Billet du lundi 5 février rédigé par Emmanuel Goût, membre du Conseil d’Orientation Stratégique de Geopragma.
Monsieur le Président, je vous écris une lettre… Non, trois lettres : EPR (European Pressurized Reactors), que vous lirez peut-être si vous avez le temps. (*)
Trois lettres qui s’inscrivent aujourd’hui comme une épitaphe sur les coupoles de ces réacteurs mastodontes, victimes d’hémorragies technologiques et financières, comme en Finlande, au Royaume Uni, et en France. Trois lettres, fleuron prétendu, affiché, supposé de la technologie nucléaire française qui, en son temps, sut être la plus performante au monde.
Si vous avez, au début de votre premier mandat, affiché votre volonté de sortir du nucléaire, c’est au cours du second que vous avez déclaré exactement le contraire. Il semblerait d’ailleurs que ce deuxième mandat s’affiche de plus en plus en contradiction avec le premier, tous sujets confondus. A l’exception cependant d’un fil conducteur, un fil guerrier caractérisé par l’usage d’un vocabulaire que l’on retrouve dans nombre de vos interventions : jamais nous n’aurons eu, en effet, un président utilisant tant le mot « guerre », cultivant même ce mot qui ne laisse « guère » de place au tort et à travers. Une guerre déclarée, sans retenue, contre les gilets jaunes, les incendies de forêts, le Covid, la Russie, le chômage, la baisse de la natalité nécessitant un réarmement démographique, etc…
Revenons à l’EPR énième génération, programmé en France dans cette perspective de re-nucléarisation et commercialisé dans un monde en quête de décarbonation.
Le catastrophique pédigrée de l’EPR est sans commune mesure, ce qui ne manque pas de nous interpeller sur la capacité d’analyse de nos dirigeants. Trois exemples, aussi singuliers que concrets suffisent à illustrer cette déroute (pour vous faire un clin d’œil belliqueux) : l’EPR de Finlande, du Royaume-Uni et de la France (à Flamanville). Mediapart est revenu dans son édition du 25 janvier en détail sur la catastrophe, « le naufrage de l’EPR ».
Une connaissance plus sommaire mais documentée suffit à pouvoir décrire sans nuance ce désastre : des explosions de budgets, déjà très élevés (5 fois les prévisions), des délais ou plutôt des retards de 5 à 15 ans, enfin une utilisation de 30 à 40 % de béton et acier en plus par rapport à nos concurrents internationaux ; pas étonnant que les Emiratis aient préféré un « new player », les Coréens!
Comment en sommes-nous arrivés à ce déni du bon sens, comment pouvons-nous continuer de croire en notre supériorité technologique et commerciale, pourtant si mise à mal par la (triste) réalité ? Peut-être le résultat d’un cocktail ENA-Polytechnique se mettant au service d’ambitions manquées ?
A la fin de la première décennie de notre siècle, je faisais partie professionnellement de ce dernier carré qui, en Europe, voyait encore un salut dans l’énergie nucléaire. Les principaux acteurs mondiaux s’appelaient Areva, Westinghouse, Mitsubishi, Rosatom ; ni les Coréens du Sud, ni les Chinois n’avaient encore affiché une quelconque compétence à faire partie de la cour des grands. Depuis, Rosatom (le Russe) est devenu le premier constructeur mondial et son uranium sert encore 50% des centrales nucléaires américaines, n’en déplaise aux pourfendeurs de sanctions à tout vent. On est loin de Tchernobyl, et la Russie est désormais à la pointe technologique et sécuritaire dans ce domaine.
A l’époque, les Russes poussent pour des réacteurs de moyenne puissance VVER 800/1200 MGW pour répondre à leurs propres besoins, mais aussi pour leur développement à l’international, qu’ils accompagnent de politiques commerciales séduisantes : des mécanismes de financement qui répondent aux attentes des pays optant pour cette énergie décarbonée. On compte déjà de nouvelles centrales russes en Turquie, au Bangladesh, et en Egypte.
Autour de l’année 2010, la Russie et Rosatom avaient tendu la main à Areva. Malheureusement, Anne Lauvergeon, CEO d’Areva, resta campée sur ses aprioris et son option technologique de méga réacteurs. Pour être plus explicite, l’EPR, c’est comme si vous cherchiez à vendre une Mercedes 600 à une personne souhaitant acquérir une voiture de luxe, non sans faire de sacrifices, sans lui proposer le modèle 300, plus accessible.
Au même moment, des ingénieurs français chez EDF attiraient l’attention sur une technologie russe qui permettait, par induction, de remettre à neuf l’acier fragilisé par le bombardement neutronique de plusieurs décennies de production d’énergie nucléaire. Cela aurait permis de réaliser des économies colossales sur la rénovation du parc nucléaire français. Là encore, l’affaire fut classée sans suite.
Depuis, la Russie perfectionne les mini-centrales en mer, utilisant cette industrie pour ouvrir de nouvelles voies d’approvisionnement dans le cercle polaire, les USA réalisent des projets nucléaires en technologie 3D (sans soudure) et des centrales de moyenne puissance AP 1000, les Coréens et les Chinois sont entrés sur le marché et l’Italie y songe, forte d’un « know how » à l’international et d’une réelle capacité d’innovation, comme par exemple avec New Cleo, « l’énergie d’imaginer ».
La France devrait pouvoir rapidement se remettre en ordre de marche en se positionnant sur le marché mondial et intérieur, forte d’une technologie qui a fait sa gloire avant l’EPR et qui fit d’elle le pays le plus nucléarisé au monde dans son « mix énergétique ». Il faut pour cela que la Présidence ouvre les yeux et écoute ceux qui ont accompagné ces évolutions mondiales, hors des carcans institutionnels. Sinon, après la disparition d’Areva, c’est la disparition d’EDF qui pourrait se profiler. Une société EDF qui tente une dernière sortie avec les SMR (Small Modular Reactors) qui paraissent voués aux mêmes difficultés d’abord, puis à l’échec comme l’EPR, face aux Américains et aux Russes qui tirent déjà les marrons du réacteur!
Cette réaction en chaîne, dans le domaine du nucléaire, ne fut malheureusement qu’un avant-goût de déroulés historiques à vocation manichéenne. On voit désormais les conflits s’accumuler à la surface du globe, alors que les coopérations internationales scientifiques, culturelles et universitaires se sont souvent révélées le meilleur antidote aux antagonismes meurtriers.
« Décidément, l’Ouest a perdu le Nord », comme le rappelait encore récemment la Présidente de Geopragma, Caroline Galacteros. Les paranoïas sont mauvaises conseillères et n’engraissent que les industries de l’armement. Peut être serait-il temps de dépoussiérer, en notre faveur, le « Drang nach Osten » (**) avant que les Allemands ne s’en ressaisissent.
(*) clin d’œil à Boris Vian
(**) option géopolitique allemande du XIXième de poussée vers l’Est de l’Europe.
truffier
isabelle colcombet