Veille effectuée par Edmond Huet*
Les événements de la semaine :
15/05
- Le cours des barils WTI et Brent augmentent pour la troisième semaine consécutive.
- L’Iran envoie cinq pétroliers à destination du Venezuela, et s’attire les foudres de Washington.
- Le régulateur allemand BNA refuse d’exempter l’opérateur du Nord Stream 2 de la directive européenne sur le gaz renouvelée.
18/05
- WTI à 31,82$ (+8,1%) à la clôture
- Brent à 34,81$ (+7,1%) à la clôture
- “Oil is back !” s’exclame Donald Trump sur Twitter alors que le WTI et le Brent remontent au-dessus de 30$.
- En Libye, le rapport de force semble évoluer en faveur du Gouvernement d’Union Nationale (GUN).
19/05
- WTI à 32,50$ (+2,1%) à la clôture
- Brent à 34,65$ (-0,5%) à la clôture
- Expiration des contrats WTI pour les livraisons au mois de juin. À la différence de l’épisode du mois précédent, où le cours avait brusquement chuté à -37$, l’expiration des contrats WTI pour les livraisons en juin s’est effectuée sans incident.
20/05
- WTI à 33,49$ (+4,57%) à la clôture
- Brent à 35,75$ (+3,08%) à la clôture
- Le port d’Odessa (Ukraine) a accueilli son premier cargo de brut WTI en provenance des Etats-Unis.
21/05
- WTI à 33,92$ (+1,27%) à la clôture
- Brent à 36.06$ (+0,86%) à la clôture
Contexte global du secteur pétrolier
Le marché pétrolier est dangereusement volatile depuis plusieurs mois. Les mesures de confinement, annoncées en Amérique du Nord, en Europe et en Asie, ont eu un impact catastrophique sur la demande de pétrole à l’échelle mondiale. Réagissant à la chute de la demande, et à une offre incapable d’écouler ses stocks, le prix du baril se met à plonger. Le 22 avril 2020, le baril de Brent se vend à 16$. Il n’a jamais été aussi bas depuis deux décennies. La veille, après une journée dantesque, le baril de WTI (West Texas Intermediate) descendait au prix surréaliste de -37$. Les contrats sur les barils WTI pour une livraison en mai arrivaient en effet à leur expiration lundi soir. Or, peu d’investisseurs souhaitent réellement se faire livrer du pétrole : leurs placements sont avant tout spéculatifs. Ces investisseurs ont donc dû trouver des acheteurs en précipitation, quitte à payer les acheteurs pour pouvoir se débarrasser des contrats.
Derrière l’effet évident de l’épidémie Covid-19 sur le cours du baril, la toile de fond de la chute du cours est géopolitique. Pour la comprendre, il faut remonter au début du mois de mars 2020. Anticipant la baisse de la demande mondiale, les pays de l’OPEP s’entendent pour réduire leur production de barils, afin d’endiguer l’effondrement du cours. La Russie est sommée par l’OPEP de faire de même, mais un homme, Igor Setchine, patron de la puissante compagnie pétrolière russe Rosneft, s’y oppose. Son raisonnement est simple : les compagnies américaines ont besoin d’un prix du baril élevé afin de rentabiliser leur exploitation des réserves de schiste. Soutenir un cours élevé, fait valoir Setchine, profite donc aux compagnies pétrolières américaines. A l’inverse, faire descendre le prix du baril s’inscrira dans les intérêts de la Russie à deux titres :
- La chute du cours poussera à la faillite les compagnies américaines incapables de soutenir une telle chute.
- Ce coup infligé aux Etats-Unis enverra par ailleurs le signal que les sanctions américaines votées en février contre le gazoduc Nord Stream 2, projet que l’on sait vital pour la Russie, ne sont pas laissées impunies.
Conseillé par Igor Setchine, Vladimir Poutine refuse l’accord de l’OPEP. L’Arabie Saoudite réagit alors à ce refus en inondant elle-même le marché de barils, provoquant une chute effrénée du cours. Cette chute prend fin le 12 avril : réunis en vidéoconférence, les pays de l’OPEP et d’autres pays non membres s’entendent pour réduire ensemble leur production de barils. La Russie accepte de participer à l’effort. Pour beaucoup d’observateurs, ces coupes volontaires, qui sont déjà à l’oeuvre, ne seront pas suffisantes pour compenser les effets d’une demande sévèrement réduite. Toujours est-il qu’il existe ainsi à l’heure actuelle un consensus, partagé par l’OPEP, la Russie et d’autres pays (« l’OPEP+ ») sur la nécessité de réduire la production pour enrayer la chute des cours du baril.
