Billet du lundi 15 mars 2021 par Caroline Galactéros, Présidente de Geopragma.
Le 10ème anniversaire d’un pays et d’un peuple martyrs s’annonce. Le cas syrien est un triple cas d’école. Celui du cynisme achevé de l’Occident, celui de l’opportunisme débridé des autres puissances régionales, celui de l’indifférence totale des uns et des autres aux souffrances humaines incommensurables que la poursuite de leurs objectifs a produit depuis 2011. Le bilan est lourd : 500 000 morts, 1 million au moins de blessés, plus de 10 millions de réfugiés à l’intérieur du pays et aux alentours, une économie dévastée, des champs de ruines et de douleur. Beau bilan du dogmatisme moralisateur de nos démocraties « pleines ». Les bons sentiments et les grands idéaux universalistes font partout des tombereaux de morts. Mais on ne voit pas le problème, ou plutôt, notre culpabilité profonde ne peut être masquée que par un déni massif et un entêtement dans l’abscons. Il s’agit donc de « finir le travail » si mal engagé, qui a détruit ce splendide et trop influent pays, mais ne l’a pas vaincu ni n’a produit les résultats escomptés. Car militairement, le fiasco est indubitable pour le clan occidental. 10 ans de bombes, de sanctions, d’ultra-violence djihadiste, de mensonges, de propagande… et le gouvernement syrien légal est toujours en place, le président Assad aussi, qui a reconquis une large partie de son territoire. Daech et les innombrables avatars d’Al-Qaïda encouragés, formés, entrainés, armés, par les bons soins de la coalition des ennemis de la Syrie qui se prétendaient naturellement ses « amis », n’ont pas réussi à faire éclater le pays. L’Iran a soutenu son « axe de la résistance » dont Damas reste une pièce maitresse, la Russie est venue au secours de l’intégrité territoriale syrienne et entend tirer des bénéfices économiques et politiques de son soutien militaire, la Turquie a senti le vent tourner en 2015, elle qui espérait aussi la destruction du pays pour y faire croître l’influence des Frères musulmans. Elle s’est installée dans la position de pays charnière utile à Washington comme à Moscou et a pu intervenir militairement à partir de 2016, au prétexte de la lutte contre le PKK, puis s’implanter massivement militairement à Idlib, bastion de l’engeance islamiste radicale anti-Assad qui empêche l’apaisement d’advenir. Ankara tient cette région infestée de djihadistes sous son emprise comme gage de négociation politique face à Moscou, Téhéran… et Washington.
Sapeurs du Centre international de déminage des Forces armées russes à Alep
Bref, la destruction programmée d’un pays riche, hub énergétique important et qui n’obéissait pas à l’ordre du monde rêvé à Washington, n’a pas eu lieu. La guerre aux couleurs de Daech, d’Al-Qaïda et de ses innombrables avatars a échoué. Mais au lieu d’en convenir, toute honte bue, et de favoriser enfin une normalisation politique pragmatique, à travers le processus d’Astana, on fait tout pour le torpiller et on poursuit l’objectif initial – faire tomber ce régime insupportablement résilient et populaire – en affamant le peuple syrien à défaut d’avoir réussi à le terroriser. Alors, on brûle les récoltes, on frappe d’interdiction, via le Caesar Act, tous les Syriens qui pourraient encore financer une reconstruction économique. On veut que les Syriens, ainsi affamés et brisés, n’en puissent plus, perdent la tête et se retournent contre ce régime qui les protège. Comme en Iran, comme en Russie, cela me semble un sordide mais surtout mauvais calcul. C’est prendre les gens pour des idiots. Ils savent d’où vient leur malheur et, en l’espèce, quelles que soient la dureté, l’iniquité et les torts du régime, ce n’est pas de Damas.
