Billet du Lundi du 18 novembre 2019, par le Général (2S) Jean-Bernard Pinatel*

Bien que figurant parmi les toutes premières puissances du monde, l’Inde est un pays qui est généralement absent de nos médias. On en a parlé fin octobre 2019 parce que la compagnie IndiGo a signé une commande de 300 Airbus qui s’élèverait à environ 33 milliards de dollars, au moins.

Pourtant en 2019 ce pays vient de vivre des événements intérieurs importants. De même les relations stratégiques de la France qu’elle tisse patiemment avec l’Inde mériteraient plus d’intérêt de notre part.

L’Inde est la démocratie la plus importante du monde par le nombre d’électeurs. Lors des dernières élections législatives de mai 2019, 900 millions de citoyens indiens étaient inscrits sur les listes électorales et la participation s’est élevée à 67 %, la plus importante pour des élections générales en Inde. Le BJP, parti du premier Ministre sortant Narendra Modi, a remporté 303 sièges, soit une majorité absolue à la chambre basse du parlement indien (Lok Sabha). C’est la première fois qu’un parti autre que le Congrès réussit à remporter une majorité absolue à deux élections successives. 

Ce résultat a été obtenu dans un contexte de tension exceptionnel avec le Pakistan. A une série d’attentats terroristes au Cachemire indien revendiqués par un groupe terroriste d’origine pakistanaise, pour la première fois l’Inde et le Pakistan, deux pays qui possèdent l’arme nucléaire ont répondu en menant des frappes aériennes sur la zone du Cachemire appartenant à l’autre partie et un avion indien a été abattu. 

La reconduite au pouvoir d’un leader nationaliste qui n’a pas hésité, pour la première fois, à envoyer ses avions frapper le sol pakistanais en réponse à une vague d’attentats au Cachemire indien est l’occasion de se demander à quelle place se situe l’Inde dans les grandes puissances et sur quels critères classer la plus grande démocratie du monde dans le concert des nations ?

Faits et données bruts

En prenant en compte les huit critères les plus utilisés en géopolitique, deux puissances vraiment mondiales se détachent par leur capacité d’agir militairement partout dans le monde et disposant d’une présence économique globale : les Etats-Unis et la Chine. 

On peut identifier 8 autres puissances régionales à vocation mondiale par un ou plusieurs critères. Elles sont par ordre de leurs potentialités : la Russie, la France, le Royaume-Uni, le Canada, l’Inde, l’Australie, le Japon, et l’Allemagne. Le Brésil et le Pakistan restent des puissances essentiellement régionales.

L’Inde ne se classe au premier rang à égalité avec la Chine que pour sa population mais elle produit encore six fois moins de richesses. Elle a un PIB par habitant 8 fois inférieur à celui de la Chine. C’est une puissance nucléaire et ses dépenses militaires en croissance forte ont dépassé celles de la Russie et de la France.  Elles classent l’Inde au troisième rang mondial mais elles restent 4 fois moins importantes que celles de la Chine estimées à 250 milliards de dollars. 

Par ailleurs, l’Inde occupe une position géostratégique tout à fait particulière :  avec 3,2 millions de km2, elle se classe au 7ème rang mondial. Elle est presque six fois moins étendue que la Russie, trois fois moins étendue que les Etats-Unis, la Chine et le Canada et deux fois moins que l’Australie et le Brésil et cet écart s’accroit si on prend en compte l’étendue des Zones Economiques Exclusives (ZEE).

Au Nord, l’Inde possède 2430 km de frontière avec le Pakistan, son ennemi de toujours pour des raisons religieuses et territoriales et avec lequel elle est actuellement engagée dans un  sixième conflit armé à propos du Cachemire. Cet affrontement entre deux puissances nucléaires n’intéresse que marginalement nos médias et les Français.

La pointe Sud de l’Inde aurait pu lui permettre de contrôler le trafic maritime entre le détroit de Malacca et le détroit d’Ormuz par lequel passe 60% de l’énergie importée par la Chine si elle avait su se faire l’alliée du Sri Lanka et des Maldives. Mais c’est la Chine qui est devenue le principal partenaire du Sri Lanka dans le cadre de la modernisation de son port. Nombreux sont les Chinois qui y travaillent comme l’annoncent de grands panneaux en langue chinoise.

Evaluation qualitative : Les facteurs internes qui restreignent le potentiel d’influence mondiale de l’Inde

Si les potentialités de l’Inde sont mondiales, elle devra maitriser des faiblesses internes qui l’empêchent de jouer un rôle mondial aux côtés de la Chine et des Etats-Unis.

En effet, l’Inde, pays démocratique, est une fédération dans laquelle les intérêts régionaux dominent, ce qui naturellement rend difficile la définition des intérêts nationaux et internationaux. La régionalisation du jeu politique est une tendance forte de la vie politique indienne qui limite considérablement sa capacité d’agir à l’extérieur de ses frontières.

