FIGAROVOX/TRIBUNE – Caroline Galactéros analyse les motifs du retrait des forces américaines en Syrie et le réalisme de Donald Trump. Elle y voit également l’occasion, pour la France, d’ancrer davantage son influence dans la région – à condition d’accepter de traiter avec Moscou et Damas.
Encore une fois, l’homme a pris (presque) tout le monde à contre-pied. En premier lieu nous, l’allié français. Nos salves d’autorité ne changent rien à la donne de fond du conflit syrien: un accord est en train de se nouer entre Washington, Moscou et Ankara, et nous n’en sommes pas. Parlant de Yalta, les Polonais disaient avec amertume que «si l’on n’est pas à la table (des négociations), c’est que l’on est au menu». Pour la France, c’est pire: nous ne sommes même plus dans la carte mentale de notre Grand allié…Que le Général Mattis n’ait pas été d’accord avec le Président ne change rien à l’avanie insigne que nous subissons. L’Empire ignore superbement ses limes. Car l’essentiel pour lui est ailleurs: les forces spéciales américaines quittent la Syrie car Trump est un vrai réaliste. Il a compris qu’il était urgent d’enfoncer un coin dans l’alliance tactique mais bien réelle entre Moscou, Téhéran et Ankara, avant que celle-ci ne se consolide trop. Il s’agissait donc de faire plaisir à la Turquie, d’où le lâchage kurde, la «réflexion» sur l’éventuelle livraison de Gulen, etc. et d’interrompre le raidissement du néo-sultan Erdogan dont le flot de menaces désormais retombe… sur nous, qui aimons trop les Kurdes.
La Turquie est donc la grande gagnante de la décision américaine de retrait. Une fois encore, elle joue là remarquablement son positionnement «in and out» par rapport à l’OTAN. Le lâchage des valeureux Kurdes par les Américains va les contraindre à tirer leur épingle du jeu en se rapprochant de Moscou – qui mène toujours la danse régionale mais se méfie de ses «alliés» tactiques iranien et turc -, et de Damas qui doit aussi composer avec la présence turque, son soutien aux islamistes et son influence durable dans le pays et la région. Les Kurdes tireront sans doute au mieux parti de ce nœud de vipères mais leur rêve fou d’État a vécu.
L’Iran en revanche doit s’inquiéter, car le sort que semble lui réserver Washington (via Tel Aviv) ne semble en rien modifié. «Mad dog» (surnom donné au général Mattis) a fait son œuvre et Téhéran est plus que jamais dans le collimateur du Pentagone… et dans la ligne de mire d’Israël, dont Téhéran est de fait le seul véritable concurrent régional à moyen terme (bien plus qu’un adversaire militaire crédible): un rival non arabe, de haut niveau culturel, intellectuel, technologique, industriel et bien sûr potentiellement économiquement supérieur du fait de ses immenses richesses fossiles.
L’Iran est donc en grand danger. D’autant que John Bolton, le Conseiller à la sécurité nationale, est lui bel et bien toujours là. Il est «augmenté» de ses nombreux avatars et relais néoconservateurs, enivrés de leur propre discours antédiluvien de diabolisation aujourd’hui anti-iranienne et antirusse comme hier anti-irakienne ou antisoviétique. Le départ des Généraux Mattis, Mac Master et Kelly est un affaiblissement temporaire qui renforce sans doute sa détermination.
Mais ne nous trompons pas encore une fois de diagnostic. On sous-estime gravement Donald Trump depuis son irruption dans le jeu politique américain et son arrivée à la Maison blanche. Il a mis à mal tant de promesses, de plans de carrières et de prébendes qu’il a déclenché une phobie éruptive, des torrents de haine et d’injures parfaitement inqualifiables. Car il gêne. Il est instinctif, impulsif, bravache et surtout, il n’est pas manœuvrable, travers impardonnable dans un système politique et militaro industriel américain qui fait depuis toujours marcher l’occupant de la Maison blanche sinon à la baguette, du moins «au profit général» du peuple américain, mais surtout du gros business… de la guerre notamment.
On veut donc l’isoler, et accréditer l’idée qu’il a un besoin impératif de tuteur car il ne saurait pas ce qu’il fait. Un être quasi irresponsable en somme, pour lequel d’ailleurs une procédure d’impeachement s’imposerait au nom du salut même de l’Amérique… Mais Donald Trump résiste et il n’est pas «seul». Plutôt un peu isolé mais sans doute très soulagé de s’être débarrassé d’hommes hostiles qu’il n’avait une fois encore pas choisis, et qui prétendaient lui dicter sa conduite en politique étrangère. Allégé de quelques ennemis donc, mais toujours en butte à une invraisemblable curée de l’establishment qui a juré sa perte. Le printemps augure d’un harcèlement redoublé de la part des démocrates notamment. Mais il est convaincu que son agenda est le bon, qu’il doit tenir ses promesses de campagne pour être réélu, que la bourse tangue dangereusement, qu’il lui faut conjurer une nouvelle crise financière qui gronde et tenir la Chine en respect (donc ne pas s’aliéner totalement la Russie) et qu’à tout prendre, mieux vaut combattre une chambre démocrate que républicaine, tant il est vrai que cela porta chance à Clinton puis à Obama. Pour lui en somme, la menace est bien plus intérieure qu’extérieure.