Un mois après « avril noir », le contexte global a évolué positivement. Les cours des barils WTI et Brent n’ont cessé d’augmenter, franchissant lundi 18 mai la barre symbolique des 30$ – un niveau que le WTI n’avait pas atteint depuis le 17 mars. « Oil is back ! », s’est exclamé Donald Trump sur Twitter. Deux facteurs expliquent cette remontée longtemps attendue :
- D’une part, les coupes de l’OPEP, de la Russie et d’autres pays dans leur production de barils ont montré leur efficacité.
- D’autre part, la levée progressive des mesures de confinement en Europe, en Amérique du Nord et en Asie ont permis de réactiver partiellement la production industrielle et l’utilisation des moyens de transport. En Chine par exemple, la consommation de pétrole a retrouvé un niveau quasiment identique au niveau antérieur à l’épidémie.
La hausse des prix du brut est donc soutenue par deux phénomènes de long terme simultanés : la baisse de l’offre, pilotée par l’OPEP et la Russie, et l’augmentation de la demande suite à la reprise progressive de l’activité économique mondiale. C’est dans ce contexte que se tient cette première veille géopolitique, qui couvre la période allant du vendredi 15 mai au jeudi 21 mai.
Analyse de l’actualité du secteur pétrolier : 15 mai-21 mai
La stabilisation du marché pétrolier s’est globalement poursuivie. À court terme, une production industrielle en Chine meilleure qu’attendue, ou encore l’annonce par un laboratoire américain de résultats encourageants dans la recherche d’un vaccin contre le coronavirus, ont permis d’alimenter la hausse du cours et un regain d’optimisme. Signe positif, le mardi 19 mai, date d’expiration des contrats WTI pour les livraisons au mois de juin, le cours est resté stable et n’a pas reproduit le scénario catastrophique du 22 avril, lorsque le baril avait chuté à -37$. Il semble cependant peu probable que le cours du baril parvienne à se hisser à son niveau d’origine dans les mois qui viennent. Certains secteurs consommateurs de pétrole vont en effet rester durablement marqués par la crise du Covid-19, comme le transport aérien. Plusieurs analystes pensent même que le niveau de la demande mondiale mettra plusieurs années à retrouver son niveau antérieur à l’épidémie.
Le marché pétrolier est par ailleurs marqué par deux incertitudes. Premièrement, le risque d’une seconde vague de coronavirus qui maintient les investisseurs dans l’expectative. Alors que les mesures de déconfinement ont été accueillies positivement par les marchés, nul ne peut en effet exclure la possibilité d’une nouvelle vague. Le cours du baril chuterait alors drastiquement, et achèverait probablement de miner les compagnies pétrolières qui avaient survécu de justesse au chaos des derniers mois. La deuxième interrogation concerne le maintien des coupes de l’OPEP+. Si ces coupes ont été jusqu’ici respectées, la hausse récente des prix du baril pourrrait tenter certains pays producteurs de relancer leur production, ce qui saperait tous les efforts entrepris ces dernières semaines par l’OPEP+. Ce risque semble cependant faible, au moins à court terme. La Russie et les pays de l’OPEP, Arabie Saoudite en tête, ont en effet réaffirmé leur attachement aux quotas de production. Certains pays de l’OPEP ont même procédé à des coupes supplémentaires, et une nouvelle réunion est prévue le 10 juin pour discuter du prolongement de ces quotas. Il faut en réalité regarder du côté des compagnies américaines qui, leurrées par la hausse des prix, pourraient céder à la tentation d’augmenter leur production. Une telle relance serait malvenue : le cours du baril chuterait, les efforts de l’OPEP+ voleraient en fumée et la relation entre les Etats-Unis et l’OPEP+ en serait dégradée.
60 ans après la création de l’OPEP, le poids géopolitique de l’or noir est donc plus que jamais d’actualité. La crise du coronavirus n’a pas atténué les rapports de force entre pays producteurs, au contraire. Certes, les difficultés économiques se feront sentir dans la totalité des pays producteurs de pétrole. Pour tous ces pays, atteindre un équilibre budgétaire exige un prix du baril bien plus élevé que son prix actuel. Mais certains pays sortiront plus meurtris que d’autres du chaos de ces derniers mois : là réside tout l’enjeu des semaines à venir.
Ainsi, vendredi 15 mai, l’Iran a averti les Etats-Unis de ne pas s’immiscer dans les livraisons iraniennes de brut au Venezuela. Touché par l’épidémie de coronavirus et par les sanctions américaines, souffrant des effets d’une mauvaise gestion de ses réserves et de la chute du cours du baril, le Venezuela – disposant pourtant d’immenses réserves de pétrole – a dû se tourner vers l’Iran, également concerné par les sanctions américaines, pour assurer son approvisionnement en pétrole. La date d’arrivée des pétroliers iraniens n’est pas connue mais semble imminente, puisque cinq pétroliers auraient déjà quitté l’Iran. Nicolás Maduro a annoncé déployer des forces armées pour sécuriser l’arrivée des pétroliers iraniens, et s’est félicité de cette coopération entre le Venezuela et l’Iran.
