Article rédigé par Philippe Hénon, secrétaire général de Geopragma.

      Le 15 juin 2017, dans le contexte du Russiagate et d’une défiance vis-à-vis de la Présidence Trump, le Sénat américain vote un projet de sanctions menaçant toutes les sociétés qui participeraient à la construction de gazoducs russes… Le Sénat entend alors officiellement répondre à l’interférence russe dans les élections présidentielles américaines, l’annexion de la Crimée et le soutien apporté au Régime Syrien. 5 groupes gaziers européens[1] en consortium Engie (FR), Shell (UK-NL), Uniper (DE), Wintershall (DE), OMV19 (AUT) qui participent au financement de Nord Stream 2[2] aux cotés de Gazprom sont clairement ciblés. Ce projet ne sera finalement promulgué par le Président Trump que le 21 décembre 2019. 

      L’Allemagne réagira publiquement le même jour, c’est assez rare pour le souligner, en déclarant, via la porte-parole de la Chancelière Angela Merkel, Ulrike Demmer, que les mesures américaines « affectent des sociétés allemandes et européennes et constituent une ingérence dans nos affaires intérieures [3]». C’est en réalité une crise très grave entre les Etats-Unis et l’Allemagne pour qui, le gaz représente le salut en matière de transition énergétique à défaut de s’aligner sur la puissance nucléaire civile française.

      Note : Les principaux fournisseurs de gaz l’UE sont la Russie (38 % du gaz importé en 2020) et la Norvège (16,2 %). Viennent ensuite l’Algérie, le Qatar, le Nigeria et les Etats-Unis. Plus spécifiquement, l’Allemagne importe 65% de son gaz de Russie en 2020, la France 17%, l’Italie 43%, la Pologne 55% et la Finlande 68%[4]

      Depuis 2015, date de l’association du consortium pour la construction de Nord Stream 2, se joue un bras de fer juridique et diplomatique interminable entre les Etats-Unis, l’Europe et les pays européens jouant tour à tour du droit de la concurrence, des pressions sur les parties prenantes, de la souveraineté sur les eaux territoriales de passage du gazoduc, des prix du gaz, jusqu’au respect des droits de l’homme par la Russie, exposant au grand jour, s’il en était encore besoin, les innombrables divergences stratégiques intra-européennes.  

      Lors du sommet de l’OTAN de Bruxelles du 11 juillet 2018, le Président Donald Trump, dans une allocution désormais célèbre sur la contribution de l’Europe aux dépenses de l’OTAN, exigera l’abandon par une Allemagne « contrôlée par la Russie » du projet de gazoduc Nord Stream 2…  L’argumentation des États-Unis, depuis des années, est en ce sens transparente : le projet Nord Stream affaiblit l’Ukraine en ouvrant d’autres voies de passage, augmente la dépendance de l’Union européenne au gaz russe et dissuade les Européens d’acheter le gaz de schiste américain… 

      Le Président Joe Biden aura finalement lui aussi été hostile à Nord Stream 2 malgré quelques hésitations à mi-2021 dans la limite d’engagements stricts de Moscou sur une continuité de transit par l’Ukraine d’une partie du gaz russe. Le gouvernement américain reviendra sur sa décision un mois après, en août 2021[5], reconnaissant implicitement qu’il ne serait pas en mesure d’empêcher l’achèvement du gazoduc, mais qu’il continuera à travailler à la « réduction des risques encourus par l’Ukraine et d’autres états ». En octobre 2021, Gazprom a commencé à faire des tests de remplissage du gazoduc désormais finalisé. La crise ukrainienne prenait concomitamment toute sa dimension sous un proxy otanien éminemment utile à l’augmentation des tensions. 