Dans cette curée de la dernière chance, l’Amérique ne s’avoue jamais vaincue. Elle fait agir son proxy turc, essaie encore, par la conclusion et l’extension des Accords d’Abraham, de coaguler contre Téhéran les rancœurs de tous les Etats arabes qui en veulent aux Assad depuis des décennies. Il s’agit de rassurer l’allié israélien pour qui la Syrie est le lien mortifère entre l’Iran et le Hezbollah libanais. Et pour les besoins de la cause, l’on n’hésite pas à déstabiliser très gravement le fragile Liban. Il faut ce qu’il faut. Arabie Saoudite, Qatar, Turquie, Emirats Arabes Unis, tous, peu ou prou et pour des motifs divers, ont voulu la peau de la Syrie. Tous ont compris que la Russie et l’Iran (qui convergent tactiquement pour la sauvegarde de l’intégrité territoriale syrienne, mais ont chacun leurs ambitions et leurs solutions) ne les laisseraient pas faire. Ils reculent mais ne désarment pas, et entendent bien retirer, chacun, quelque bon morceau de ce dépècement acharné fâcheusement interrompu à partir de l’automne 2015 par l’entrée en lice de Moscou.
Dans cet imbroglio où elle n’avait d’autre intérêt que de se tenir hors de toute expédition punitive, de soutenir la stabilité des structures étatiques pour sauver son reliquat d’influence au Liban et en Syrie et un rôle possible d’honest broker légaliste le moment venu, la France, comme sur tant d’autres sujets, s’est perdue, moralement, politiquement, stratégiquement. Nous avons parrainé le démembrement programmé, poussé des prétendus politiques syriens alternatifs sans aucune représentativité, puis encouragé et armé les hordes de djihadistes, transformés en « gentils rebelles faisant du bon boulot ». Nous nous sommes honteusement engouffrés dans la logique américaine de fragmentation du Moyen-Orient sous des oripeaux moralisateurs insoutenables qui ont mis à nu notre cynisme et notre stupidité stratégique sur ce théâtre, et à bas notre crédibilité. C’est toujours le même cycle de l’imposture peinturlurée de vertu et de bons sentiments : encouragement discret des revendications sociales et politiques souvent légitimes, dénonciation de la répression gouvernementale, diabolisation du régime et personnalisation de ses turpitudes, soutien actif à la déstabilisation politique et bientôt armée, importation de cohortes de djihadistes qui évidemment font ce qu’ils sont chargés de faire – semer la mort et la terreur -, ingérence militaire hors tout mandat onusien au nom du « devoir de protéger des populations »… qu’on a soi-même mises en danger… Enfin, ingérence dans un processus politique que l’on veut à sa main et qui vous échappe, car même la paix ne peut se construire qu’à partir des réalités de terrain et du rapport de force.
La paix n’est pas pour demain tant la fureur occidentale devant l’échec est vive. Pourtant, pour Paris, que plus personne ne veut écouter tant notre parole est démonétisée par ce suivisme imbécile, le dossier syrien pourrait être celui de la rédemption stratégique. Pour cela, il faut de l’humilité et du pragmatisme. Il nous faut montrer que nous avons enfin pris conscience de l’impasse sanglante dans laquelle nous a conduit notre aveuglement. 10 ans de calvaire, c’est beaucoup et sans doute est-ce impardonnable pour certains. Mais pas pour tous. Il n’est jamais trop tard. Nous pouvons nous désolidariser de toutes les actions militaires de « la Coalition » comme de toutes les sanctions extraterritoriales du Caesar Act. Nous pouvons surtout prendre l’attache de Moscou pour voir comment être utiles aux côtés du trio russo-irano-turc dans le processus d’Astana, en dépit des aléas du Comité constitutionnel syrien. Nous pouvons cesser de conditionner politiquement notre aide à la reconstruction du pays. Nous pouvons cesser de hurler avec les loups. Nous devons aussi oser quelques gestes forts : rouvrons notre ambassade et nos consulats, rétablissons notre coopération en matière de renseignement. Cela paraît impossible, illusoire, infamant ? Ce qui est infamant pourtant, c’est l’entêtement dans l’erreur et le saccage de la relation de respect, d’amitié et d’affection qui liait les Français aux Syriens, bien au-delà des péripéties politiques, un lien qui nous faisait aimer, considérer et compter dans ce pays et dans la région.
Charles
Ronsin
Julien Baddour
Gérard GUILLOT
Tzrek
Simone lalfeuriel
de La Tour du Pin