On est loin d’un renoncement de Washington à compter au Moyen-Orient, où stationnent tout de même encore plusieurs dizaines de milliers de soldats américains. Toutefois, le retrait partiel récemment annoncé des forces américaines présentes en Syrie, qu’il se concrétise ou non, place la France en grande difficulté politique et militaire. Il est vrai que ce n’est pas notre action militaire qui pourra ‒ demain plus qu’hier ‒ faire militairement bouger les lignes en défaveur d’un pouvoir syrien travaillant à consolider la reprise de contrôle d’une frange croissante de son territoire. Il est vrai aussi que l’intrication opérationnelle de notre dispositif militaire avec celui de notre Grand Allié rend notre maintien en Syrie d’autant plus difficile, sans son appui logistique, qu’on ne nous y a nullement invités et que nous y sommes parfaitement hors la loi, en contravention ouverte à la Charte des Nations unies, au sein d’une « coalition internationale » sui generis intervenant, hormis pour réduire l’emprise de Daech, pour des motivations discutables et discutées.

« En même temps », partir au coup de sifflet américain manifesterait encore plus clairement notre position d’exécutant devenu accessoire d’une volonté américaine fluctuante, qui a si peu de considération pour ses supplétifs qu’elle n’a pas même pris la peine de prévenir Paris de cette désolidarisation soudaine. L’humiliation serait définitive et double, infligée par nos alliés et face à ceux que nous considérons, dans un mimétisme inquiétant, comme nos adversaires, presque comme des ennemis.

C’est face à ce piège que les sommets d’inanité et d’incohérence d’une politique étrangère française inaudible et incompréhensible s’imposent tel un totem diabolique à déconstruire d’urgence en retrouvant le sens des responsabilités et de l’intérêt national.

Le problème est qu’à Paris, après pourtant plus de trois ans de démenti cinglant de nos prémisses iniques, on ne veut toujours pas regarder la réalité en face. On préfère toujours la guerre à la paix, même si l’on prétend bruyamment le contraire. On ne voit pas l’intérêt de prendre acte de la victoire de la souveraineté syrienne sur les efforts ligués de l’Occident entier et de ses proxies arabes (à moins que ce ne soit l’inverse). Ni comprendre qu’il est de notre intérêt, toute honte bue et dans un éclair d’éthique et de lucidité, pour la sauvegarde du peuple syrien précisément ‒ dont nous prétendons avoir le souci ‒ de protéger enfin le fragile équilibre ethnique et confessionnel abîmé par sept ans de conflit mais toujours en vie, et de faciliter une solution politique réaliste et non dogmatique ; même, et surtout, si l’on a voulu le mettre à bas avec une confondante légèreté dès 2011, en favorisant la déstabilisation du régime et l’infestation du territoire syrien par une engeance islamiste qui est pourtant le terreau symbolique et concret d’une terreur domestique toujours en embuscade.

Un membre des forces antiterroristes irakiennes dans la partie ouest de Mossoul, le 15 mai 2017. REUTERS / Danish Siddiqui
UN MEMBRE DES FORCES ANTITERRORISTES IRAKIENNES DANS LA PARTIE OUEST DE MOSSOUL, LE 15 MAI 2017. REUTERS / DANISH SIDDIQUI

Pourquoi, alors, persistons-nous à vouer aux gémonies un pouvoir syrien certes poussé à une résistance violente, quand, désormais, certaines puissances arabes sunnites elles-mêmes, tels les Émirats arabes unis, l’Égypte, le Soudan ou la Jordanie (sans parler du Qatar) prennent le chemin de Damas comme on va à Canossa, dans un tournant réaliste assumé, préférant glaner quelques retombées dans un règlement politique qui leur sera probablement globalement défavorable plutôt que de s’enferrer dans une marginalisation régionale dangereuse ? Pour ne pas nous dédire ? L’entêtement dans l’erreur est bien pire que l’aveu. Et l’ignorance doublée d’une vanité indécrottable devient impardonnable. Perseverare diabolicum est.