      Pour l’Allemagne, c’est pourtant un vrai dilemme, écartelée entre sa dépendance commerciale, sa convergence stratégique avec les Etats-Unis et le fait que Nord Stream 2 devait lui permettre d’optimiser son alimentation énergétique en évitant la route de l’Ukraine et ses taxes de transit appréciées comme étant trop élevées par les principales parties prenantes, l’Allemagne et la Russie[6]. Les divergences sont nombreuses, certains craignant une position dominante de la Russie. L’Ukraine craignant de perdre les revenus qu’elle tire du transit du gaz russe et d’être plus vulnérable vis-à-vis de Moscou. La France, aura elle-même appelé l’Allemagne en février 2021 à abandonner le projet en réaction au sort qui est réservé à l’opposant russe Alexeï Navalny dans son pays[7]… Dans ce contexte, les Etats-Unis s’obligent à commencer à livrer du GNL vers l’Europe par bateau… 

      Le débat ukrainien est bien plus large évidemment. Pourtant, tout cela est terriblement dangereux. Les marchés du gaz sont déjà très tendus. Le TFF[8] (référence européenne sur le prix du gaz) s’établissait à 17,6 EUR au 31/12/2020 et atteignait un pic à 164,4 EUR au 22/12/2021 pour s’établir à 82,7 EUR au 04/02/2022. Le gaz est l’énergie de plus en plus utilisée en Europe pour piloter la production d’électricité après les renouvelables et le nucléaire, l’hiver 2021-2022 a été rigoureux dans les pays d’Europe, la demande mondiale a été très forte dans un contexte de reprise post-covid, les réserves européennes de gaz sont basses – en Allemagne notamment, et évidemment, les tensions avec l’Ukraine ont contribué à la réduction du transit du gaz russe par ce pays même si la Russie s’efforce de maintenir ses obligations contractuelles[9]. Le monde oublie trop vite pourtant que ce lien avec l’Europe est vital, aussi pour la Russie. 

      Les Etats-Unis ont commencé à livrer du GNL par bateaux et ont amorcé les négociations avec le Qatar et le Japon pour livrer du gaz à l’Europe. Avons-nous au moins encore un mot à dire pour notre propre approvisionnement ?

      Cette crise tombe au plus mauvais moment pour l’Union européenne. Son taux d’inflation sur un an glissant est de 5.3% en décembre 2021, avec le facteur énergie contribuant à 45% de cette inflation. Les sources de cette inflation sont nombreuses : perfusions – souvent justifiées – de fonds publics (prêts garantis par l’état, subventions, achats massifs d’actifs par les banques centrales pour maintenir l’économie après la crise des subprimes de 2007/2008, renforcés en 2011 lors de la crise des souverains et jamais vraiment arrêtés depuis), défaillances dans les chaînes d’approvisionnement, financiarisation du logement etc… etc… Par pays, cette inflation fluctue, 6.6% en Espagne où les prix de l’énergie sont réputés répercutés directement aux consommateurs sans bouclier de protection, 5.7% en Allemagne, 4.2% en Italie, 3.4% en France[10]. Dans ce contexte, un conflit ukrainien entraînerait l’Europe dans une crise majeure. 

      D’ailleurs, la Russie, c’est aussi le pétrole (3ème producteur mondial et 28% des importations européenne selon Eurostat), l’aluminium qui atteint actuellement des sommets en termes de prix (2ème producteur mondial, 6.6% de la production mondiale), le nickel (3ème producteur mondial, 11% de la production mondiale), les terres rares (20% des réserves mondiales), le blé (1er producteur mondial 20% de parts de marché pour la Russie et 10% pour l’Ukraine) … 

      La mission première de la Banque Centrale Européenne (BCE) inscrite à ses statuts est de « maintenir la stabilité des prix » avec un objectif d’inflation fixé à 2% comme étant synonyme d’une économie dynamique et saine. On s’en écarte évidemment. En ce contexte, la BCE devra inévitablement revoir ses taux à la hausse. On peut mesurer le défi que représente une augmentation des taux dans un contexte où les pays principaux de l’Europe présentent des niveaux d’endettements publics jamais atteints (France 116% du PIB à fin septembre 21, Italie 155%, Grèce 200%…). Comment en ces termes absorber un dérapage du coût de l’énergie et des matières premières ? Dérapage qui diffusera dans toute l’économie par étape se propageant jusqu’aux consommateurs. À l’heure où les finances publiques sont exsangues, l’économie repart mais elle joue sur un fil qu’il nous appartient de protéger. 