Autre fait notable de la semaine : le port ukrainien d’Odessa a accueilli, mercredi 20 mai, son premier cargo de brut WTI en provenance des Etats-Unis. Cette livraison de 80000 tonnes a pour objectif de diminuer la dépendance énergétique de l’Ukraine à l’égard de la Russie. D’autres pays d’Europe de l’Est ont exprimé cette volonté d’indépendance énergétique : les Etats-Unis ont ainsi envoyé leur premier cargo de brut à la Biélorussie qui souhaite à son tour diversifier son approvisionnement et qui, à ce titre, a également fait appel au brut en provenance d’Arabie Saoudite.
Surtout, la crise du coronavirus a révélé à quel point l’alliance historique entre l’Arabie Saoudite et les Etats-Unis est en train de profondément changer de nature. Ce changement commence au début des années 2010, lorsque l’exploitation des gaz de schiste sur son sol permet à Washington d’envisager une véritable autonomie pétrolière. Jusqu’ici, l’approvisionnement des Etats-Unis s’effectuait par le pétrole saoudien, en échange de la garantie par Washington de la sécurité militaire du Royaume wahabbite. Les conditions du Pacte de Quincy de 1945 ont désormais changé. Washington n’a plus besoin du pétrole saoudien, mais exige que Riyad maintienne un prix du baril élevé pour que les compagnies américaines puissent elles aussi commercialiser leur pétrole. Le « deal » est clair : l’Arabie Saoudite ne doit pas attaquer la production américaine si elle veut conserver sa garantie de sécurité. Ainsi, en apparence, si les conditions du pacte ont été modifiées, l’alliance reste bel et bien d’actualité.
En fait, cette alliance est plus que jamais fragilisée. Car l’Arabie Saoudite se pose une question précisément existentielle depuis que les Etats-Unis ont acquis leur autonomie énergétique : les Etats-Unis sont-ils encore prêts à assurer la sécurité du territoire saoudien ? Une telle question n’avait pas lieu d’être posée il y a 10 ans, lorsque les Etats-Unis dépendaient encore massivement du pétrole d’Arabie Saoudite. Le rôle alors vital du pétrole saoudien assurait à Riyad que Washington volerait à son secours s’il le fallait. Mais avec l’autonomie pétrolière américaine, cette certitude s’est effritée. La garantie de sécurité du territoire saoudien, officiellement réaffirmée par Washington, n’est plus une évidence pour Riyad. Certes, l’Arabie Saoudite a les moyens de porter un coup important à la production américaine. Mais cette menace est-elle suffisante pour que les Etats-Unis se sentent obligés, pour la parer, d’assurer la protection du Royaume wahabbite ? L’Arabie Saoudite a perdu de sa valeur ajoutée stratégique aux yeux de Washington.
Alors les lignes bougent : comprenant que l’allié américain n’est probablement plus aussi fiable qu’il ne l’assure, l’Arabie Saoudite a pris ses libertés vis-à-vis de l’alliance et décidé de participer, en avril, à la chute des prix du baril. Dans cette tentative de porter atteinte à la production américaine, Riyad a envenimé sa relation avec Washington mais s’est découvert un allié de circonstance et de taille, qui a également tout à gagner dans la fragilisation ou même l’éviction des compagnies américaines du marché pétrolier : Moscou. Les alliances sont-elles en voie de recomposition ? Paradoxalement, la découverte de gaz de schiste – qui pouvait sembler salutaire du point de vue de l’autonomie énergétique américaine – aura affaibli le lien qui unissait Riyad à Washington, et pourrait pousser l’Arabie Saoudite à se rééquilibrer vers la Russie pour être moins vulnérable. La recomposition de ce jeu d’alliances en faveur de la Russie serait un véritable revers stratégique pour les Etats-Unis, qui auront alors payé cher le prix de leur indépendance énergétique.
Analyse du secteur gazier : 15 mai-21 mai
Trois éléments retiendront notre attention dans cette analyse de l’actualité du gaz naturel : les perspectives d’évolution du cours, les développements récents du projet Nord Stream 2, et les implications énergétiques de l’évolution du conflit libyen en faveur du Gouvernement d’Union Nationale (GUN).
L’épidémie du coronavirus a évidemment réduit la consommation mondiale de gaz. Bien que ce ralentissement ne soit pas aussi brutal que celui de la demande de pétrole, il a suffi pour provoquer une surproduction de gaz et notamment de gaz naturel liquéfié (GNL). Ainsi le Qatar, premier exportateur mondial de GNL, a été contraint de rediriger ses cargaisons de GNL originellement prévues pour la Chine. En Europe, les réserves européennes de gaz naturel sont à un niveau bien plus élevé que d’habitude. Beaucoup d’entreprises craignent même la saturation des capacités de stockage du gaz, ce qui provoquerait l’apparition de prix négatifs – à l’image de ce qui est arrivé au cours du baril de pétrole il y a un mois.
