Article rédigé le 21 mars 2025 par Ana Pouvreau, géopolitologue, docteure en Études slaves de Paris IV-Sorbonne et diplômée en Relations internationales et Études stratégiques de Boston University et Alexis Troude, Docteur en histoire spécialiste de la Serbie et auteur de nombreux ouvrages sur les Balkans.

Cet article est paru sur Le Diplomate Media le 21 mars 2025 https://lediplomate.media/2025/03/unite-slaves-ue-russie/ana-pouvreau/monde/

La chute de l’empire soviétique en 1991 laissait espérer l’avènement de la prospérité, de la stabilité et de la sécurité, pour l’ensemble des peuples européens, comme le promettait à l’époque l’Alliance atlantique et les partisans de l’intégration européenne. Ces promesses se sont rapidement avérées trompeuses. 

Dans l’immédiat après-Guerre froide, l’éclatement de la République fédérative de Yougoslavie (1945-1992), puis celui de la République fédérale de Yougoslavie (1992-2003), ont eu pour conséquences le déclenchement de guerres sanglantes et la mort de plus de 130 000 Slaves des Balkans, en particulier lors de la guerre en Bosnie-Herzégovine (1992-1995). 

Les deux décennies qui s’en sont ensuivies ont été marquées par les élargissements successifs de l’Alliance atlantique vers l’Est et par l’entrée dans le giron occidental de plusieurs pays slaves (Pologne, Bulgarie, Tchéquie, Slovaquie, Croatie, Slovénie, Monténégro, Macédoine du Nord). Avec l’adhésion à l’OTAN et à l’UE de trois anciennes républiques soviétiques (Estonie, Lettonie, Lituanie), des minorités russes ont été incorporées dans le bloc occidental. Selon les statistiques officielles, en 2023, il y avait quelque 886 000 Russes ethniques dans les trois Etats baltes (environ 296 000 en Estonie, 445 000 en Lettonie et 145 000 en Lituanie).

L’hostilité manifeste des Etats-Unis face à toute perspective d’union des Slaves en Eurasie

Ce processus d’élargissement de l’OTAN vers l’Est a été notamment sous-tendu par la volonté des Etats-Unis de rendre impossible, dès la fin de la Guerre froide, toute union entre l’Europe occidentale et la Russie, et ce, afin de préserver l’hégémonie américaine dans le monde. Toutes les évolutions depuis 1991 traduisent le triomphe des recommandations du stratège américain d’origine polonaise Zbigniew Brzezinski (1928-2017) en matière de politique étrangère vis-à-vis de la Russie. Sur le grand échiquier qui s’étend de Lisbonne à Vladivostok, Brzezinski, reprenant l’idée du père fondateur de la géopolitique, le britannique Halford J. Mackinder, selon laquelle le continent eurasiatique serait le cœur du monde, considérait que « si l’espace central rompt avec l’Occident et se transforme en entité unifiée et dynamique ; si dès lors, il parvient à assurer son contrôle sur le Sud ou à former une alliance avec le principal acteur en Orient, alors la prépondérance américaine en Eurasie sera terriblement réduite »[1]. S’ensuivirent le renforcement par les Etats-Unis de l’indépendance de pays tels que l’Ukraine ou des Etats baltes et l’élargissement de l’OTAN vers l’Est à partir des années 1990, pour contrer la puissance russe. « Sans l’Ukraine, écrivait Brzezinski, la Russie cesse d’être un empire, alors qu’avec une Ukraine subvertie puis subordonnée, la Russie devient automatiquement un empire »[2].

Ce faisant, les États-Unis ont empêché toute résurgence du panslavisme, ce mouvement visant à l’union et à l’unité des Slaves. La notion d’unité slave ne date pas du 19ème siècle avec la naissance du mouvement panslaviste russe comme on le croit souvent, mais elle est présente « dès le début de l’histoire des nations slaves et elle s’est perpétuée à travers le Moyen-Age jusqu’aux temps modernes » selon l’éminent slaviste Francis Dvornik [3]. L’idée d’une union des peuples slaves au sein d’une fédération panslave sous la houlette de la Russie constitue la base du panslavisme[4].Après la Seconde guerre mondiale, les idées panslavistes du penseur Nicolas Danilevski (1822-1885) ont trouvé une forme d’incarnation dans l’alliance militaire qu’a été le Pacte de Varsovie[5]. En raison de la politique de neutralité observée par Tito depuis sa rupture avec Staline en 1948, la Yougoslavie manquait cependant à cette alliance qui regroupait plusieurs pays à majorité slave.

Les velléités occidentales de division des Slaves et de découpage territorial de la Russie 

L’hostilité de l’Occident face au projet d’union des Slaves s’est doublée d’une détermination à diviser le monde slave en réduisant à néant l’influence de sa composante la plus importante : le peuple russe. Certains stratèges occidentaux se sont attelés, pour ce faire, à imaginer un découpage de l’immense territoire de la Fédération de Russie (17 millions de km2) en cas d’hypothétique défaite russe dans la guerre russo-ukrainienne, comme l’ont montré plusieurs projets récents, tel que celui présenté par Janusz Bugaiski, ancien conseiller des départements d’État et de la Défense américains, dans son ouvrage Failed State. A guide to Russia’s Rupture. Des plans datant de l’époque de la chute de l’Union soviétique ont refait surface[6].

Cette volonté de division des Slaves sur le sol européen s’est développée dans les années 1990 à travers les guerres yougoslaves. On estime à plus de 130 000 personnes le nombre de Slaves, qu’ils soient catholiques, orthodoxes ou musulmans, qui ont perdu la vie entre 1991 et 1999[7].

