les événements dramatiques se sont succédé à une vitesse effrénée dans la Bande sahélo-saharienne (BSS). Paradoxalement, les communications officielles des gouvernements malien, burkinabè sont déconcertantes d’optimisme. Quant à celle du Conseil de sécurité, le 12 octobre, elle ne pourrait être plus lénifiante. Les populations, elles, ne sont pas dupes, l’inquiétude se lit sur les visages. Elles ont compris que la crise s’inscrivait dans un temps long. Elles ne comptent plus que sur leur propre force pour survivre et sécuriser leur famille, leur village, leur zone. Les échecs militaires assortis d’une absence de réponse politique les poussent à s’interroger sur les raisons de leurs malheurs et sur les agendas des acteurs nationaux et internationaux. Cette situation provoque également la colère des habitants de la BSS. La manifestation qui a tourné à l’émeute le 12 octobre à Sévaré contre la MINUSMA, co-accusée avec l’opération française Barkhane « d’inertie face à la situation sécuritaire dans le centre du pays », est un signal fort, exprimant le niveau d’exaspération et d’élévation de la température. Le même jour, à Ouagadougou était organisé, par plusieurs associations, une journée anti-impérialiste pour demander le départ des forces étrangères. La gronde pourrait se propager…

 

Attaque du camp de la MINUSMA à Sévaré

 

Montée en puissance des forces djihadistes

 

D’après une source sécuritaire, lors de l’attaque de la base du G5 Sahel à Boulkessi et d’un camp des forces armées maliennes à Mondoro dans la nuit du 29 octobre, les soldats ont essuyé une pluie d’obus venant de tous les côtés puis les terroristes se sont rendus maîtres des lieux avant de s’enfuir. Cela prouve d’une part, le bon niveau de préparation militaire et la maîtrise du terrain ; d’autre part, cela confirme que les djihadistes maliens comptent désormais dans leurs rangs des éléments aguerris, parmi lesquels des étrangers ayant fait leurs armes au Moyen-Orient, comme l’IVERIS le notait dans un précédent article et comme le groupe des experts de l’ONU sur le Mali l’a écrit également dans son dernier rapport.

Cette attaque a été revendiquée par le JNIM, de lyad AG Ghali. qui a déclaré que son organisation avait tué 85 soldats, fait deux prisonniers et saisi des pickup, des munitions et des matériels lourds.

Toujours au Mali, une semaine plus tard, les terroristes maliens ont signé une énième attaque contre les forces armées présentes sur le territoire, en tuant un casque bleu par l’explosion d’un engin lors du passage du véhicule de la MINUSMA dans la région d’Aguelhok.

Au Burkina Faso voisin, les quinze derniers jours ont été tout aussi violents, illustrant ainsi la désespérante dégradation sécuritaire. Les mêmes djihadistes qui opèrent au Sahel de part et d’autre de la frontière, adoptent une stratégie différente en poursuivant des objectifs distincts selon les pays. Dans cet Etat, ce sont les populations civiles qui sont les premières ciblées lors d’attaques non revendiquées par des hommes armés non identifiés. Ainsi, en moins de quinze jours, cinq attaques, dont celle d’un site d’orpaillage, ont fait au moins 48 victimes. Le mode opératoire est toujours le même les assaillants arrivent en moto, tuent, pillent, volent le bétail et incendient maisons et bâtiments publics, forçant ainsi les habitants à quitter leurs villages et à venir grossir le rang des déplacés à Ouagadougou.

 

Un débat nauséabond

 

Toujours au Burkina-Faso, le 11 octobre, la grande mosquée de Salmossi, près de Gorom-Gorom a été la cible d’hommes armés, 16 fidèles ont été froidement assassinés pendant leur prière. Cet acte n’a pas été revendiqué, mais il ne semble pas signé par les groupes armés de la zone qui ne s’en prennent pas aux mosquées. Cela s’inscrit plus vraisemblablement dans le cycle attaques de djihadistes/représailles sur des populations soupçonnées de collaborer avec les terroristes. Tout porte à croire que cette tuerie est l’œuvre d’une milice, comme celle des Koglweogos qui avait commis le massacre de Yirgou, de sinistre mémoire.

