Billet du lundi du 12 octobre 2020 par Gérard Chesnel*
Le Mékong, ou « Mère de tous les fleuves » en thaï, est non seulement, avec environ 4 900 km, le plus long fleuve d’Asie du Sud-Est, loin devant la Salouen (2 815 km) et l’Irrawaddy (2 170 km), mais il constitue surtout une ressource essentielle (irrigation, pêche, hydroélectricité) pour les 70 millions d’habitants qui vivent sur son bassin versant. Le contrôle de ses eaux par la Chine (40% du cours du Mékong, depuis sa source jusqu’à la frontière birmane, se trouve en territoire chinois) représente un grave sujet de préoccupation pour les quatre pays situés en aval (Laos, Thaïlande, Cambodge, Vietnam). Aujourd’hui, les Etats-Unis se saisissent à leur tour du problème, créant ainsi un nouveau foyer de tension avec leur adversaire favori.
A l’origine du problème, la construction par la Chine de onze barrages sur le cours principal du Mékong. Le plus important, le barrage de Nuozhadu, achevé en 2012, est le 5ème de Chine et le 13èmedu monde. Il produit 5 850 mégawatts d’électricité et son réservoir retient 21 milliards de mètres cubes d’eau. De quoi alimenter, ou assécher, tout le bassin versant en aval.
La gestion des eaux du Mékong est un problème très ancien puisque déjà en 1856 un premier traité sur ce problème avait été signé entre la France (qui s’installera bientôt au Cambodge et en Cochinchine) et le royaume du Siam. Cent ans plus tard, en 1957, la Commission économique des Nations-Unies pour l’Asie et l’Extrême-Orient (ECAFE, prédécesseur de la CESAP) lance une étude qui aboutit à la création du Comité pour la coordination des études sur le bassin inférieur du Mékong. Sous la pression des Etats-Unis, la Chine communiste, qui n’était pas encore membre des Nations Unies, en fut exclue. Selon son cahier des charges, ce Comité avait un rôle essentiellement technique et économique. Son rôle était de favoriser la construction de barrages réservoirs destinés à l’irrigation, à la production d’électricité et à la régulation du débit du fleuve. Les événements politiques d’importance majeure qui affectèrent la région en 1975 (réunification du Vietnam, création de la République Démocratique Populaire Lao et du Kampuchéa Démocratique des Khmers Rouges) entraînèrent le départ du Cambodge et la transformation de ce Comité en Comité Intérim du Mékong. Souffrant de difficultés financières dues en particulier au retrait du PNUD jusqu’en 1987, celui-ci retrouva une importance nouvelle en prenant en compte la dimension environnementale des problèmes. La Banque Asiatique de Développement, quant à elle, commença à s’intéresser à cette problématique, entraînant l’arrivée des banques privées et des Institutions Financières Internationales.
Ces bouleversements entraînèrent le remplacement, en avril 1995, du Comité Intérim par la Mekong River Commission (l’anglais, langue de travail de l’ASEAN, ayant pris le pas sur le français). En réalité, à part le fait de n’être plus intérimaire, ce nouvel avatar ne se distingue guère du précédent : les membres en sont les mêmes (Laos, Thaïlande, Cambodge, Vietnam) et la Chine et la Birmanie ne sont que des pays observateurs, partenaires du dialogue. Des pays extérieurs à la région, comme les Etats-Unis ou la France, sont également observateurs. En fait, l’évolution vient surtout de l’accroissement du nombre de barrages sur le cours principal du Mékong dans sa partie chinoise (il est prévu d’en construire onze au total). Le fait que la Chine ne soit pas membre de cette Commission en réduit donc considérablement le pouvoir d’intervention. En aval de la Chine, aucun barrage n’est plus installé sur le cours principal du fleuve. Ainsi, le grand barrage de Nam Theun 2, entré en service en 2009 et auquel la France, avec EDF, a pris une part essentielle, est construit, comme son nom l’indique, sur la Nam Theun, l’un des affluents principaux sur la rive gauche du Mékong.
N’étant liée par aucun engagement, la Chine n’est malgré tout pas totalement insensible aux critiques des pays de la région ou des organisations internationales, comme le PNUD ou la BAD, qui l’accusent de confisquer une eau indispensable à la survie des populations locales et d’être responsable des niveaux exceptionnellement bas du Mékong ces dernières années en période de sécheresse. Aussi a-t-elle imaginé, habilement, de sortir de cette impasse en créant une nouvelle Commission dont elle fait partie mais dont sont exclus les pays extérieurs à la zone comme les Etats-Unis. C’est ainsi qu’en 2016 a vu le jour la LMC ou Lancang-Mekong Cooperation (Lancang étant le nom chinois du Mékong). Les barrages, déjà réalisés pour la plupart, alimentent des réservoirs d’une capacité totale de 47 milliards de mètres cubes d’eau. Pour répondre aux accusations dont son pays fait l’objet, le Premier ministre chinois Li Keqiang a promis en août dernier, lors d’une réunion de la LMC, de partager les données hydrologiques annuelles sur les crues. C’est un premier pas vers plus de transparence. Mais cela n’empêche pas les adversaires de la Chine de continuer à l’accuser de « manipulations », terme repris à son compte par David Stilwell, Assistant Secretary of State for East Asia and Pacific (l’équivalent, plus ou moins, du Directeur d’Asie et Océanie du Quai d’Orsay). On assiste à une guerre des communiqués. C’est ainsi que le porte-parole du Ministère chinois des Affaires étrangères, Zhao Lijian, réfute les accusations de l’organisme américain Eyes on Earthet accuse les Etats-Unis d’exciter les passions pour « créer une crise, semer la discorde et saboter l’atmosphère de la LMC ». L’argument principal de la Chine est qu’elle est en mesure de réguler les flux, de retenir de grandes quantités d’eau en période de mousson et de les redistribuer équitablement en saison sèche. A quoi les adversaires de Pékin répondent que cela ne s’est vraiment pas montré efficace puisque les cours du Mékong n’ont jamais été aussi bas que depuis ces deux dernières années. Mais pour la prestigieuse Université Tsinghua et le China’s Institute of Water Resources, cela est dû surtout à des facteurs environnementaux comme la hausse des températures et la diminution des chutes de pluie. On ajoute que c’est d’ailleurs la Chine qui souffre le plus de la sécheresse.
Bref, on pourrait multiplier les arguments dans un sens ou dans un autre. Mais il apparaît clairement que l’on a quitté le domaine scientifique pour plonger dans les délices des affrontements politiques. Le Mékong est ainsi devenu un nouveau sujet de discorde entre la Chine et les Etats-Unis, qui excitent contre celle-ci leurs amis de l’ASEAN et prônent une action commune, comme pour les îles de la Mer de Chine méridionale. Mais la Chine se défend bien. Il est vrai que, contrairement à ses détracteurs, c’est elle qui détient l’eau et que ses voisins d’Asie du Sud-Est sont bien obligés de la ménager. Pour éviter que d’autres ne se mêlent du problème, la Thaïlande avait déjà proposé en 2014 un « minilatéralisme », idée immédiatement adoptée par Pékin puis reprise dans la LMC. Il importe néanmoins à la Chine qui, dans ce cadre nouveau, prête le flanc aux critiques éventuelles de ses voisins du Sud, de ne pas les décevoir et de se montrer responsable. Est-ce dans ses habitudes ?
*Gérard Chesnel, Trésorier de Geopragma
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