Billet du Lundi de Jean-Philippe Duranthon, membre fondateur et membre du Conseil d’Administration de Géopragma.
La presse s’est fait l’écho de l’excellent rapport « fait au nom de le commission d’enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France »[1] et déposé à l’Assemblée Nationale le 30 mars dernier. Si son titre suffit à sidérer le lecteur, sa lecture montre la continuité, par-delà les majorités qui se sont succédées, d’une politique marquée par une focalisation sur le court terme et une indifférence à l’égard du long terme, une prédominance des arrangements politiciens sur la poursuite de l’intérêt collectif, des analyses présentées comme techniques qui ne sont en fait que la justification a posteriori de choix politiques faits en amont. A dire vrai, ceux qui s’intéressent à la politique énergétique savaient tout cela depuis longtemps, mais chacun faisait semblant de ne rien voir.
Les auteurs du rapport ne se sont intéressés qu’à la période passée, même s’ils ont cherché à lister un certain nombre d’orientations susceptibles d’être consensuelles, de ce fait nécessairement vagues et peu engageantes. Ils saluent les réorientations intervenues depuis 2021, notamment en matière nucléaire, ce qui pourrait laisser penser que les conditions d’une « souveraineté et d’une indépendance énergétique » sont à présent réunies. Un récent « avis » de l’Académie des Technologies, rendu public fin mai[2], montre le contraire et l’on peut regretter que ce travail, bien qu’il émane d’une structure réunissant d’éminents spécialistes du secteur, chercheurs ou industriels[3], n’ait pas bénéficié de la même couverture médiatique.
Ce document présente le double mérite d’élargir le regard à l’ensemble de l’Union européenne et d’essayer de montrer les conséquences de ses choix énergétiques récents. Les auteurs de l’ « avis » considèrent que « l’échec principal de la politique énergétique de l’Union concerne sa sécurité d’approvisionnement ». Ils mettent en lumière une contradiction entre, d’une part, des objectifs de décarbonation extrêmement ambitieux au regard des évolutions passées et futures probables (qu’il s’agisse des objectifs de réduction attendues pour 2030[4] ou de l’objectif d’une neutralité carbone totale en 2050[5]) et, d’autre part, le fait que seules les énergies renouvelables intermittentes (donc hors nucléaires) sont prônées par la Commission européenne. Ils rappellent qu’à elles seules les énergies renouvelables ne suffiront pas à satisfaire l’objectif fixé pour 2050 et que celui-ci « ne peut être atteint qu’au prix d’importations massives et immédiates d’hydrogène en provenance de pays bien dotés en énergie solaire ou éolienne. […] Ainsi, après la dépendance au gaz naturel russe, on organise la dépendance envers des pays non identifiés, d’où sera importé de l’hydrogène produit et transporté avec des technologies non définies ». Le lecteur a compris : soit l’objectif ne sera pas atteint et relève de l’affichage politicien, soit il ne pourra l’être qu’au prix d’une perte d’indépendance – le sujet qui nous intéresse ici.
L’Académie des Technologies estime qu’il ne sera possible de concilier décarbonation et souveraineté énergétique qu’à la condition de développer le nucléaire. Or, si la France et ses alliés ont, difficilement, obtenu que l’énergie nucléaire soit tolérée de manière provisoire par l’Union européenne, il s’agit là d’une victoire encore illusoire puisque la prise en compte de la production nucléaire dans le calcul de l’atteinte des objectifs de décarbonation de la Commission est incertaine[6] et que pour l’instant le nucléaire ne peut pas bénéficier du soutien financier de l’Union européenne.
Au demeurant, l’Académie des Technologies fait observer qu’en décidant au niveau européen les modalités de décarbonation les pays membres de l’Union européenne n’ont pas respecté le Traité de Lisbonne qui prévoyait que « La politique énergétique de l’Union n’affecte pas le droit d’un État membre de déterminer les conditions d’exploitation de ses ressources énergétiques, son choix entre différentes sources d’énergie et la structure générale de son approvisionnement énergétique[7] ». En d’autres termes : les objectifs sont définis dans le cadre de l’Union mais chaque pays détermine librement ses modalités de réalisation. Même les pays favorables à l’usage du nucléaire, que la France a su rapprocher, semblent avoir oublié cette clause des traités.
Le « scénario de transition énergétique pour l’Europe à l’horizon 2050 » qu’Engie a rendu public[8] le 9 juin prolonge l’interrogation. L’entreprise fait valoir que le « gaz vert »[9], dont la technologie est à présent maîtrisée, peut jouer un rôle significatif dans la transition énergétique en cours. Bien évidemment cette analyse sert les intérêts de l’entreprise. Mais elle a le mérite de montrer que différentes technologies, et pas seulement les énergies solaires ou éoliennes, peuvent être utilisées pour atteindre l’objectif que l’Union européenne s’est assigné. La part de chacune dans le mix énergétique global doit résulter, non d’un a priori idéologique imposant certaines énergies et excluant toutes les autres, mais d’une analyse rationnelle des avantages et des faiblesses de chacune du point de vue économique ainsi qu’en termes d’indépendance nationale.
Un quatrième rapport récent évoque lui-aussi les sujets énergétiques au regard de l’indépendance nationale : celui que McKinsey a présenté aux Echos[10] concernant les atouts dont la France dispose pour mener à bien sa politique de relocalisation des chaînes de valeur, celles qui réduisent sa dépendance vis-à-vis de l’étranger. Le cabinet souligne que la relance du nucléaire est nécessaire pour que les industriels disposent d’une énergie décarbonée à prix compétitifs, sans laquelle la politique de réindustrialisation restera un vœu pieux.
Puissent ces rapports donner aux pouvoirs publics, européens mais surtout français, l’énergie (décarbonée par essence) qui semble leur manquer pour adopter une politique énergétique plus favorable à la préservation de notre souveraineté.
[1] https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/rapports/ceindener/l16b1028_rapport-enquete. La commission était présidée par Raphael Schellenberger et Antoine Armand en était le rapporteur.
[2] L’avis évoqué ici est intitulé « Pour une nouvelle politique européenne de l’énergie » : https://www.academie-technologies.fr/wp-content/uploads/2022/11/Academie-des-technologies-Politique-europeenne-energie.pdf
[3] L’Académie des Technologies réunit notamment quatre prix Nobel et est actuellement présidée par un ancien président de Thales puis Airbus.
[4] La réduction de CO2 attendue en 2030, par rapport à la situation constatée en 1990, a été fixée en 2009 à 20 %, en 2018 à 40 % et en 2021 à 55 %.
[5] Concept de Zéro Emission Nette ou ZEN.
[6] La Commission a transmis le 16 juin un projet amendé reconnaissant pour la première fois la contribution de l’énergie nucléaire à la décarbonation. Mais l’avenir de ce texte et les conclusions pratiques qui en seront tirées demeurent à déterminer.
[7] Voir les articles 194 et 192-2-c du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.
[9] Le gaz décarboné ou biogaz est obtenu par la fermentation de matières organiques dans un milieu privé d’oxygène.
[10] Voir Les Echos du 14 juin 2023.