Chronique de Renaud Girard paru dans le Figaro le 19/05/2020

Semblant remettre en cause la hiérarchie des normes juridiques au sein de l’Union européenne (UE), la décision de la Cour constitutionnelle allemande de Karlsruhe du 5 mai 2020, contestant le bien-fondé de certaines mesures anti-crise prises par la BCE de Francfort, a relancé un débat de fond sur la construction européenne. Il est vraisemblable qu’Angela Merkel cherchera à le trancher à l’occasion de sa dernière présidence de l’UE, qui commencera le 1er juillet 2020.

Le débat a toutes chances de ne pas se limiter à la généreuse politique de création monétaire entreprise depuis une douzaine d’années par la Banque centrale européenne. Il s’élargira sûrement au thème de l’Europe-puissance, qui hante les élites s’interrogeant aujourd’hui sur le bilan coûts-avantages de la mondialisation. Le premier constat doit être celui de l’indignation : quand l’Europe cessera-t-elle donc de se coucher ?

Ce début de XXIème siècle a vu l’Amérique et la Chine affirmer leur puissance de manière de plus en plus brutale. Curieusement, l’UE a suivi une courbe inverse. Dès qu’elle est confrontée à l’adversité, elle a une fâcheuse tendance à refuser le combat.

Face aux Etats-Unis de Donald Trump, l’Europe s’est rapidement couchée. Elle avait, en mars 2012, pris l’initiative de renouer le dialogue nucléaire avec l’Iran. Cela avait abouti à l’accord historique du 14 juillet 2015, signé avec les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’Onu et l’Allemagne. Téhéran renonçait à poursuivre son enrichissement d’uranium, en échange d’une levée des sanctions commerciales internationales. L’Iran abandonnait son rêve de puissance atomique pour pouvoir redevenir une puissance commerciale, comme avant la Révolution islamique de 1979. En 2018, Trump a soudain dénoncé l’accord conclu par son prédécesseur. Comme hypnotisée par la perspective de sanctions américaines contre elle et contre ses entreprises, l’UE s’est montrée incapable d’appliquer avec l’Iran ce bon accord librement consenti. Des crises moyen-orientales à celle du Covid, plus l’Amérique se désintéresse du sort de ses alliés européens, plus ces derniers donnent libre cours chez eux à l’hégémonisme juridique venu d’outre-Atlantique.

Annexes de la puissance américaine, les GAFA se comportent de plus en plus en terrain conquis en Europe, avec l’arrogance et les privilèges de seigneurs qui s’estiment irremplaçables.

Face à la Chine, l’Europe n’a cessé de se résigner. Non-application des règles de l’OMC, vol de propriété intellectuelle, dumpings en tous genres, cyber-espionnage, achat d’entreprises stratégiques, création du groupe des 16+1 (Chine et seize pays d’Europe orientale et balkanique) : assourdissant fut le silence de la réponse européenne. Jusqu’à la crise du coronavirus, l’UE a avalé sans broncher le bobard de l’effet « gagnant-gagnant » des « nouvelles routes de la Soie ». Il a fallu que ce soit Canberra et non Bruxelles qui exige une enquête internationale à Wuhan sur les origines du Covid-19. Initiative maintenant validée par plus de cent pays. Pourtant, l’UE a été beaucoup plus affectée par la maladie que l’Australie. Mais les Européens sont devenus dépendants de la Chine pour leurs équipements médicaux et leurs médicaments…

L’Europe a également pris l’habitude de se coucher face à de moindres puissances. La Turquie du parti islamo-conservateur AKP a compris tout le parti qu’elle pouvait tirer de cette faiblesse. Au début du mois de mars 2020, il a suffi que son sultan néo-ottoman Erdogan agite la menace d’une nouvelle invasion migratoire de l’Europe, pour qu’Ankara obtienne aussitôt une rallonge financière. En utilisant le même chantage, la Turquie avait obtenu en 2016 de l’UE qu’elle autorise les touristes turcs titulaires de passeports de service à voyager chez elle sans visa. Une facilité qui est en revanche refusée par l’UE aux Russes…

Face aux trafiquants d’êtres humains qui sévissent sur les côtes méridionales et orientales de la Mer Méditerranée, l’Europe cède systématiquement. C’est comme s’il existait, pour les trafiquants et pour les migrants qui les financent, un droit imprescriptible à violer les lois régissant l’immigration en Europe. Ces lois y ont pourtant été votées démocratiquement.

Sur les grands dossiers de politique étrangère, l’Europe a disparu. Au Levant, cela fait cinquante ans qu’elle milite pour une solution à deux Etats sur le territoire de l’ancienne Palestine mandataire. Elle juge à raison que cette solution ménage les intérêts de l’Etat juif, menacé à terme par une explosion démographique musulmane. Mais sa voix n’est plus entendue, ni en Israël, ni en Amérique.

A Bruxelles, on se lamente souvent de la désaffection croissante des populations européennes pour leur Union. Mais il suffirait qu’elle se remette debout pour attirer à nouveau les citoyens qu’elle ambitionne de servir. 

*Renaud Girard, membre du conseil d’orientation stratégique chez Geopragma

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