      Européens et russes partagent les mêmes contraintes. Près des deux tiers du budget de la Russie sont alimentés par l’extraction et l’exportation de matières premières. Dans la structure par produits des exportations pour 2020, leur part des exportations (minéraux, combustibles et énergie, bois, pierres et métaux précieux) s’élevait à environ 70 %. La fourniture de gaz par la Russie à l’Europe est un atout d’abord pour la Russie, de même en ce qui concerne les autres matières premières. Pour l’Europe, l’énergie est un actif stratégique qu’il faut protéger sous peine de conséquences économiques sévères. Il faut aussi tenter de mesurer les conséquences sur le long-terme, pourtant incalculables, du désastre diplomatique en train de se produire sous nos yeux. La concomitance des élections allemandes puis françaises n’aura pas pourtant été exploitée par la Russie alors qu’une crise énergétique aurait représenté un levier fabuleux. Le Président Poutine aurait pu couper les gazoducs depuis longtemps, il ne l’a pas fait. 

      En dépit d’un message tournant en boucle d’« un front remarquable d’unité face à la Russie », la France, l’Allemagne et l’Ukraine évidemment, première victime collatérale, avancent à reculons dans ces tensions. À raison.  

      Les Etats-Unis ne peuvent ignorer l’impact qu’aurait cette crise sur l’Europe. 

      L’Europe, la France, l’Allemagne et la Russie détiennent ici une opportunité de resserrer leurs liens autour d’une convergence stratégique sur la stabilité et la sécurité du continent européen. Le chemin est ardu, mais c’est paradoxalement une chance unique. Les conséquences d’un conflit ukrainien pour l’Europe seraient désastreuses, et ce bien au-delà de l’économie. Nous ne pouvons-nous le permettre.


 

[1]   Il y a une volonté européenne autour de Nord Stream 2 bien loin de l’image d’une initiative unilatérale russe…

[2]   Le Nord Stream est un ensemble de deux gazoducs de 1 200 km de longueur reliant la Russie à l’Allemagne via la mer Baltique. Nord Stream 1 a été mis en service en 2012 (55 milliards de m3 de gaz par an). Nord Stream 2 dont la vocation est de double la capacité de transport du 1er gazoduc via le même trajet sous la mer Baltique a été commencé en avril 2018 et terminé en septembre 2021 avec un premier remplissage test en novembre. De multiples autres routes existent et s’interconnectent en Europe comme, parmi tant d’autres, Yamal Europe via la Biélorussie ou encore une autre route en construction dite Turkish Stream qui reliera la Russie à la Turquie puis la Grèce (et donc l’UE).

[3]   https://twitter.com/ulrikedemmer/status/1208276783193296896

[4]   Source : Eurostat database

[5]   https://www.state.gov/imposition-of-sanctions-in-connection-with-nord-stream-2/

[6]   Les coûts de transport de la route Nord Stream 1 sont évoqués par certains analystes comme étant 40% moins chers que ceux via l’Ukraine

[7]   Invité de France Inter lundi 1er février 2021, Clément Beaune, le secrétaire d’État chargé des Affaires européennes, a indiqué que « la France était favorable à l’abandon du projet de gazoduc Nord Stream 2 » dans un contexte où les manifestations pro-Navalny sont largement réprimées en Russie. Ce n’est évidemment pas la position définitive retenue par la France sur ce sujet.

[8]   Title Transfer Facility est un indice reflétant le prix d’échange du gaz naturel aux Pays-Bas communément admis comme référence de prix européenne. Il s’exprime en euros par mégawattheure

[9]   Par ailleurs plusieurs incidents ont perturbé les chaînes de production : un incendie sur une usine de production liée à un gazoduc reliant la Russie à l’Europe via la route Yamal-Europe et un autre dans une usine sur le gazoduc reliant la Russie à la Chine en octobre 2021. Ou encore l’arrêt durant un an du plus important site de production de GNL en Norvège en octobre 2020 après également un incendie.

[10] Indice des Prix à la Consommation Harmonisés IPCH Eurostat M/M-12 décembre 2021

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2 comments

  1. Répondre

    La Russie et l’Europe ont des intérêts convergents qu’il convient d’approfondir après le recul effectif des forces armées russes encerclant l’Ukraine.

    • Xavier DENIS

      Répondre

      Remarque fondée, mais les forces russes sont désormais ouvertement en Ukraine. La politique de l’apaisement a ses limites.
      Le triptyque Entente, Détente et Coopération semble bien loin.

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