En amont de ce retrait militaire annoncé, les termes du «deal» (implicite ou explicite?) entre Washington et Moscou pourraient donc bien avoir été: «je quitte peu ou prou la Syrie, et te laisse dominer ce pays, où de toute façon nous avons perdu notre pari de déstabilisation et n’avons plus grand-chose à prendre ou à gagner. Nous reprenons langue sur les sanctions et l’Ukraine, tu retrouves la superbe d’un dialogue entre anciens «Grands», antichambre d’un triumvirat Washington-Moscou-Pékin où tu auras ta place et pourras servir. En échange, tu lâches progressivement l’Iran diplomatiquement et militairement…»
Il est peu probable que Vladimir Poutine donne dans ce marchandage sans garanties fortes. D’autant qu’à l’inverse des États-Unis, la Russie base son retour diplomatique tonitruant sur la scène mondiale sur sa fiabilité et son respect des engagements pris dans le cadre de ses alliances, qu’elles soient tactiques ou stratégiques. La rivalité russo-américaine est par ailleurs toujours très vivace sur un grand nombre de terrains et de dossiers. Simplement, «la méthode Trump» pour traiter l’ogre russe tranche d’avec l’hostilité fossilisée de l’appareil militaro-politique américain, qui n’a d’ailleurs jusqu’ici abouti qu’à un rapprochement accéléré et dangereux de Moscou avec Pékin (dont l’Europe fera in fine les frais) et à la bascule de «clientèles» africaines et orientales que l’Amérique croyait pouvoir conserver à sa botte ad vitam aeternam.
Sans parler du retour du Qatar dans le jeu, adossé à l’axe Moscou-Téhéran-Ankara, qui ruine les efforts saoudiens pour l’ostraciser, et force Washington à ménager la chèvre et le chou pour faire pression et tenter de contrôler son pion à Ryad, le jeune prince MBS, qui se croit tout permis, et contrer le vieux mais toujours puissant Roi Salman qui, lui, ne met pas tous ses œufs dans le même panier et lorgne vers Moscou pour sa sécurité.
Et puis il y a la Libye, autre théâtre tragique de l’inconséquence occidentale, où Washington ne veut pas se laisser tailler de nouvelles croupières par Moscou, où se replient avec une facilité déconcertante, les djihadistes de Daech, comme Afghanistan. L’Afghanistan où les négociations directes avec les Talibans vont bon train et vont permettre l’allégement du contingent américain… Sans que l’on puisse pour autant parler d’un retrait du Moyen-Orient, où les États-Unis gardent tout de même près de 50 000 hommes.
Alors, pour la France, fini de jouer. Jouer aux apprentis sorciers face à un islamisme radical que l’on croit lointain et indolore, mais qui inspire chez nous une fraction de la jeunesse en rupture de ban, éclabousse nos rues du sang de nos concitoyens et écartèle la chair malheureuse de notre nation en voie de communautarisation accélérée. C’est la fin de partie et le moment ou jamais de remettre quelques atouts dans notre jeu. Notre choix est simple: soit nous nous réveillons, soit nous disparaissons vraiment du Moyen-Orient et notre plat de lentilles – gagné au mépris de nos convictions, de toute cohérence politique et de notre sécurité intérieure – aura un goût bien amer et peu nourrissant.
Avec cette décision américaine pourtant, nous avons une belle occasion de «révolution» au sens propre et figuré, de notre stratégie au Levant mais aussi, par onde de choc bénéfique, en Europe. Donald Trump, en effet, nous faisant subitement défaut et montrant le peu de cas qu’il fait de ses alliés, ne peut aucunement nous reprocher de vouloir rester en Syrie. Ce serait le comble, et notre président a raison de lui rappeler tristement la valeur de la fiabilité entre alliés, même si c’est sans doute de l’ironie, quand on songe au nombre de lâchages et renversements d’alliances tactiques opérés par Washington dans l’histoire contemporaine…
Rester peut-être, sans doute, mais pour quoi faire? Pas pour s’enferrer dans l’erreur, demeurer crânement aveugles et entêtés dans une vision du conflit syrien que tout discrédite. Nous devons donc profiter du changement de pied américain pour parler immédiatement et sérieusement avec Moscou, engager une coopération sécuritaire concrète avec la Russie dans la région, et revenir dans le processus diplomatique avant qu’on ne nous ferme définitivement la porte au nez. Nous en serions alors réduits, toute honte bue, à passer les plats dans une quelconque Conférence de la Paix à Paris, comme lors des «vrais faux» Accords de Rambouillet il y a plus de 20 ans à propos du Kosovo. La France doit absolument être partie prenante de la phase de négociation politico-militaire et diplomatique qui va s’ouvrir et qui sera très délicate, toujours à la merci d’une décision intempestive ou d’une provocation, mais où nous pouvons faire valoir quelques atouts utiles (nos liens avec la Jordanie et le Liban notamment).
Nous n’existerons pas «en nuisant», comme par exemple en contrant stérilement le processus d’Astana quand celui de Genève patine depuis des années par défaut de représentativité. Nous existerons en manifestant un état d’esprit résolument innovant, désidéologisé, et une volonté de conciliation pragmatique sur la base de la situation de terrain. Nous devons cesser pour cela d’être comme des enfants qui voient tout en noir et blanc et ne veulent pas se résoudre aux «50 nuances de gris» du monde.
Si on ne saisit pas cette ultime chance, nous serons durablement excommuniés du Levant. Les politiciens qui, après le désastre libyen, ont de nouveau entraîné la France dans un soutien à la déstabilisation du pays et un appui à l’engeance islamiste qui s’est jetée sur lui après une révolte populaire initiale, portent une lourde responsabilité dans le martyre vécu par le peuple syrien depuis bientôt huit ans. Il faut sortir enfin de ce cynisme (dont le réalisme est l’exact opposé certes paradoxal) pour travailler sur le réel, avec l’humain au cœur. Cela nous honorerait et nous sauverait.