Par Renaud Girard*, article publié dans le Figaro le 18/02/2020

Un monde passablement désuni. C’est ainsi qu’un observateur impartial aurait pu résumer le spectacle qu’a donné la Conférence sur la sécurité de Munich, qui s’est tenue les 15 et 16 février 2020. Créé en 1962 par Ewald von Kleist, un ancien officier allemand qui était l’un des rares comploteurs contre Hitler de 1944 à avoir survécu, ce forum annuel est devenu le grand rendez-vous mondial pour les questions stratégiques. Son intérêt est que la liberté d’expression y demeure sacrée et qu’il est fréquenté par les plus grands acteurs géopolitiques de la planète.

Cette année, on y a vu monter d’un cran l’acrimonie de la rivalité sino-américaine. Le secrétaire américain à la Défense a traité les Chinois de « voleurs » (de technologies). Le ministre chinois des Affaires étrangères a répliqué un peu plus tard, en traitant les Américains de « menteurs ». Jusqu’à l’année dernière, les Etats-Unis exprimaient toujours deux inquiétudes stratégiques de même degré, l’une à l’égard de la Chine et l’autre à l’égard de la Russie. Aujourd’hui la crainte de l’hégémonisme chinois l’emporte très clairement sur le souci d’une résurgence possible de l’impérialisme russe. Pour Washington, la Chine est presque devenue un ennemi, alors que la Russie reste un partenaire stratégique envisageable, dans un avenir plus ou moins proche. Sans que cela ait figuré dans l’agenda officiel du Département d’Etat, le secrétaire d’Etat américain Mike Pompeo a eu un long a parte avec le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, dans la suite de ce dernier. Les Américains sont peut-être en train de se rendre compte qu’ils ne parviendront jamais à équilibrer seuls, dans les trente prochaines années, la montée en puissance de la Chine, sur les plans militaire, technologique, financier, et qu’ils ont donc intérêt à amener progressivement les Russes de leur côté. Aujourd’hui, à Washington, la Crimée n’est plus une obsession stratégique, d’autant plus que les Américains savent bien que la presque-île est fondamentalement  russe, depuis sa conquête sur l’empire ottoman par Catherine la Grande au dix-huitième siècle.

En revanche, la technologie chinoise est devenue la grande obsession des décideurs stratégiques de Washington. Ils ne supportent pas l’idée de voir le géant chinois des télécommunications Huaweï équiper en 5-G leur territoire ou celui de leurs alliés. Ils estiment que cela donnerait aux Chinois un levier pour paralyser les pays occidentaux, en cas de confrontation politique avec Pékin. Ils exercent une énorme pression sur leurs alliés européens pour qu’ils renoncent à acheter des équipements Huaweï. Ils envisagent de ne plus livrer de pièces technologiquement avancées à COMAC, la firme chinoise aéronautique, qui ambitionne de dépasser Airbus et Boeing d’ici vingt ans.

La Conférence de Munich est censée s’occuper en priorité de la sécurité en Europe. Mais certains grands acteurs européens de naguère ont vu leur étoile pâlir. Le Royaume-Uni n’était même pas représentée à haut niveau. Les Britanniques, dont la diplomatie faisait jadis rêver, ont entamé un curieux repli sur soi. Ils traversent un long passage à vide géopolitique. Ils ont saboté leur influence en Europe, sans parvenir vraiment à l’exercer ailleurs. Ils ne sont entendus que marginalement à Washington et les pays du Commonwealth développent désormais leurs propres priorités stratégiques, décidées en fonction de leurs intérêts régionaux, et non des intérêts de la Couronne.

L’Allemagne, quant à elle, vit une crise de leadership. C’est le crépuscule du pouvoir de la Chancelière, sans qu’on voie surgir une personnalité allemande nouvelle, capable de donner enfin un vrai rôle géopolitique à la première puissance économique européenne (du type de celui qu’avait exercé le chancelier Willy Brandt avec son Ostpolitik).

Dans un tel contexte, s’ouvre une fenêtre d’opportunité unique pour la diplomatie française. Emmanuel Macron ne s’y est pas trompé, qui a fait le déplacement de Munich. Face à la fantastique confrontation qui s’annonce entre la Chine et l’Amérique, le président français a compris que la planète avait besoin d’une puissance d’équilibre et de paix, capable d’édicter des normes et des codes de conduite. Vu la taille devenue relativement modeste de la France, seule une Europe unie et forte peut jouer ce rôle. A raison, Macron n’aime pas les politiques américaines d’ostracisme, qui gèlent les problèmes sans jamais les régler (Cuba, Iran, Russie, etc…). Il veut que l’Europe prenne en main non seulement sa défense et sa technologie, mais aussi la prévention des crises la menaçant en premier, comme l’explosion démographique africaine.

Le président français a remplacé ses inutiles leçons de morale aux autres leaders européens par une vision géopolitique fondée sur les réalités. C’est, diplomatiquement, un indéniable progrès.    

*Renaud Girard, membre du Conseil d’orientation stratégique chez Geopragma

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