Encore quelques mois de ce sur-place diplomatique incompréhensible et nous aurons définitivement raté une dernière opportunité ‒ précisément parce que nous sommes encore militairement en Syrie, à tort ou à raison, parce que nous en sommes l’ex-puissance mandataire, parce que nos relations avec le Liban et la Jordanie sont encore bonnes ‒ de raccrocher les wagons d’un processus de règlement politique très délicat et dangereux, où nous pourrions, certes à la marge, avoir un rôle d’apaisement et de médiation précieux… non pas entre Syriens et Américains, mais entre Moscou et Washington.

On me rétorquera que je rêve éveillée, que c’est fini pour nous, que nous avons méthodiquement gâché toutes nos cartes, que Damas ne veut plus entendre parler de ces Français qui donnent des leçons de morale et soutiennent l’ennemi, que Moscou n’a aucunement besoin de nous pour parler à Washington, même avec John Bolton pour savonner la planche du président Trump, lequel, une fois encore, vient d’être contredit de l’intérieur alors qu’il prenait une décision pourtant pragmatique et réaliste.

Les dernières déclarations du chef du conseil de sécurité nationale (NSC) et du secrétaire d’État Mike Pompeo sont, en effet, tout sauf rassurantes pour la paix de la région. L’un et l’autre désavouent publiquement, sans vergogne, le président. Leur duo ultraviolent sur les thèmes de l’Iran, bientôt bouté hors de Syrie, et d’une Amérique ayant réduit l’abcès Daech et dont le départ signifierait le chaos, peut paraître délirant tant il est hors-sol. Il traduit néanmoins une dangereuse obsession et incarne la capacité de nuisance à la paix de l’État profond américain ‒ plus mobilisé que jamais pour faire vivre ses juteuses utopies conspirationnistes ‒ et la puissance des réseaux néoconservateurs qui environnent fermement le président trublion et feront tout pour que rien ne change jamais dans la politique américaine.

Donald Trump a pourtant bien compris que les jeux étaient faits en Syrie et que Moscou avait remporté la partie. Le président estime en conséquence possible de se retirer du théâtre syrien pour éviter que ne se consolide l’axe Moscou-Téhéran-Ankara-Doha. Les Kurdes en seront pour leurs frais et leurs espoirs, il les abandonne en effet à la fureur d’Ankara après s’en être amplement servi. C’est le sort des proxies quand la roue tourne. Mutatis mutandis, c’est d’ailleurs un peu le nôtre… Les malheureux Kurdes demandent désormais de l’aide à Damas et Moscou. Au-delà de ces péripéties montées en épingle, ce que l’on refuse de voir, au Moyen-Orient comme face à la Chine, c’est que la Russie est encore (depuis toujours en fait) un rempart sécuritaire et culturel pour l’Occident ; car Pékin aussi, à sa manière discrète mais déterminée, place des hommes, des conseilleurs, des facilitateurs dans cette zone, dans la perspective d’un immense et permanent marchandage de zones d’influence et d’une confrontation tous azimuts avec l’autre empire en déclin.

Les Européens sont furieux de devoir admettre ce rôle protecteur multiséculaire de la Russie et refusent d’en tirer les conséquences. Ils préfèrent consentir à la division interne, au suicide collectif et au double dépècement qui les attend à coup sûr, lorsque Américains et Chinois se partageront leurs dépouilles. Ils ferment courageusement les yeux pour ne pas voir la bascule du monde qui s’accélère et dont le rêve européen, malmené par l’irénisme de ses dirigeants, sera le principal dommage collatéral. Rien n’est encore perdu, pourtant ! L’on vient d’apprendre que Moscou avait acheté, il y a six mois, le quart des réserves mondiales de yuans, en déplaçant plus de cent milliards de dollars vers cette monnaie mais aussi vers le yen et…l’euro ! La Russie traduit en actes sonnants et trébuchants sa double nature européenne et asiatique, et prend ses paris sur l’évolution des rapports de force mondiaux. Qu’attendons-nous pour lever les sanctions qui la frappent et pénalisent durement l’économie européenne sous le prétexte d’une hostilité entretenue artificiellement et nourrie par le discours américain ? Se tromper d’ennemi peut s’expliquer pour Washington. Mais pour l’Europe, et plus encore pour la France dans sa quête d’une préséance continentale, c’est une faute politique, stratégique et culturelle grave.

Source : https://www.lecourrierderussie.com/opinions/2019/01/engagement-francais-en-syrie-le-coup-de-sifflet-americain/

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