Billet du lundi 18 octobre 2021, par Pierre de Lauzun, membre fondateur de Geopragma.

 

      La déroute occidentale et plus encore américaine en Afghanistan a des conséquences considérables pour les équilibres de puissance. Je n’évoquerai cependant ici qu’un aspect particulier, l’aspect idéologique – compris au sens large, notamment avec sa dimension de communication.

      Il va de soi que l’idéologie est rarement le seul moteur d’une action sur le plan international et notamment d’une action militaire, et qu’elle joue souvent un rôle de prétexte ; mais ce serait une erreur d’en déduire qu’elle ne joue qu’un rôle secondaire, ou de simple emballage. C’est notamment le cas dans des sociétés démocratiques où plus encore que dans d’autres, il n’est pas possible de mener de telles actions sans leur donner une motivation de ce type. Mais ce peut d’ailleurs être vrai aussi de régimes non démocratiques, comme feu l’URSS nous le rappelle.

      Or, la motivation en question doit avoir un lien avec l’action envisagée et ses modalités ; on ne peut pas mettre en avant n’importe quel motif pour n’importe quelle action. Et s’il y a un lien, l’influence va dans les deux sens : d’un côté, évidemment, l’action menée limite le choix des motifs idéologiques, mais d’un autre côté les motifs idéologiques influencent le choix des buts et des moyens. L’URSS par exemple est intervenue pour soutenir Cuba après sa révolution, certes dans le cadre de son opposition globale aux Etats-Unis et pour tenter de les menacer près de leurs côtes ; mais sans la dimension idéologique et la logique que cela imposait, l’intérêt d’agir sur cette île très loin de ses bases n’aurait pas nécessairement eu beaucoup de sens, sans parler du coût exorbitant de ce soutien pour elle. De même la France poussait pour une intervention en Syrie pour des motifs essentiellement idéologiques.

      Par ailleurs la sphère idéologique a sa logique de développement propre. Ainsi les mal nommés ‘néoconservateurs’ américains ont théorisé tôt un interventionnisme musclé censément pour défendre et répandre la démocratie et les droits de l’homme, bien avant que cela soit invoqué pour justifier des expériences comme la guerre d’Iraq en 2003. S’y est ajouté, à un niveau international bien plus large, la théorisation croissante d’un supposé droit d’intervention, battant en brèche les références westphaliennes jusque-là supposées dominantes. C’est dans ce cadre général que des concepts et des pratiques nouvelles ont été ensuite mises en pratique comme le trop célèbre ‘nation-building’.

      Comme la plupart des commentateurs l’ont noté, ce dernier a évidemment du plomb dans l’aile maintenant que l’échec de l’Afghanistan s’ajoute à celui de l’Iraq. Il est maintenant manifeste même pour ceux qui ne voulaient pas le voir qu’on ne modifie pas la situation culturelle ou politique d’un peuple à volonté, et que l’action militaire y a ses limites. Même l’interventionnisme ‘chirurgical’, limité à un renversement de régime pour laisser ensuite les locaux se débrouiller, a montré ses inconvénients, le désastre lybien en étant l’exemple le plus consternant.  

      Est-ce à dire que l’interventionnisme en tout ou partie idéologique est désormais discrédité ? Ce serait aller bien vite en besogne.  

      Rappelons d’abord le maintien a priori certain d’une intense activité idéologique occidentale au niveau international, au service de principes allant de la démocratie et des droits de l’homme à la ‘santé reproductive’ ou aux droits des personnes LGBT etc. Il n’y a pas de raison que cela ne continue pas allégrement. Il ne s’agit pas seulement de purs discours, mais par exemple aussi de conditionnalité idéologique à des financements. Sans parler du formidable relais des ONG et plus encore des très puissantes fondations désormais richissimes, issues des GAFAs et nord-américaines pour l’essentiel, qui sont alignées sur le même programme. Ce ‘soft power’ est donc plus que jamais d’actualité.

      Dans la période antérieure, c’est de ce genre d’obsession idéologique que beaucoup de gens ont déduit le droit d’ingérence, qui tendait en outre à se transformer en devoir d’ingérence. Bien entendu, une idéologie de ce genre, typique de nos pays, ne débouche pas automatiquement sur une ingérence, d’autant que l’idée est plutôt récente sous cette forme. Tout récemment pour de multiples raisons Hongkong a été mis au pas sans réaction des Occidentaux. On s’accommode bien à l’occasion et depuis longtemps de régimes violents et de leurs pratiques, comme le montre depuis 90 ans le cas de l’Arabie saoudite. On n’a donc pas une doctrine d’emploi homogène, et même à l’époque où l’idée d’ingérence battait son plein, on intervenait à l’occasion mais pas systématiquement.

      Mais cela n’enlève rien à l’existence des idées en question et de leur logique. On restera donc toujours tenté d’intervenir à l’occasion sur ces motifs, quoique sans doute avec des prétentions et un discours plus modestes. Par ailleurs, inversement, les rapports de pouvoir subsistent et peuvent conduire à des actions militaires ; et il est assez peu probable que la dimension idéologique en soit alors absente. Si par exemple les Etats-Unis aidaient Taiwan face à une éventuelle attaque chinoise, on mobiliserait évidemment les ressources du discours démocratique ; ce qui serait plus difficile si Taiwan était une dictature, à situation stratégique identique. Pour tous ces motifs, l’interventionniste idéologique, même du genre dit ‘néoconservateur’ devrait subsister (en réduisant sensiblement ses ambitions).

      On ne peut donc pas comprendre ce qui se passe sans prendre en compte cette dimension, encore moins abandonner le champ idéologique en laissant un certain discours s’imposer et plus encore d’arroger le monopole de la morale, parce qu’il prétend être le camp du Bien. Cette prétention doit donc être combattue sur son terrain même. La morale, et le Bien qu’elle recommande, ne sont en effet pas déterminés en parachutant des principes abstraits et à prétention universelle sur une situation quelconque, mais en discernant ce qu’il est bon de faire dans cette situation, parce que ce que l’on fait conduit à une situation meilleure. Non seulement donc un comportement authentiquement éthique ne s’oppose pas au pragmatisme et au réalisme, mais ces derniers en sont la condition nécessaire.

      Au niveau international, cela conduit à ne pas considérer automatiquement comme un ennemi celui dont vous considérez la culture ou le système politique comme divergent du vôtre, car la question centrale est le rapport entre pays et la véritable paix : il faut donc moins d’idéologie, mais plus de vraie recherche du bien pertinent en l’espèce ; ce qui conduirait par exemple à une attitude moins systématiquement hostile envers la Russie. De façon analogue, cela amène à ne pas confondre la question de la régulation de la violence au niveau national, à travers des institutions ayant en principe le monopole de cette violence pour assurer le bien commun, avec cette régulation au niveau international, où elle est en général hors de portée ou contre-productive, sauf cas particuliers. Car dans ce dernier cas tout ce que vous ferez, même subjectivement fondé sur des purs principes (selon votre idéologie), prendra la plupart du temps la forme d’une agression, et sera perçu par les autres comme tel. Et donc vous ferez en général plus de mal que de bien.

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2 comments

  1. Gérard Gardella

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    Remarquable analyse ! L’enfer est pavé de bonnes intentions, et celles ci prennent des formes et des formulations évoluant selon les époques.

  2. hureaux roland

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    Excellent article . Oui, je pense que l’idéologie a sa dynamique propre qui va bien souvent au-delà des seuls intérêts.

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