Par ailleurs, ce drame survient précisément au moment où un débat agite la société burkinabè sur l’utilité de créer des milices d’autodéfense. Loin d’être anodin, ce débat entérine la faiblesse de l’Etat et de son armée, ouvre la voie à des représailles aveugles, à la chasse aux boucs émissaires, aux massacres dits « intercommunautaires » comme celui d’Ogossagou…

 

Déconnectés du réel

 

C’est dans ce contexte que les gouvernements malien et burkinabé, ont cru bon de faire la promotion du tourisme en participant au salon IFTM-TOP Résa à Paris, alors qu’au moins un tiers de leur territoire respectif échappe au contrôle de leur Etat. Interrogé sur RFI, Amadou Maïga chargé de mission au ministère de l’Artisanat et du Tourisme du Mali a déclaré : « lorsqu’il y a du terrorisme, lorsqu’il y a de l’insécurité les gens ont peur, c’est vrai, mais ça ne veut pas dire qu’on ne peut pas envoyer les gens à Tombouctou, les gens peuvent partir partout au Mali, mais il faut simplement organiser et les sécuriser… »  Cette saillie pourrait prêter à sourire si elle ne démontrait pas la déconnection des élites et leurs dénis des réalités.

Leurs pays sont en guerre et leurs dirigeants communiquent comme s’ils étaient en temps de paix. A ce titre, le communiqué du dernier conseil des ministres du Burkina Faso est édifiant. Hormis un décret pris sur le blanchiment et le financement du terrorisme, rien concernant la situation sécuritaire, humanitaire ou sur le sort des déplacés, en revanche il a été décidé qu’un projet de loi sur le… tourisme sera présenté aux députés !

Le communiqué du gouvernement malien après l’émeute de Sévaré où les populations ont saccagé les dépôts de la MINUSMA est tout aussi surprenant. « Le gouvernement appelle les manifestants au calme et à la retenue ; les invite à privilégier le dialogue dans les revendications sociales. Il souligne qu’il est important que les populations apprennent à revendiquer et à s’exprimer sans violence ni vandalisme. Nous devons étonner le monde, en lui montrant notre capacité à transformer la colère en débat et les revendications en solutions concrètes. » Ce communiqué « original » a été vite retiré pour faire place à un autre plus politiquement correct « Le gouvernement condamne avec la plus grande fermeté ces actes intolérables… »

En ce qui concerne les solutions concrètes, c’est précisément ce qu’attendent les populations. Quant à étonner le monde, le Mali le fait déjà.  Lors d’un récent voyage à Bamako, l’auteur de ces lignes a recueilli le commentaire d’un Bamakois : « Au Mali tout est inédit. C’est le seul pays qui achète des avions et reçoit des épaves, c’est le seul pays où l’opposition a le portefeuille de ministre des Affaires Etrangères, le seul pays où des groupes armés sont rebelles le jour, terroristes la nuit et trafiquants tout le temps ; le seul pays où la mauvaise foi politique et la corruption atteignent de tels sommets. »

Dans ces conditions, il est compréhensible que Burkinabè et Maliens doutent de la capacité et de la volonté de leurs dirigeants de les sortir de ce guêpier ; d’autant que ces Etats, et surtout le Mali, sont entrés dans une économie de guerre qui profite aux élites de toutes les parties au conflit. Ce ne sont sûrement pas, non plus, les grandes messes du type de celle qui a eu lieu le 14 septembre dernier à Ouagadougou où la CEDEAO se réunissait en session extraordinaire sur le terrorisme, qui permettront aux populations de retrouver la confiance. Le communiqué final n’étant qu’une longue suite de vœux pieux, dont aucun n’a vu le début d’un commencement de mise en œuvre.