L’actualité est ensuite marquée par la décision du régulateur allemand BNA de refuser d’exempter Nord Stream 2 de la nouvelle directive européenne sur le gaz. Le projet Nord Stream 2, en phase finale de construction, est un gazoduc reliant la Russie à l’Allemagne par la mer Baltique, afin de faciliter la livraison de gaz naturel russe vers l’Europe occidentale. Financé à 50% par Gazprom et le reste par cinq sociétés européennes dont la société Engie, le projet avait déjà rencontré en février un obstacle majeur lorsque les Etats-Unis avaient imposé des sanctions aux entreprises participant à Nord Stream 2. L’entreprise suisse Allseas, dont les navires étaient nécessaires pour la pose de pipelines, s’était alors retirée du projet. Son navire a été remplacé par un navire russe, l’Akademik Tcherskiy, ce qui a permis de reprendre les travaux et devrait signifier la mise en exploitation de Nord Stream 2 dès le début de l’année 2021 au plus tard. Vendredi 15 mai, le régulateur BNA a donc refusé d’exempter Nord Stream 2 de la nouvelle directive européenne sur le gaz. Concrètement, cette directive impose que les capacités de Nord Stream 2 ne pourront être exploitées qu’à 50% par Gazprom, le reste devant être exploité par un organisme indépendant. Cette nouvelle pourrait rendre le gazoduc plus coûteux que prévu, et in fine le gaz plus cher.
Géopolitiquement, le projet Nord Stream 2 cristallise un clivage de plus en plus visible au sein de l’Union Européenne. Face à l’Allemagne et aux partisans du projet, plusieurs pays d’Europe de l’Est soutiennent que ce gazoduc ne fera qu’accroître la dépendance énergétique de l’Europe à l’égard de la Russie. Ces pays, comme l’Ukraine ou la Pologne, sont soutenus par Washington dans leur opposition à Nord Stream 2. Pour des raisons géopolitiques d’une part – Washington voit en effet d’un mauvais oeil le développement de partenariats avec la Russie – mais aussi pour des raisons commerciales : les Etats-Unis souhaiteraient en effet exporter leur propre gaz naturel liquéfié (GNL) vers l’immense marché européen. Or, Nord Stream 2 met un frein à la mise en place de ce marché. Cette mise en place semble d’ailleurs d’autant plus difficile que la compagnie russe Novatek, concurrente de Gazprom, a récemment ouvert un site de production de GNL sur la péninsule de Yamal. Cette exploitation, effectuée en partenariat avec Total, a permis d’acheminer les premières livraisons de GNL dans plusieurs ports européens, par navires méthaniers.
Enfin, l’évolution du conflit libyen laisse entrevoir plusieurs conséquences majeures en matière de géopolitique du gaz. Cette semaine a été l’occasion de confirmer que le conflit libyen, qui oppose le Gouvernement d’Union Nationale (GUN) aux armées du Maréchal Haftar, semble tourner en faveur du GUN. Or, il y a cinq mois, Fayez El-Sarraj, Premier ministre du GUN, signait avec le président turc Erdogan un mémorandum d’entente pour l’exploitation des gisements gaziers dans des eaux disposant d’importantes réserves de gaz.
Source de la carte : https://english.alaraby.co.uk/english/news/2019/12/15/turkish-parliament-due-to-approve-libya-military-cooperation-deal
Ces réserves s’étendent, on le voit, sous des eaux territoriales libyennes et turques, mais aussi sous des eaux dont la souveraineté est revendiquée par d’autres pays, tels que la Grèce. La Turquie, qui soutient militairement le GUN, a tout à gagner dans une victoire de Fayez El-Sarraj. L’accès à ces gisements gaziers permettrait à Erdogan de s’émanciper de sa dépendance gazière à l’égard de la Russie et d’influer à son tour sur l’environnement méditerranéen. Mais cette nouvelle influence s’effectuerait logiquement au détriment de l’influence russe : c’est pourquoi Moscou soutient le camp du Maréchal Haftar, en envoyant par exemple des mercenaires de la société Wagner combattre sur le terrain – même si l’envoi de ces mercenaires a été officiellement nié par le Kremlin. Une victoire du GUN aurait des implications géopolitiques majeures : elle sonnerait le glas de la supériorité énergétique de Moscou en Europe et en Méditerranée, au profit d’une Turquie qui s’affirme comme puissance régionale à l’aide de ce jeu d’alliances.
*Edmond Huet, stagiaire chez Geopragma