BILLET DU LUNDI du 14/01/2019 par Christopher Th. Coonen*

La galaxie des entreprises vendant des produits et services électroniques, des voitures, des services de santé, de la domotique, des drones, de l’économie numérique et toutes sortes d’objets connectés a quitté ses bureaux habituels pour prendre ses quartiers au « Consumer Electronics Show » (CES) à Las Vegas le 7 janvier 2019 pour quatre jours. Certains disent même que ce qui n’était à l’origine (en 1967) qu’un salon destiné à vanter les téléviseurs et leurs accessoires est devenu le plus grand salon automobile de la planète.

Cette grand-messe annuelle est l’occasion pour les start-ups et les grands groupes de dévoiler leurs produits dernier-cri. La France y était très bien représentée cette année avec plus de 381 « jeunes pousses » – en plus grand nombre que celles des Etats-Unis. L’autre nation qui a fait parler d’elle, mais en sens inverse, était la Chine. Car ses entreprises ont été 25% moins nombreuses à y assister qu’en 2018, leurs dirigeants ayant décidé de bouder le « show » et les USA, dans le maelstrom de la guerre commerciale entre ces deux empires rivaux. Et certains d’entre eux ont aussi eu peur de se faire arrêter comme l’a été la Directrice Administrative et Financière de Huawei, Meng Wanzhou, détenue au Canada depuis décembre sous mandat d’arrêt international américain pour de possibles violations de sanctions américaines envers l’Iran. Ou encore le directeur commercial de Huawei arrêté lui en Pologne en janvier. Deux alliés proches et dociles de Washington.

Leur rivalité bien sûr revêt de nombreuses dimensions : économique, militaire, spatiale, géopolitique, et concerne l’extension de leurs zones d’influence terriennes et virtuelles respectives.

 

Ladite guerre commerciale à coup de droits de douane sur l’acier semble en effet non pas accessoire mais secondaire par rapport à la course à l’innovation qui porte sur les objets connectés – ces derniers ayant d’évidence des applications militaires très puissantes et à large portée. Et une course à la domination monétaire.

En effet, si le dollar est bien sûr toujours la devise de référence des échanges internationaux et le restera sans doute encore quelques années, le yuan prend de l’épaisseur, non seulement du fait de la taille grandissante de l’économie chinoise qui deviendra la première puissance économique mondiale d’ici 2030, mais aussi du fait de sa position chaque jour plus incontournable dans les échanges avec certains pays comme l’Iran, le Pakistan et d’autres… La Banque Centrale de Russie a annoncé la semaine dernière qu’en mai 2018, elle avait vendu un quart de ses réserves en devises, soit 101 milliards de dollars, pour les placer à hauteur de 44 milliards sur le yuan, autant en Euros et le solde… en Yen.

Le Yuan est donc non seulement devenu une valeur refuge mais aussi une valeur anticipatrice de la « bascule du monde » vers l’est et un témoin de l’émergence progressive d’un second empire face à l’américain.

Sur la concurrence à l’innovation des objets connectés, il y a essentiellement deux dimensions, « connectées » entre elles : les applications « business-to-consumer » et celles relevant de la collecte des « big data » à des fins d’enrichir l’intelligence des services de renseignement et structures militaires.

Comme le résume un article paru dans le journal numérique américain “Lifehacker” du 14 février 2018 :

“Si vous êtes sur le marché pour acheter un nouveau smartphone, six directeurs d’agences de renseignement des Etats-Unis vous recommandent de ne pas le faire auprès des constructeurs chinois Huawei et ZTE. Les témoignages de ces chefs de la CIA, du FBI, de la NSA, ainsi que celui du Directeur de la Sécurité Nationale soulignent les risques d’utiliser ces smartphones. En bref, ces sociétés sont suspectées d’utiliser ces téléphones mobiles et les réseaux de fibre afin d’espionner les individus, collecter illicitement des informations, et de créer des pannes d’utilisation. Verizon, la plus grande entreprise de téléphonie mobile aux USA, a ainsi cessé d’offrir les smartphones ZTE et Huawei à ses consommateurs américains ».

Tous les iPhones d’Apple et la majorité de ceux de Samsung sont également fabriqués en Chine… Même si tous ces smartphones étaient (ou sont) équipés lors de leur fabrication de logiciels espions profitant aux services de renseignement et militaires chinois, cela ne serait jamais qu’une « réponse du berger à la bergère » tant on sait, depuis les révélations d’Edward Snowden et de WikiLeaks que l’espionnage pratiqué par la NSA sur les téléphones, les SMS, les emails est d’envergure mondiale, jusqu’aux chefs d’Etat…

Une autre dimension de cette inimitié entre les deux empires concerne les ordinateurs personnels : en rachetant les activités PC d’IBM en décembre 2004, le chinois Lenovo est devenu le premier constructeur mondial en chiffre d’affaires. Encore un objet connecté leader tombé dans l’escarcelle de l’Empire du Milieu…

Et puis, il y a la dimension duale des objets connectés et en premier lieu des drones à des fins purement militaires et/ou renseignement. Les deux rivaux le savent et subventionnent la R&D civile leur permettant de développer des applications militaires notamment des drones « fantômes », indétectables par des radars et autres systèmes de défense, comme le furent naguère les avions US SR-71 et les hélicoptères Black Hawk, rendus célèbres dans transport de « Navy Seals » qui éliminèrent Oussama Ben Laden au Pakistan le 2 mai 2011. Et sur des drones à l’origine destinés au transport de personnes en ville qui pourraient devenir des transports de troupes et/ou de commandos.

En termes de contrôle social et politique, les possibilités de ces objets sont aussi nombreuses pour la surveillance de la population chinoise…ou américaine. Afin de mettre en œuvre par exemple le « crédit social » chinois si cher au Président Xi Jinping et à son Politburo, gage de survie du Parti Communiste chinois. Il faut dire que les cycles dynastiques de ces deux derniers millénaires ont marqué les esprits. L’idée étant de donner à chaque citoyen, à sa naissance, un certain nombre de points, qui augmentera ou baissera en fonction de de ses comportements plus ou moins « orthodoxes » avec la ligne du parti. Avec à la clé la punition ou la récompense de l’individu par rapport à ses concitoyens en termes de prestations de l’Etat, d’autorisation de quitter le territoire national, de faire éduquer ses enfants, d’obtenir certains types d’emploi, etc…

Les enjeux de cette rivalité sont donc considérables. Les deux empires s’affrontent en miroir sur ces questions éminemment stratégiques et sur le temps long. Les USA ont peut-être gagné le premier « round » de cet « OK Corral » à Las Vegas la semaine dernière. Mais ce n’est que le début de cet affrontement qui aura des ramifications tectoniques dans les décennies à venir. Et nous ne pouvons que déplorer une fois encore, le « silence radio » de la France et de l’Europe. C’est positif d’être très bien représenté ; encore faudrait-il qu’il y ait derrière cette présence une vraie volonté stratégique qui dépasse les montres connectées ou la possibilité de tirer les rideaux de son salon à distance.

* Christopher Th. Coonen est secrétaire général de Geopragma. 

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