La crise de confiance touche aussi Barkhane. Pas un jour ne se passe sans que les médias maliens et burkinabè ne se fassent l’écho du mécontentement et des interrogations, avec parfois des arguments logiques « Pourquoi la France n’a-t-elle pas vu les colonnes de pick-up se dirigeant vers Boulkessi et Mondoro ? » et d’autres ahurissants : « Aussi longtemps que durera la crise, les forces françaises, onusiennes et le G5 Sahel se ravitailleront dans les stations Total ce qui est une aubaine pour le trésor français ! »

Si la France est soupçonnée d’avoir un agenda caché ce n’est pas seulement parce que la force Barkhane n’arrive pas à contenir les groupes terroristes, c’est aussi et surtout à cause de sa politique illisible qui laisse la place à tous les fantasmes. Après avoir beaucoup communiqué, fait preuve de volontarisme, affiché un optimisme béat en annonçant d’un air martial des victoires du G5 Sahel pour… 2018, Emmanuel Macron semble aujourd’hui tétanisé. Le Quai d’Orsay se tait. Lors de l’attaque des camps militaires, Jean-Yves le Drian a fait le service minimum en publiant un communiqué succinct. Les ministères de la Défense et des Affaires étrangères auraient commandé des rapports à des instituts privés pour trouver des pistes de sorties, preuve de leur désarroi. En soutenant des chefs d’Etats qui ont perdu la confiance de leurs peuples, en fermant les yeux sur leurs pratiques exécrables, comme la création de milices et les trafics en tous genres, les dirigeants français ont placé l’armée française dans une impasse. L’Opération Barkhane est désormais perçue par les opinions publiques comme une assurance tous risques pour des dirigeants corrompus et peu soucieux de leurs peuples.  Comment gagner une guerre lorsque l’on n’ouvre aucune perspective pour la paix ?

Un intellectuel malien décrypte : « La France, comme le G5 Sahel et la Minusma sont partis d’un postulat faux, ils n’ont pas fait une analyse fine de ce type de conflits qui est une superposition de crises qui ont conduit au délitement des Etats. Aujourd’hui la France ne connaît plus l’Afrique, ces élites s’abreuvent des livres d’histoire avec des clichés totalement dépassés. Du coup, le jeu est totalement faussé, tant qu’on ne fera pas la bonne analyse, on ne fera la paix ni au Sahel ni ailleurs. »

 

Persaverare diabolicum

 

Le pire serait que la France persiste dans ses erreurs en soutenant, quoiqu’elle en dise, la seule option militaire ; qu’elle ne prenne pas acte de l’échec du G5 Sahel et qu’avec l’Allemagne, elle pousse à son élargissement à certains pays de la CEDEAO, sous quelques formes que ce soient. Alors que les djihadistes adoptent leur stratégie en fonction des spécificités locales, il est vain et illusoire de vouloir globaliser les solutions à toute l’Afrique de l’Ouest. D’autant que les Etats entrant dans cette nouvelle coalition deviendraient de facto la cible d’al-Qaida (JNIM) ou de l’Etat islamique au Grand Sahara (EIGS). En prime, ces deux organisations risquent fort d’être renforcées par les combattants de Daech qui ont réussi à fuir la Syrie à la faveur de l’intervention turque…

Comment sortir du tunnel et rendre l’espoir à la fois aux populations et à ceux qui s’en soucient ? La situation actuelle ne permet pas de conclure sur une ombre de solution, puisque perdurent les dogmes et les pratiques qui ont conduit à cet échec. Au-delà des diagnostics sévères, l’IVERIS s’efforce toujours de donner des axes de réflexions, mais rien n’est possible dans une telle atmosphère. Rien ne pourra changer, aucune proposition ne sera efficace, aucune action ne pourra être entreprise tant que le mensonge et l’aveuglement régneront au Sahel : la situation est grave, mais elle n’est désespérée que si on ne veut pas la regarder.

 

*Leslie Varenne, co-fondatrice et directrice de l’IVERIS, contributrice invitée de Geopragma 

Source : https://www.iveris.eu/list/notes/450-sahel__une_cecite_volontaire__

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