Billet du lundi 18 novembre 2024 rédigé par Christopher Coonen, membre du Conseil d’administration de Geopragma.

Le conflit ukrainien a été le révélateur d’un nouvel échiquier géopolitique mondial, mettant fin à presque sept décennies d’un affrontement bipolaire entre les États-Unis et l’Union Soviétique, suivi d’une vision unipolaire américaine après l’éclatement de son empire rival russe. Nous avons bel et bien basculé dans un nouveau paradigme multipolaire assorti d’opportunités et de tensions inévitables entre l’Occident, les BRICS+ et le « Grand Sud ».

       Les ramifications de cette rivalité remettent en cause à juste titre l’hypocrisie occidentale sur son rôle soi-disant « juste et de principes » en termes de Droits de l’homme et de démocratie ; l’attitude cynique, belliqueuse et extraterritoriales des USA et le suivisme attentatoire européen sont passés par là. Elles englobent les questions de culture, d’économie, de sécurité et de défense, allant même jusqu’à œuvrer pour la dédollarisation des échanges commerciaux mondiaux et des réserves de devises détenues par les banques centrales.

        Ce nouvel échiquier cristallise aussi des aspirations de projection de puissance et de rapports de force, laissant poindre les zones géographiques terrestres ou du Cosmos qui deviennent ou deviendront des enjeux de tensions et de crises actuelles et futures. L’un de ces espaces est l’Arctique.

        Longtemps perçu comme un territoire hostile et inaccessible, l’Arctique redevient une préoccupation pour les grandes puissances en 1996 avec la création du Conseil de l’Arctique, un forum d’échanges et de coopération autour des sujets touchant le climat, l’environnement, la science et la sécurité, entre les 8 pays frontaliers de l’Arctique : la Russie, les États-Unis, le Canada, le Danemark (Groenland), la Suède, la Finlande, la Norvège et l’Islande. A noter que cinq des huit sont membres de l’OTAN, avec deux pays supplémentaires en lice suite aux candidatures exprimées en juin dernier par la Finlande et la Suède. Sous le droit international existant, les huit nations se sont mises d’accord alors pour définir les zones exclusives économiques (ZEE), comprenant les 12 milles d’eaux territoriales et limitées aux 200 milles d’eaux internationales au-delà.

        Cependant deux enjeux majeurs ont amplifié depuis quelques années ces sujets : le réchauffement climatique et les questions militaires.

        La fonte accélérée de la banquise ouvre deux nouvelles opportunités : les passages maritimes et l’accès facilité aux ressources gisant sous la calotte de glace. À ces événements géopolitiques s’ajoutent des observations scientifiques inédites. Les grandes puissances prennent alors véritablement conscience du bouleversement à venir. Selon les experts du Giec, avec la hausse des températures, la banquise pourrait totalement disparaître en été d’ici 2030, ouvrant de nouvelles voies maritimes, c’est à dire le passage du Nord-Est, ouvrant la voie la plus courte pour relier l’Europe à l’Asie ou vice-versa, le long des côtes russes, plutôt qu’empruntant le canal de Suez. Temps de croisière diminué de 24 à 12 jours. De plus, l’Institut polaire norvégien révèle que, pour la première fois depuis le début de ses constatations en 1972, le passage du Nord-Ouest (reliant l’Alaska à l’Europe) est « entièrement ouvert à la navigation ».

     Selon une étude en 2008 du très sérieux US Geological Survey, la zone arctique recèlerait plus de 10 % des réserves mondiales de pétrole et près de 30 % des réserves de gaz naturel. Et la fonte des glaces apparaît alors comme une aubaine économique pour les pays concernés car l’Arctique regorge d’autres trésors : nickel, plomb, zinc, uranium, platine, terres rares … Cependant une grande majorité de ces hydrocarbures et ressources est située dans la ZEE russe.

      Vladimir Poutine mise beaucoup sur cet eldorado polaire et veut quadrupler d’ici 2025 le volume de fret transitant par l’Arctique. Symbole de ces aspirations, la gigantesque usine de liquéfaction de gaz naturel dans la péninsule de Yamal, conçue en collaboration avec la Chine et le groupe français Total. Outre la possibilité de développer des routes commerciales plus courtes par les passages du nord, la Chine veut ainsi imprimer sa présence sur les « routes de la Soie polaire » car les projets de GNL représentent la pierre angulaire de la coopération sino-russe en Arctique. En général, l’Empire du Milieu ne cache pas son attrait pour ce vaste territoire situé pourtant à 1.400 km de ses côtes. « Ce regain d’intérêt s’est matérialisé dès 2004 par la construction d’une station scientifique sur l’archipel norvégien du Svalbard » ; la Chine s’est peu à peu imposée comme un partenaire scientifique mais aussi comme un partenaire économique majeur.

      En 2013, l’Islande devient ainsi le premier pays européen à signer un accord de libre-échange avec Pékin. La même année, la Chine fait son entrée au Conseil de l’Arctique avec un statut de pays observateur. En 2018, la Chine présente pour la première fois sa politique arctique et se définit désormais comme un « État proche-Arctique » – un statut inventé et fondé sur une nouvelle interprétation des cartes. En quelques années, Pékin est devenu le premier investisseur dans la zone et s’est impliqué dans des dizaines de projets miniers, gaziers et pétroliers.

      La Russie, qui détient la frontière la plus longue avec l’océan Arctique, pourrait être tentée de bloquer ces routes en cas de tensions et d’escalade avec les pays occidentaux. Si les démonstrations de force de la Russie en Arctique inquiètent les pays occidentaux, pour le moment aucun pays arctique n’a intérêt à développer un conflit armé dans la région car l’instabilité ferait sans doute fuir les investisseurs, à minima.

