Billet du lundi par Ghislain de Castelbajac, membre du Conseil d’administration de Geopragma.

La confusion est trop souvent faite lorsque l’on évoque le Bélarus qui reprit son nom en 1991 après 70 ans de République Populaire de Biélorussie, renommée ainsi par les Soviets en 1919 après son invasion par l’Armée rouge. Car le Bélarus n’est pas une « Russie blanche », pâle plaine dont Minsk, la millénaire et magnifique capitale sur l’axe Varsovie-Moscou ne présente aujourd’hui qu’un monotone air soviétique après avoir été rasée à 80% durant la seconde guerre-mondiale.

Si « bela » signifie « blanche », le suffixe « rus » ne se rapporte pas à la Russie, mais à la Ruthénie, ancienne partie centrale et orientale de l’ancien et puissante union lituano-polonaise, dont les marches courent jusqu’à la Ruthénie subcarpatique, dite aussi « Rus de Kiev ». En 1793, date de l’un des nombreux partages de la Pologne, Minsk tomba dans l’escarcelle de l’empire russe. Malgré les guerres et déplacements de populations, le Bélarus compte encore aujourd’hui entre 500 000 et un million de ressortissants d’origine polonaise sur 9 millions d’habitants, que la puissante Union des Polonais de Bélarus tente de représenter malgré la répression du régime d’Alexandre Loukachenko et l’emprisonnement de sa présidente et de nombreux cadres de cette organisation. Seules trois d’entre elles viennent d’être libérées de prison et accueillies à Varsovie le 3 juin 2021 suite à une manœuvre de haute volée de la Pologne en pleine affaire Protassevitch et son kidnapping aérien par Loukachenko.

L’histoire soviétique du pays, le siège à l’ONU arraché par Staline en 1945, faisant de ce pays un membre fondateur de l’organisation internationale malgré son annexion par l’URSS, puis la personnalité du président Loukachenko, ne doivent pas faire penser aux Européens que le Bélarus et son identité ruthène est une marionnette de Moscou. C’est pourtant ce qui risque d’arriver tant les actions du président proclamé réélu à la suite de fraudes massives et l’acte de piraterie des airs contre un aéronef européen reliant deux capitales de l’Union européenne sont susceptibles de changer la donne géopolitique et le destin de cette Nation méconnue.

La réaction de l’Union européenne à cette agression d’interdire tout survol et atterrissage de toute compagnie Bélarus sur l’espace européen semble bien mesurée. Un régime de sanctions « ciblées » est en cours d’élaboration, sous la crainte de la population qui risque l’enfermement et les mises en garde de Svetlana Tikharovskaya, emblématique opposante à Alexandre Loukachenko. Les capitales européennes ont finalement une marge de manœuvre assez faible, même si des scenarios d’embargos de gazoduc Bélarus sont à l’étude.

L’OTAN quant à elle est de nouveau aux abonnées absentes. Aucune réaction claire, encore moins d’activation de quelques représailles que ce soient.

Vladimir Poutine et Alexandre Loukachenko se sont vus à Sotchi le 2 juin, lors d’une rencontre prévue de longue date. Poutine a beau jeu de pouvoir soit donner le baiser de la mort, à l’image du dernier baiser entre Gorbatchov et Honecker, soit au contraire de saisir l’opportunité de voir le dictateur de Minsk revenir sur sa stratégie histrionne des « deux jambes » qui fit jusqu’à présent sa popularité insoupçonnée auprès de Varsovie, de Vilnius et de Washington.

C’est sur cette stratégie qu’Alexandre Loukachenko avait ces dernières années mis sous naphtaline les « échanges fructueux » sur l’union Russie-Bélarus, refusé l’installation d’une nouvelle base aérienne russe sur le territoire bélarus, refusé l’annexion de la Crimée par Moscou, activé une mini-guerre du lait avec son immense voisine, vitupéré contre les tentatives de déstabilisation de groupes paramilitaires tels que ceux de la société « Wagner », et mit un point-d’orgue avec la visite à Minsk de l’ancien secrétaire d’Etat américain Mike Pompéo en février 2020 dans l’annonce d’un renforcement des relations diplomatiques avec les Etats-Unis et un accord gazier et pétrolier avec Minsk pour contrer Moscou.

