Billet du lundi 22 mars 2021 par Jean-Philippe Duranthon, membre fondateur de Geopragma
1/ Le premier Ministre britannique vient de préfacer et de rendre public un rapport officiel sur la politique étrangère et, plus largement, le positionnement stratégique de la Grande-Bretagne. Ce rapport, intitulé « Global Britain in a competitive age », fruit d’un an de réflexions et fort d’une grosse centaine de pages, explicite les grandes orientations de la Grande-Bretagne de l’après-Brexit et la cohérence d’ensemble des initiatives qui sont ou seront prises en matière d’équipement militaire, de diplomatie, de politique commerciale, etc.
Le document est de belle facture et, derrière les passages obligés que sont les références aux droits de l’homme, à la lutte contre le changement climatique, aux risques sanitaires, etc. met clairement en avant les grandes orientations du gouvernement britannique :
- la volonté d’être, ou de demeurer, une puissance exerçant une influence à l’échelle mondiale. Il en résulte notamment la nécessité de rester une puissance militaire de premier plan et de consentir les efforts financiers nécessaires pour disposer des moyens que ce choix implique, en particulier sur le plan nucléaire. Le gouvernement britannique entend ainsi accroître le niveau de son budget militaire et le nombre des ogives nucléaires dont le plafond, ramené en 2010 de 225 à 180 unités, sera porté à 260 unités (soit à peu près le niveau de la France, bien inférieur à ceux des Etats-Unis ou la Russie). L’envoi d’un porte-avion et de son groupe d’appui en Méditerranée, au Moyen-Orient et dans la zone indo-pacifique rendra visible à tous cette volonté ;
- le renforcement des liens de toute nature (militaires, économiques, technologiques…) avec les Etats-Unis qui resteront « the most important strategic ally and partner », liens qui constituent le socle de toute la stratégie de la Grande-Bretagne. De même, l’OTAN est la structure principale de solidarité de la Grande-Bretagne avec l’Europe, même si les liens bilatéraux avec les pays européens, en premier lieu la France, sont revendiqués (les liens avec l’Union européenne, beaucoup moins) ;
- la volonté d’être un acteur influent dans la zone indo-pacifique. Parce que cette zone recèle d’importantes opportunités politiques et parce qu’elle est le lieu d’affrontements géopolitiques croissants, la Grande-Bretagne veut devenir « the European partner with the broadest and most integrated presence in the Indo-Pacific – committed for the long term, with closer and deeper partnerships, bilaterally and multilaterally ». Cet intérêt fort marqué pour la zone indo-pacifique est complété par un discours ambigu vis-à-vis de la Chine. En effet, bien qu’il précise que « China… presents the biggest state-based threat to the UK’s economic security », le document présente la Chine comme un partenaire pour des coopérations approfondies et insiste sur les liens noués ou à nouer entre les deux pays afin d’aboutir à une « positive trade and investment relationship ». La Grande-Bretagne est même prête à faire pour cela les efforts d’adaptation nécessaires : « we will do more to adapt to China’s growing impact on many aspects of our lives as it becomes more powerful in the world ».
2/ Ainsi décrite, la politique que la Grande-Bretagne entend mener maintenant qu’elle est totalement libérée des contraintes communautaires appelle quelques observations.
Si l’importance donnée aux liens avec les Etats-Unis ne saurait surprendre, l’insistance mise à se placer dans le sillage du grand allié et à affirmer la nature particulière des liens existant avec lui étonnent quand même : de toute évidence Londres veut profiter des bonnes intentions à son égard affirmées par la nouvelle administration Biden, mais le basculement vers l’Asie voulu par B.Obama puis la désaffection clairement exprimée par D.Trump à l’égard de l’Europe avaient pourtant montré qu’au-delà des changements de président, l’Europe, la Grande-Bretagne incluse, n’est peut-être plus la priorité des Etats-Unis. Or cette interdépendance est clairement à sens unique et la composante nucléaire de l’armée britannique, présentée comme un élément de puissance, ne fonctionne que grâce à des missiles américains. Pour séduire son partenaire la Grande-Bretagne met clairement en avant sa volonté d’être sa tête de pont en Europe mais elle ne dispose d’aucun « plan B » en cas de désamour dudit partenaire.
