Billet du lundi 19 octobre 2020 par Jean-Philippe Duranthon

En Méditerranée la Turquie envoie des navires de prospection d’hydrocarbures dans des secteurs qu’elle revendique mais qui font aujourd’hui partie de la zone économique exclusive (ZEE) de la Grèce ou de celle de Chypre. Le Liban est incapable, malgré l’urgence que requiert sa déliquescence politique, économique et financière, de constituer un gouvernement mais il engage des négociations avec Israël pour fixer leur frontière maritime commune, c’est-à-dire pour se partager les champs d’hydrocarbures off-shore qui ont été récemment découverts. L’Azerbaïdjan veut récupérer le Haut-Karabakh et est à cette fin aidé par la Turquie (encore elle) qui, entre autres, cherche à accéder plus facilement par oléoduc aux riches champs pétrolifères de la mer Caspienne. En Libye, deux factions s’affrontent depuis de nombreux mois pour contrôler les champs pétrolifères du Fezzan, l’une d’elles étant puissamment aidée par la Turquie (toujours elle).

Plus au Nord les Etats-Unis, aidés par la Pologne, font régner la loi du plus fort (au sens propre du terme : en imposant la législation du plus fort) pour empêcher, par des sanctions extraterritoriales, l’achèvement du gazoduc Nord Stream2, pourtant construit à 90 %, parce que celui-ci conforterait les liens économiques entre l’Europe occidentale et la Russie au lieu d’ouvrir de nouveaux marchés au gaz de schiste américain.

L’Irak a constaté il y a quelques années, et l’Iran constate aujourd’hui, que le pétrole ou l’embargo sur ses livraisons est un instrument précieux si l’on veut déstabiliser un pays jugé malintentionné. Les débats au sein de l’OPEP ou entre l’OPEP et les pays consommateurs de pétrole ont des répercussions majeures sur la situation économique des pays occidentaux.

Les hydrocarbures sont donc un enjeu géopolitique mondial et une source de tensions, voire de conflits. Ce n’est bien sûr pas nouveau, et ne pas prendre en compte les problématiques liées aux hydrocarbures revient à s’interdire de comprendre l’histoire du monde depuis plus d’un siècle. Et cela va durer puisqu’en 2018 les hydrocarbures représentaient 55 % de la consommation mondiale d’énergie primaire (33,2 % pour le pétrole et 21,8 % pour le gaz selon l’Agence Internationale de l’Energie). Les humains continueront donc pendant longtemps à s’invectiver et se battre pour maîtriser un peu d’or noir, M. Erdogan n’est pas le dernier à l’avoir compris.

Mais les choses vont évoluer. Les pays développés voient dans les énergies renouvelables (ENR) le nouveau Graal permettant de sauver la planète et dans les moteurs électriques ou à hydrogène la solution permettant de continuer à vivre dans l’opulence et de faire partager cette opulence à un nombre illimité de terriens. Mais, pour fonctionner, les éoliennes ne nécessitent pas que du vent, elles ont besoin de béton pour leur socle, d’acier pour leur mat, de matériaux composites pour leurs pales. Elles ont surtout besoin, pour leur générateur, de matériaux rares. Tel est le cas de tous les moteurs électriques ou à hydrogène et, de manière générale, de toutes les batteries. Or les matériaux concernés sont répartis sur le globe de manière encore plus inégalitaire que les hydrocarbures. En effet :

  • le cobalt se trouve pour 60 % de sa production dans la République Démocratique du Congo, 
  • le lithium provient pour l’essentiel du « triangle du lithium » situé à cheval sur les territoires de l’Argentine, de la Bolivie et du Chili,
  • les plus grands gisements de nickel sont situés en Indonésie,
  • les autres « terres rares » sont particulièrement abondantes en Chine et en Afrique.

L’énergie nucléaire, quant à elle, dépend de l’approvisionnement en uranium dont les gisements les plus importants sont situés en Australie, au Kazakhstan, au Canada, en Russie, en Namibie et au Niger.

Verrons-nous demain les mêmes humains, ou plutôt leurs enfants, s’invectiver et se battre dans ces régions pour acquérir quelques tonnes de ces matériaux ?

Certains s’y préparent et cherchent à bâtir dès aujourd’hui des positions de force. La Chine est particulièrement active en Afrique et investit fortement en Indonésie. Aux Etats-Unis, Elon Musk mène avec constance une politique visant à sécuriser, par des contrats de long terme, ses approvisionnements : en juin, il a conclu avec Glencore un contrat concernant le cobalt, en septembre il en a signé un avec Piedmont Lithium, et il a annoncé récemment être en discussion avec BHP pour faire de même pour le nickel.

Le contraste est patent avec l’Europe. Alors qu’elle s’apprête, avec l’appui de la plupart des Etats membres, dont la France, à renforcer ses objectifs de décarbonation de l’économie, elle n’a inscrit qu’en 2020 le lithium dans sa liste des matières premières dites « critiques » et ne l’a pas encore fait pour le nickel.

La France, quant à elle, s’est de fait interdit toute nouvelle exploitation minière sur son territoire mais l’Etat, les entreprises pétrolières et celles du cycle du nucléaire (Orano, ex-Areva) ont l’habitude d’agir en Afrique, pour le meilleur et pour le pire, et d’y sécuriser ses approvisionnements miniers. Elle bénéficie de liens pour le moins privilégiés avec la Nouvelle Calédonie, où l’exploitation du nickel est ancienne, et dispose, avec Eramet, d’une entreprise implantée en Nouvelle Calédonie et en Indonésie pour le nickel ainsi qu’en Argentine pour le lithium (où l’entreprise vient toutefois de suspendre son projet en raison de la situation financière du pays). 

Mais l’instabilité chronique de certaines régions, l’Afrique par exemple, rend cette présence française fragile, et la France a historiquement peu de relations avec certaines zones géographiques à fort enjeu minier d’avenir, telles que l’Amérique du Sud ou l’Indonésie, si bien qu’aujourd’hui certains besoins futurs ne sont pas couverts.

Qui, des entreprises ou de l’Etat, doit nouer des liens avec ces pays dont les gisements conditionneront l’accès aux énergies du futur ? Les entreprises sont les mieux à même de savoir quels liens sont souhaitables et quelles modalités retenir pour les forger. Le problème est que l’outil industriel français est en retard et peine à trouver les capacités financières nécessaires pour effectuer les mutations en cours. EDF doit déjà financer à la fois le « grand carénage » de ses installations nucléaires actuelles et, en France espérons-le ou à l’étranger, le développement de la nouvelle génération de centrales ; les possibilités d’investissements d’Eramet, dont les résultats fluctuent en fonction des prix mondiaux des métaux, sont limitées ; et si Tesla, chéri par la bourse américaine, peut nouer des liens avec les grandes entreprises minières et investir à leurs côtés, le secteur automobile français, qui finance difficilement le basculement vers la motorisation électrique et la conduite autonome, fait l’impasse sur le contrôle de ses approvisionnements miniers.

Le pétrole et le gaz continueront d’animer les relations internationales pendant de nombreuses années encore. Mais la mutation énergétique souhaitée nécessite une maîtrise des approvisionnements miniers qui en conditionnent la réalisation, faute de quoi notre pays se trouvera en situation de dépendance vis-à-vis des pays qui recèlent les gisements, et des puissances qui contrôlent ces pays. Il faut s’en convaincre et agir en conséquence sans attendre la montée de tensions en Afrique mais peut-être demain aussi dans le sud-est asiatique et en Amérique du Sud.

*Jean-Philippe Duranthon, membre fondateur de Geopragma

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