De son côté, l’activisme polonais n’est pas nouveau en Bélarus. Depuis le début des années 1990, Varsovie a mis en place sa « doctrine ULB », pour Ukraine Lituanie Bélarus. Une stratégie de long terme visant à protéger les minorités polonaises issues de l’ancienne union polono-lituanienne du XVIIIème siècle et de la Pologne de 19181, qui englobaient Minsk et la plaine ruthène. C’est d’ailleurs Varsovie qui voulait faire injecter un milliard d’euros en Bélarus par le biais de fonds européens, et arrimer ainsi le Bélarus à l’Europe occidentale, non sans dessein Pisuldskien de reconstruire un tampon sur ses flancs orientaux face à Moscou.

La Karta Polacka est un autre outil que Varsovie mit en place pour permettre aux Bélarussiens, mais aussi aux Lituaniens, Ukrainiens et autres anciens ressortissants soviétiques d’origine polonaise d’obtenir facilement un visa de travail en Pologne.

Pourtant le Bélarus voit une partie de sa jeunesse migrer en Russie, où la langue et la culture sont si proches. Le pays ayant perdu près d’un million d’habitants durant la dernière décennie.

Depuis août 2020 et les élections truquées permettant le maintien au pouvoir d’un dictateur qui n’est plus reconnu par l’Union européenne, la politique des deux jambes d’Alexandre Loukachenko s’est grippée. Le dernier acte de détournement d’un avion de ligne européen par le régime pour y kidnapper un jeune opposant constitue sans doute un point de non-retour pour les européens.

Vladimir Poutine peut maintenant librement dicter ses demandes à un Loukachenko isolé et aux abois. Après avoir imaginé lâcher son voisin lors des élections truquées, l’affaire du jeune Protassevitch semble presque trop cousue de fil blanc pour ne pas être une manipulation opportune de telle ou telle officine, alors que Poutine avait obtenu la promesse, non contraignante, d’élections en février 2022 et la désignation par Loukachenko de son successeur.

Quoi qu’il en soit, à la croisée des chemins, russes et européens devront s’entendre pour apporter une solution digne de ce nom au peuple de Bélarus et a sa belle et grande Histoire : ni glacis soviétique ni Ostland polonais, ce pays étonnamment avancé en technologies de l’information (7% du PIB) pourrait surprendre grâce à une opposition qui devra jouer finement ses aspirations au changement tout en évitant à tout prix le prisme d’une « révolution de couleur » de type Euromaïdan. Des personnages tels que Valery Tsepkalo, ancien ambassadeur de Bélarus à Washington, tentent actuellement de sonder les cœurs tant à Moscou qu’à Varsovie et Vilnius pour son compte et celui de Svetlana Tikharovskaya.

Si les planètes à l’Est comme à l’Ouest étaient alignées pour un changement de régime à Minsk, nul ne peut pour autant prédire ce que sera la prochaine orientation stratégique privilégiée par le Bélarus pour la prochaine décennie entre la poursuite des travaux de fusion avec Moscou ou le rapprochement avec l’Europe, même si les fondamentaux géostratégiques plaident pour la première solution.

Parions que les déstabilisations seront fortes, et que Moscou saura tirer les fils d’une stratégie de la tortue permettant de gagner du temps face au cas Loukachenko, tout en ne cédant rien sur ses flancs occidentaux comme le montrèrent les négociations du volet des Flancs du traité FCE : avec une présence militaire primordiale en Bélarus qui doit justement être renégociée en juin 2021 (un émetteur de la Marine et un radar de détection avancée Volga des Forces spatiales), le Bélarus est avant tout le corridor stratégique vital de la Russie pour un accès terrestre à l’enclave russe de Kaliningrad (ex Königsberg). L’on comprend mieux la passivité récente de l’OTAN face à l’agression de Minsk face à deux de ses pays membres : le piège tendu serait que la déstabilisation du Bélarus oblige Moscou à intervenir, et à « normaliser le pays frère » en l’arrimant définitivement à la Russie, ce qui enfoncerait une griffe acérée de l’ours russe sur le flanc oriental de la Pologne et fragiliserait fortement les pays baltes : L’un dans l’autre, pour Moscou comme pour Vilnius et Varsovie, si Loukachenko n’existait pas, il eut fallu l’inventer !

Souhaitons au peuple bélarusse l’émergence d’une opposition politiquement déterminée mais géopolitiquement prudente, d’une Europe consciente des enjeux pour éviter un embrasement généralisé sur le flanc ruthéno-balte, qui pourrait naître bien plus rapidement qu’on ne l’imagine en cas de révolution spectacle porteuse de chaos ou d’un folklore antirusse, ou de re-soviétisation trop brutale.

1 Voir : George Soutou, Ghislain de Castelbajac et Sébastien de Gasquet «La France et les politiques des nationalités en Pologne, Ukraine Lituanie », PUPS 1995

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