Elle résulte de l’origine ethnique et culturelle des populations. L’Inde en effet compte plus de 2 000 groupes ethniques, plusieurs centaines de langues appartenant à quatre familles différentes (indo-européennes, dravidiennes, austro-asiatiques, tibéto-birmanes). Le nombre de partis nationaux reconnus par la Commission électorale (et qui ont donc passé la barre des 4 % des suffrages exprimés) est tombé de 14 en 1952 (à l’époque la barre était à seulement 3 %) à 6 en 2004 : le Congrès, le BJP, le Bahujan Samaj Party – qui n’a pas de députés en dehors de l’Uttar Pradesh, le NCP – qui n’existe vraiment qu’au Maharashtra – et les deux partis communistes. 

En revanche, le nombre des partis régionaux reconnus par la Commission est, lui, passé de 58 à 231. Quant à leur part de l’électorat, elle a progressé de 9,7 % en 1967 à 43,6 % en 1991, 51,4 % en 2004 et 52,5 % en 2009. 

Par ailleurs, l’existence d’une forte minorité de musulmans en expansion démographique est un facteur de tensions communautaires et du renforcement  d’un extrémisme hindou. Entre 2001 et 2011, la population indienne a crû de 17,7 %, passant d’un peu plus d’un milliard d’habitants à 1,2 milliard de personnes. Sur cette période, les 966 millions d’hindous recensés en 2011 ont connu une croissance légèrement inférieure (16,8 %) à celle de la communauté musulmane qui s’est accrue de 24,6 %, à 172 millions d’individus. C’est ce différentiel de croissance qui fait que la part des Hindous a légèrement décliné, passant, entre 2001 et 2011, passant en dessous de 80% (de 80,5 % à 79,8 %) de la population. Pour Surendra Jain, du Vishwa Hindu Parishad (le Conseil mondial hindou, l’une des principales composantes de l’extrême-droite hindoue) : « les musulmans visent à faire de l’Inde une nation musulmane ». Pour le BJP, les résultats du recensement 2011 sont la preuve que la majorité hindoue est en voie d’érosion : « Le fait que la population hindoue passe sous la barre des 80 % est un signal d’alarme. Vous êtes libres de l’ignorer mais cela ne changera pas cette réalité : nous aurons été prévenus », met en garde Rakesh Sinha, directeur honoraire de l’India Policy Foundation, à New Delhi.

Ces tensions sont aussi alimentées  par le sentiment de la communauté musulmane, d’être écarté de l’administration (IAS) où les hindous sont surreprésentés avec en moyenne 88 % de candidats recrutés chaque année comme le sont les minorités chrétienne, sikhe et jaïne. Les musulmans sont nettement sous-représentés, avec moins de 3 % de candidats recrutés en moyenne, alors que l’islam est la religion de 14 % de la population indienne. Cette sous-représentation des musulmans dans l’IAS s’explique en partie historiquement par la partition qui a amputé la communauté musulmane indienne de ses élites parties au Pakistan.

Une politique étrangère au service de la croissance économique

La crise extrêmement violente du printemps 2019 avec le Pakistan et un premier ministre nationaliste pourraient faire penser que l’Inde entre dans une période d’affirmation de puissance. Il n’en est rien. Pour les années à venir, l’Inde a fait de sa croissance économique une priorité nationale et donc cherche à améliorer ses relations avec tout le monde, Pakistan compris.

La croissance économique indienne est à 80% endogène et est encore plus dépendante que celle de la Chine de l’importation d’énergie. En effet, la consommation d’énergie de l’Inde a doublé depuis le début du XXIème siècle alors que la consommation par habitant reste  le tiers de la moyenne mondiale et que 240 millions d’indiens n’ont pas encore accès à l’électricité, c’est dire si l’Inde est loin d’avoir atteint son pic de consommation d’énergie alors qu’elle est déjà le troisième plus grand consommateur d’énergie du monde (5,5% de l’énergie primaire en 2016)  et le second consommateur mondial de charbon après la Chine (11% du total mondial en 2016). L’Inde est aussi le troisième consommateur de pétrole du monde (4,6% en 2016) et a vu sa dépendance vis-à-vis du pétrole importé croitre de 80.6% en 2015 à 82,9% en 2017, sa consommation augmentant de 184,7 millions de tonnes à 203, millions de tonnes en 20181.

C’est cette dépendance qui orientera la politique étrangère indienne dans les années à venir bien plus que son opposition au Pakistan. L’axe majeur de sa politique étrangère sera pour longtemps de créer les conditions politiques qui lui permettront de diversifier son approvisionnement énergétique tout en diminuant sa dépendance au charbon et en assurant la sécurité physique de ses approvisionnements. 

C’est pourquoi l’Inde mène une politique d’équilibre avec les grandes puissances régionales. Elle ne veut envenimer ses relations ni avec le Pakistan ni avec la Chine2 et essaie d’être le pays capable d’avoir de bonnes relations avec les Etats-Unis malgré ses projets avec l’Iran et tout en maintenant ses liens historiques avec la Russie, de s’ouvrir aux investissements européens.