     Des tensions géopolitiques ou de la militarisation, il n’en a pas été question à Reykjavik en mai 2021 lors du dernier Forum ; il s’était officiellement réuni pour parler développement durable, coopération économique et pacifique et protection des populations autochtones menacées par le réchauffement climatique, trois fois plus rapide dans le Grand Nord que sur le reste de la planète. « Nous nous engageons à promouvoir une région arctique pacifique où la coopération l’emporte en matière de climat, d’environnement, de science et de sécurité », a déclaré alors le chef de la diplomatie américaine, Antony Blinken.

      Sergueï Lavrov, le ministre russe des Affaires étrangères, a martelé que l’Arctique était une zone d’influence légitime de Moscou et dénoncé « l’offensive » occidentale dans la région, tandis son homologue américain en visite au Danemark quelques jours auparavant, avait pointé du doigt « l’augmentation de certaines activités militaires dans l’Arctique ».

     Ce dernier conclave a débouché sur une déclaration commune sur la nécessité de préserver la paix et de lutter contre le réchauffement climatique. Une entente de façade alors que les rivalités ne cessent de grandir dans cette région devenue le pôle de toutes les convoitises.

      Depuis 2010, la Russie a en effet construit ou modernisé 14 bases militaires datant de l’époque soviétique et multiplié les exercices militaires. En mars 2017, Moscou a simulé une attaque d’avions contre un radar norvégien. Puis les forces russes ont réalisé l’exploit d’un parachutage à 10.000 mètres d’altitude dans le cercle polaire, démontrant leur capacité de projection dans des conditions extrêmes. Des images satellites récentes montrent ces vieilles bases militaires et hangars sous-marins de l’époque soviétique rénovés, des stations radars flambant neuves installées non loin de l’Alaska et des pistes d’atterrissage qui sont apparues dans l’archipel des îles de Nouvelle-Sibérie, confirmant l’ampleur de cet effort. Pour souligner le tout, Vladimir Poutine a signé au cœur de l’été 2022 une nouvelle doctrine pour sa marine, indiquant que la Russie défendrait « par tous les moyens » ses eaux arctiques ; le document les mentionne 66 fois.

     C’est en effet dans cette région que se trouve la flotte du Nord, la plus puissante des quatre flottes russes, et qui constitue la colonne vertébrale de la dissuasion nucléaire maritime russe.

      En face, l’OTAN montre aussi les muscles avec des exercices militaires de plus en plus fréquents. En 2018, l’exercice « Trident Juncture » en Norvège a rassemblé des troupes des 29 pays membres, rejointes par celles de la Suède et de la Finlande. D’une ampleur inégalée depuis la fin de la Guerre froide, cette manœuvre avait provoqué la fureur du Kremlin. En amont d’une visite en août 2022 du système de radars de Cambridge Bay, au Canada, le Secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, a indiqué dans une tribune que l’organisation militaire « muscle la sécurité de l’Arctique », soulignant que « le chemin le plus court vers l’Amérique du Nord pour les missiles ou bombardiers russes serait le pôle Nord ». Les États-Unis voient d’un mauvais œil cette montée en puissance militaire à quelques centaines de kilomètres de leur territoire en Alaska. “Nous avons des intérêts de sécurité nationale évidents dans cette région que nous devons protéger et défendre”, a averti en 2021 John F. Kirby, alors porte-parole du Pentagone.

      Mais dans l’esprit américain, cette militarisation de l’Arctique n’est pas seulement à but défensif. Washington craint le spectre du missile sous-marin Poséidon que la Russie serait en train de mettre au point dans l’une de ses bases tout au nord du pays. Si ces nouvelles armes inquiètent tant, c’est qu’il s’agit de drones capables de déjouer les systèmes américains de détection sous-marine et qui sont équipés de têtes explosives de plusieurs mégatonnes. En explosant, elles pourraient créer des ‘tsunamis’ radioactifs au large des côtes américaines.

      La multiplication des bases militaires russes permettrait de préparer le contrôle de facto par la Russie du trafic maritime le long de cette route. Les États-Unis n’ont aucune envie de voir se répéter dans cette région la même situation qu’en mer de Chine méridionale, où Pékin essaie d’imposer sa souveraineté en construisant un réseau d’installations militaires. Mais les Chinois essayent aussi de projeter leur influence en Arctique, en témoignent les récents exercices navals avec la Russie dans cette zone.

      Si vis pacem para bellum. Alors que John F. Kirby semblait suggérer en 2021 que “personne n’a intérêt à ce que l’Arctique devienne une zone militarisée”, ce n’était pas tant un appel à la paix dans le monde des glaciers, qu’une mise en garde indiquant que les États-Unis sont prêts à défendre leurs intérêts économiques. Les États-Unis ont déployé le 28 février dernier l’un de leurs seize Boeing E6-Mercury en Islande, qui servent (avec une autonomie de 12.000 kilomètres) de postes de commandement aériens et de relais de communication pour le National Command Authority américain, pour des attaques intercontinentales nucléaires potentielles à partir des silos aux US ou depuis les SNLEs américains qui rôdent sous la banquise à l’année, jouant au chat et à la souris avec les vaisseaux russes ou français … Des E6 additionnels pourraient rejoindre prochainement d’autres cieux otaniens en Europe.

       Plus l’Arctique se libère, plus il est rentable et intéressant d’y mener des activités économiques et militaires. Il va donc devenir un point de convergence de rivalités croissantes des puissances de l’hémisphère nord : États-Unis, Russie et Chine. L’Arctique, c’est l’enjeu du siècle à venir.

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