Dans leurs travaux, les journalistes Diana Johnstone et Jürgen Elsässer estiment que ces guerres ont été provoquées par la volonté d’hégémonie des Etats-Unis, qui n’ont pas hésité, à maintes reprises, à instrumentaliser le radicalisme islamiste[8].

Dans le domaine du soft power, on constate par exemple, à partir des années 2000, la volonté d’une certaine partie de l’intelligentsia américaine d’abandonner progressivement l’appellation d’« Études slaves » dans les universités et de la remplacer par celle d’ « Études Est-européennes ». On observe que ce changement est subrepticement mis en œuvre en Europe de l’Ouest. Cela constitue un signal clair visant à atténuer la slavicité au profit d’une atomisation de l’identité slave. 

Pour l’heure, le bloc occidental continue de se consolider pour faire pièce à la Russie en intégrant de nouveaux États dans l’Alliance atlantique : la Suède et la Finlande[9], et peut-être prochainement la Bosnie, l’Ukraine, la Moldavie, et la Géorgie. Et ce, au risque d’une déstabilisation géostratégique accrue de l’Eurasie, ces trois derniers pays étant en partie militairement occupés par la Russie.

Force est ainsi de constater que l’effondrement de l’empire soviétique, loin d’apporter la paix, la stabilité et la prospérité sur le continent eurasiatique, a laissé place à un environnement géopolitique dans lequel l’identité et la survie du peuple slave sont une nouvelle fois mises en jeu, plus de trois décennies après la fin de la Guerre froide. 

La guerre en Ukraine et la décimation du peuple slave

En septembre 2024, moins de trois ans après le déclenchement de la guerre en Ukraine (24 février 2022), les combattants tués au combat se comptent désormais par centaines de milliers. On évoque désormais le nombre d’un million de soldats ukrainiens tués sur le champ de bataille, selon le colonel Douglas Macgregor, ancien conseiller de Donald Trump[10]. Cette guerre entre Slaves au cœur du continent européen, est caractérisée par un taux de mortalité spectaculaire chez les troupes combattantes, qui serait soixante fois supérieur à celui enregistré parmi les troupes américaines lors de la guerre du Vietnam. Ces victimes s’ajoutent à celles de la guerre au Donbass, qui, de 2014 à 2022, a fait plus de 14 000 morts. Selon le Wall Street Journal, « les pertes élevées - et leur progression rapide - des deux côtés laissent entrevoir des effets dévastateurs à long terme pour des pays qui, avant la guerre, luttaient contre le déclin de leur population, causé principalement par la crise économique et les soubresauts affectant leurs sociétés »[11].

Dans ces conditions, si un nouveau conflit mondial survenait en raison de l’escalade guerrière actuelle entre l’OTAN et la Russie, ces populations seraient indubitablement annihilées par de sanglants combats fratricides au cœur-même de l’Europe, voire par l’utilisation de l’arme nucléaire sur le champ de bataille. Cela constituerait sans doute l’ultime épisode de leur décimation qui s’est accélérée à partir du vingtième siècle, et par extension celle des autres peuples européens, qui ne seraient nullement épargnés.

[1]  Justin Vaïsse, Zbigniew Brzezinski, stratège de l’Empire, Paris, Odile Jacob, p.328.

[2] Zbigniew Brzezinski, “The Premature Partnership”Foreign Affairs, mars-avril 1994, vol73, n°2, p.80.

[3] Francis DvornikLes Slaves, histoire et civilisation de l’Antiquité aux débuts de l’époque contemporaine, Paris, Seuil, 1970, p.10.

[4] A partir de 1848,la question de l’unité des peuples slaves a été débattue sans relâche lors de congrès panslaves notamment à Vienne, Breslau, Prague et Moscou. En 1857, a été fondée la Société d’assistance aux Slaves. Dans les Balkans, cette idée fut accueillie avec soulagement par les Slaves qui percevaient la Russie en puissance libératrice face au joug ottoman, comme ce fut le cas lors de la guerre russo-turque de 1877-1878. Nikolaï Danilevski, de même que Fédor Dostoiëvski, avaient même théorisé de faire de Constantinople – qui aurait été renommée Tsargrad – la capitale d’un Etat panslave.

[5] Le Pacte de Varsovie a regroupé à compter de 1955, l’Union soviétique, l’Albanie, la Bulgarie, la Roumanie, la Hongrie, la Pologne, la Tchécoslovaquie et la République démocratique d’Allemagne. 

[6] « Des projets pour l’éclatement de la Russie », Limes in Revue Conflits, 23 juin 2023. 

[https://www.revueconflits.com/des-projets-pour-leclatement-de-la-russie/?utm_source=newsletter&utm_medium=email&utm_campaign=des_projets_pour_l_eclatement_de_la_russie&utm_term=2024-10-06]

[7] Centre de documentation historique de Sarajevo, 2013.

[8] Diana Johnstone, La croisade des fous : Yougoslavie, première guerre de la mondialisation, Paris, Le Temps des Cerises, 2005 ; Jürgen Elsässer, Comment le djihad est arrivé en Europe, Paris, Xenia Editions, 2006. 

[9] Ana Pouvreau, « Les implications de l’adhésion de la Finlande et de la Suède à l’OTAN », Ledialogue.fr, 21 août 2023. [https://www.ledialogue.fr/732/Les-implications-g%C3%A9ostrat%C3%A9giques-de-l-adh%C3%A9sion-de-la-Finlande-et-de-la-Su%C3%A8de-%C3%A0-l-OTAN]

[10] « Colonel Douglas Macgregor: Trump’s move today caused huge panic ! », février 2025.

[https://www.youtube.com/watch?v=KsqGqSGce_I]

[11] « One million are now dead or injured in the Russia Ukraine war »Wall Street Journal, 17 septembre 2024.

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