Cette politique de sécurité de ses approvisionnements veut la garantir aussi par une puissance militaire en développement. L’Inde avec un budget de la Défense de 70 milliards de dollars s’est hissée au troisième rang mondial. Elle dispose d’une armée de plus d’un million d’hommes qui se modernise. Elle est devenue le premier acheteur d’armes au monde. Elle souhaite devenir aussi la première puissance navale de l’océan Indien car la voie maritime est essentielle pour ses approvisionnements énergétiques et la route du pétrole du golfe Persique vers la Chine et des porte-conteneurs d’Asie vers  l’Europe se croisent au large de ses côtes. 

La France veut participer à ce développement énergétique et militaire

Le Président Macron a invité le premier ministre indien à Biarritz cet été dans le cadre du G7.

Le 14 octobre 2019 le groupe Total s’est porté acquéreur de 37,4% du distributeur de gaz indien Adani Gas pour un montant net de 600 millions de dollars, renforçant sa présence dans le secteur gazier en croissance (l’Inde vise que le gaz naturel fournisse 15% de son mix énergétique en 2030 contre 7% aujourd’hui) .“Le partenariat avec le groupe indien Adani, qui nous apporte sa connaissance du tissu local et son expertise dans les domaines des infrastructures et de l’énergie, constitue la pierre angulaire de notre stratégie de développement dans ce pays”, a déclaré Patrick Pouyanné dans un communiqué. Total va lancer une offre publique d’achat sur les marchés pour monter à 25,2% du capital d’Adani Gas et achètera ensuite le reste des actions directement auprès de son partenaire.

Dans le domaine militaire, Naval Group a été un pionnier du « Made in India » en anticipant sans le vouloir la politique de Narendra Modi. Les six Scorpène (1.775 tonnes en immersion) sont tous réalisés dans le chantier de Bombay chez MDL. Le premier Scorpene indien a été mis à flot le 27 octobre 2015. Il a ensuite débuté ses essais en mer en 2016. Il a réussi avec succès un tir de missile anti-navire SM39 de MBDA et un tir de torpille, le rendant apte au combat. Le deuxième sous-marin de la série, le Khanderi, a été mis à flot à Mumbai le 12 janvier 2017 et réalise actuellement plusieurs séries d’essais en mer. « Les autres sous-marins sont à différents stades de construction et seront livrés à raison d’un navire tous les douze mois », a précisé Naval Group. 

Le 23 septembre 2016, à New Delhi la France et l’Inde ont signé le contrat finalisant l’achat de 36 avions de combat Rafale, destinés à renouveler les moyens de l’Indian Air Force (IAF). 

La France souhaite désormais aider l’Inde à développer ses capacités aéronavales. L’intérêt des marins indiens pour le Rafale marine a été renforcé par les exercices conjoints menés avec le Charles de Gaulle lors de ses déploiements réguliers en Océan Indien mais est resté jusqu’ici très discret. Au-delà de l’intérêt évident offert par de possibles mutualisations (soutien industriel et maintenance optimisés, supply chain commune…) avec le Rafale Air, la version marine de l’appareil présente une vraie plus-value opérationnelle et stratégique pour la flotte indienne, en pleine modernisation.

En effet Indian Navy a  fait le choix de 45  MiG-29K russe afin de constituer le cœur du groupe aérien embarqué sur les nouveaux porte-avions indiens. 

Profondément refondu, le Vikramaditya n’est autre que l’ex-Gorshkov russe, datant de 1987. Il n’a été livré à la marine indienne qu’en 2014 après d’importants retards et surcoûts. S’y ajoutera le nouveau Vikrant, tout premier porte-avions construit en Inde (avec l’assistance italienne), mis à l’eau en 2013 et qui devrait être opérationnel d’ici 2019. 

Mais le MiG-29K semble avoir un  taux de disponibilité insuffisant, avec des problèmes de maintenance et d’approvisionnements en pièces détachées, ainsi qu’une avionique présentant selon les officiers de marine indiens quelques faiblesses. 

La porte reste donc entre ouverte pour le Rafale mer et d’autres initiatives dans le domaine naval.

Notes de bas de page : 

1. https://economictimes.indiatimes.com/industry/energy/oil-gas/indias-oil-import-dependence-jumps-to-84-pc/articleshow/69183923.cms

2. Elle souhaite renforcer la coopération régionale avec la Chine (règlement du différend frontalier du Tibet en 2005) même si en 2011, l’armée chinoise a pénétré en Inde. Important 75% de ses besoins pétroliers, elle veut assurer son indépendance énergétique. Elle a ainsi lancé un vaste plan de nucléarisation civil et participe au projet de gazoduc reliant l’Iran à la Chine.
Elle consolide les relations récemment établis avec les Etats-Unis notamment dans leur tentative de réduction de l’influence chinoise sur la région (« stratégie du collier de perles »). Obama, lors d’un voyage en 2010, a soutenu la candidature de l’Inde à un siège permanent au CS de l’ONU.

* Par le Général (2S) Jean-Bernard Pinatel, Vice-président de Geopragma

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