L’importance donnée au basculement (« the Indo-Pacific tilt » selon le document) sur la zone indo-pacifique surprend. Autant le basculement vers l’Asie avait un sens pour les Etats-Unis quand ceux-ci l’ont décidé lors de la présidence Obama, autant l’on peut se demander ce que le mouvement parallèle signifie pour la Grande-Bretagne qui, depuis l’accession à l’indépendance de l’Inde et la rétrocession de Hong-Kong à la Chine, n’a plus de point d’appui dans la région. En outre, la priorité donnée dans le document, d’une part aux liens bilatéraux avec l’Australie et la Nouvelle-Zélande, d’autre part à la volonté d’adhérer à l’accord commercial dit CPTPP (Comprehensive and Progressive Agreement for Trans-Pacific Partnership) de 2018, dont les seuls membres asiatiques ayant ratifié le texte sont le Japon, Singapour et le Vietnam, témoigne d’une conception très restrictive des partenaires possibles dans la zone. Les indications relatives à la politique à mener avec la Chine voisine, qui expriment des hésitations et une certaine perplexité plus qu’une stratégie claire, confortent ce constat.
Mais le plus important est peut-être ce qui ne se trouve pas dans ce document : s’il comporte des développements, d’ailleurs assez généraux, sur la nécessité de la lutte contre le terrorisme, les conflits existant au Moyen-Orient et les foyers de tension existant en Afrique et dans le bassin méditerranéen sont passés sous silence ou seulement évoqués rapidement pour réaffirmer le soutien aux initiatives de sécurité collective. Ne concerneraient-ils pas la Grande-Bretagne ? Le constat est étrange compte tenu des conséquences potentielles des évènements susceptibles de se produire dans une zone qui n’est guère éloignée de la Grande-Bretagne et où elle dispose encore d’importants intérêts économiques.
De toute évidence l’Europe n’intéresse guère le gouvernement britannique, même si les voisins et alliés européens demeurent des « vital partners » : la Grande-Bretagne regarde plus loin, vers l’Asie, ou de l’autre côté, vers les Etats-Unis. Paradoxalement, c’est la Russie qui pourrait peut-être justifier un sentiment de solidarité vis-à-vis de l’Europe : alors que le gouvernement britannique est étonnamment hésitant vis-à-vis de la Chine, il est catégorique vis-à-vis de la Russie, qui ne fait l’objet que d’appréciations totalement négatives, est dénoncée comme « the most acute threat » dans la région euro-atlantique et est rangée, aux côtés de l’Iran et de la Corée du Nord, parmi les trois « key factors in the deterioration of the security environment ».
3/ Un document tel que « Global Britain in a competitive age » a nécessairement une double nature : il est à la fois un acte politique – l’affirmation d’une volonté de gouvernement – et une manœuvre de com – l’image que son auteur cherche à donner de lui. Le rapport n’échappe pas à cette observation et certaines affirmations ne sont probablement pas destinées à connaître de grands développements.
Au total le manifeste est un peu étrange. Par certains côtés il reflète une certaine nostalgie de l’époque où l’Empire régnait sur les mers du globe et disposait de liens privilégiés en Asie, ou de l’après-guerre, lorsque la Russie était l’ennemi absolu et les liens atlantiques une évidence. Mais le monde a changé depuis et, même si le gouvernement britannique le reconnaît, notamment lorsqu’il mentionne la puissance économique de la Chine et l’importance de l’Asie en général, il n’est pas certain qu’il ait pris conscience de tous les enjeux nouveaux ou, plus exactement, qu’il veuille en tirer toutes les conséquences, qu’il soit prêt aux repositionnements stratégiques souhaitables ou nécessaires : derrière ses apparences modernistes la posture géostratégique décrite dans le document, finalement, est assez datée.
En toute hypothèse, la Grande-Bretagne se montre étonnamment indifférente vis-à-vis des problématiques majeures pour les Européens : les conflits au Moyen Orient ou en Afrique, les foyers de tension en Méditerranée, la crise migratoire ou les difficultés des économies européennes. La France et l’Allemagne devront s’en souvenir et ne pas compter sur la Grande-Bretagne pour venir à bout des difficultés qu’elles affronteront : le contraire aurait surpris mais nous voilà clairement et officiellement avertis. La France est donc condamnée à un dialogue avec un partenaire allemand dont l’essor économique contraste avec son propre affaiblissement : il est de meilleures positions de négociation.
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Louis de Constance