Le Billet du Lundi du 20/01/2020 par Pierre de Lauzun*
Les crises financières frappent les imaginations. D’un seul coup, des réalités de base de la vie quotidienne, à commencer par les emplois, la monnaie et les prix se trouvent remise en cause. D’où bien sûr beaucoup de souffrances et de troubles. Intuitivement, on tend à en déduire qu’elles doivent avoir aussi un effet majeur sur les équilibres politiques et sur les relations entre puissances. Et comme de nos jours la possibilité d’une nouvelle grande crise est un thème récurrent, non sans motifs, on s’interroge volontiers sur ce que sera l’état de la planète après, surtout si les autorités ne parviennent pas à la canaliser comme ils l’ont fait en 2008.
A l’examen toutefois, c’est loin d’être si évident. Il y a évidemment un exemple illustre : la terrifiante crise de 1929. Sans parler du chômage de masse, elle est liée dans l’esprit public avec la montée au pouvoir d’Hitler, et donc à des faits géopolitiques majeurs. Mais avant d’en parler plus en détail, remarquons un fait simple : il n’y a pas d’autre exemple vraiment convainquant de crise financière majeur ayant eu un impact politique ou géopolitique réellement significatif. On peut remonter aux 16 faillites successives de la monarchie espagnole entre XVIe et XVIIe siècle, à la bulle des tulipes hollandaise, à la banqueroute de Law, à la bulle des Mers du Sud anglaise, à la banqueroute française sous la Révolution, partout la même conclusion : un grand feu d’artifice, bien des gens ruinés, mais pas d’effet majeur sur le jeu politique, national ou international. Poursuivons au XIXe siècle : pas de crise systémique, de nombreuses crises violentes dans la sphère financière – notamment liées à des faillites bancaires, mais là encore les effets de bord hors du champ économique sont mineurs. Rien de plus d’ailleurs entre 1929 et nous.
Est-ce à dire que le financier (et l’économique derrière) est sans importance ? Que non pas ! Mais ce qui va compter et peser, c’est l’évolution sur la durée, la lente dérive ou au contraire la montée en puissance. Ainsi de l’invention de la finance en Italie du XIIIe au XVIe siècles, du relais pris ensuite par les Flandres puis les Pays-Bas, et surtout ensuite par l’Angleterre, dont la domination progressive de la finance mondiale a été une composante essentielle de la puissance, schéma relayé à sa façon par les Etats-Unis aujourd’hui. En sens inverse, une finance fragile ou malsaine a montré sur le long terme ses effets délétères, ainsi dans l’Espagne de l’âge d’or, confondant la marée de l’or et de l’argent des Amériques avec une vraie richesse, ou la gestion fantaisiste des finances françaises fin XVIIIe, qui n’est pas pour rien dans la Révolution. Mais on parle ici de phénomènes lents, pas de crises. Les crises seraient donc finalement plus spectaculaires que significatives, au moins dans le cas général.
Mais 1929 ? De fait cette crise a été dans son domaine exceptionnelle, en outre aggravée par les erreurs commises à l’époque par les dirigeants. Géopolitiquement, son effet le plus repérable est la dégradation massive de la situation sociale allemande, qui n’est évidemment pas pour rien dans la venue au pouvoir d’Hitler. On peut débattre l’importance relative des causes enchevêtrées de celle-ci, pas nier l’impact. Mais regardons de plus près : d’une part, malgré l’ampleur de la détresse économique, très peu de pays ont connu du fait de cette crise des bouleversements politiques d’une ampleur comparable. Il y a donc une spécificité allemande (et dans une bien moindre mesure japonaise). Spécificité qui ne se comprend pas si on ne rappelle pas l’effondrement de l’Empire en 1918, le choc violent du traité de Versailles, l’affaire des réparations, et la faible légitimité de Weimar. En d’autres termes, 1929 n’a eu dans ce pays d’impact politique majeur que du fait de sa situation politique et géopolitique alors exceptionnelle. Autrement dit, ce n’est pas la crise qui a créé l’effet : elle a, selon les points de vue, fortement accéléré ou déclenché un processus dont les déterminants premiers lui préexistaient et étaient d’ordre essentiellement politique.
Et aujourd’hui ? Malgré les mesures significatives prises après 2008, une grande crise financière reste possible, en fait très probable un jour ou l’autre. Notre système ne vit pas sans crises, et on a bien des raisons de craindre que l’une d’elles sera systémique. La montée spectaculaire et quasi universelle de l’endettement en témoigne : toutes les crises systémiques sont en effet dans une large mesure des crises de l’endettement, qui nourrit les effets en domino et les rend systémiques ; en outre, la création monétaire débridée a engendré une bulle des actifs, à l’évidence menaçante. Le tout sur arrière-fond de poursuite du rééquilibrage des rapports de force économiques, avec la montée de plus en plus assurée des pays dits émergents, qui sont désormais de plus en plus de vraies puissances. Bien sûr, la prochaine crise sera peut-être elle aussi maîtrisée et noyée dans la création monétaire et les déficits – aggravant d’ailleurs à nouveau la crise suivante. Mais prenons l’hypothèse, probable, d’une crise qui finalement un jour ne sera plus maîtrisée. Quel pourra en être l’effet géopolitique ? Si l’on en croit les leçons historiques, ce qu’il faudra alors guetter, c’est la situation à l’allemande : une impasse politique et géopolitique majeure, que la crise précipiterait.
Où donc ? Au risque de décevoir le lecteur, je n’en vois pas dans l’immédiat. Mais j’admets qu’il y a tellement de barils de poudre qu’il est facile de se tromper. A terme en revanche (20 ans, ou plus), c’est une autre paire de manches. Le risque sera autrement sérieux. Nos émergents seront alors des vraies puissances, même inachevées, mais de réussite variable, pas toujours stabilisées ; et leurs ambitions auront eu l’occasion de se mesurer et éventuellement de se heurter, entre elles et avec les actuels nantis. La conjonction d’une dérive interne, nourrie éventuellement par des frustrations économiques mais plus encore politiques, avec une impasse géopolitique, pourra alors conduire l’un ou l’autre de ces pays (ex-émergent ou nanti) à l’option allemande : la fuite en avant dans une politique de puissance, si une grande crise pousse d’un coup ces passions à leur paroxysme. Je vous laisse mettre des noms….
*Pierre de Lauzun, membre fondateur de Geopragma