Chronique internationale du Figaro du mardi 16 juin 2020 par Renaud Girard*
Dans la stricte lignée nationaliste du général Mustafa Kemal, le fondateur de la Turquie moderne, le président turc actuel réussit à bouger méthodiquement ses pions, pour faire avancer son grand projet de reconquête néo-ottomane. Il s’agit toujours de venger l’humiliant traité de Sèvres (août 1920), qui obligea la Sublime Porte à renoncer définitivement à ses provinces arabes et maghrébines. Erdogan est en train de remettre les pieds dans cette Libye où Kemal remporta son premier succès militaire. En décembre 1911, le futur Atatürk repoussa les Italiens hors de Tobrouk et s’installa à Derna. Mais cette victoire ne servit à rien car le corps expéditionnaire turc dut se retirer en toute hâte de Libye pour aller combattre dans la première guerre balkanique.
Comme tous les bons stratèges, Erdogan a su attendre le moment favorable pour agir. Le 28 novembre 2019, il avait conclu, à Istanbul, un accord de coopération militaire et sécuritaire avec le gouvernement libyen d’union nationale (GNA) de Fayez al-Sarraj. Bien qu’étant le gouvernement reconnu officiellement par l’ONU, le GNA était à l’époque au plus mal, retranché à Tripoli, et attaqué par l’ANL (armée nationale libyenne) commandé par le général Haftar, maître de la Cyrénaïque, soutenu par l’Egypte, la Russie et les Emirats arabes unis. En intervenant dans la guerre civile libyenne du côté de Sarraj, Erdogan avait bien sûr monnayé son aide militaire salvatrice. Il s’agissait pour la Turquie de récupérer les meilleurs contrats pétroliers lorsque les champs du Golfe de Syrte auraient été regagnés par le GNA sur Haftar. Ankara et Tripoli signaient même un document de partage des zones économiques exclusives en Méditerranée orientale, non conforme au droit maritime international. Il s’agissait aussi, à moyen terme, de se faire donner quatre bases stratégiques en territoire libyen : les aérodromes militaires de Watiya (proche de la frontière tunisienne) et de Joufra (charnière entre la Tripolitaine et le Fezzan), les ports de Misrata et de Syrte (afin de contrôler par le sud la Méditerranée centrale).
Le 2 janvier 2020, Erdogan obtenait du parlement d’Ankara l’autorisation d’envoyer en Libye des forces turques. Lesquelles emmenèrent, comme supplétifs, plusieurs milliers de djihadistes, devenus oisifs dans la poche d’Idlib (nord-ouest de la Syrie, à la frontière de la Turquie). Sans attendre, elles s’y déployèrent, permettant aux milices du GNA de chasser progressivement de Tripolitaine les forces du maréchal Haftar, épaulées par les mercenaires russes de la division Wagner. Les drones armés turcs Bayraktar Akinci, petits avions sans pilote de haute altitude et de grande endurance, réussirent même à détruire les camions russes de défense aérienne rapprochée Pantsir-S1. Ce qui obligea, à la fin du mois de mai 2020, la Russie à rapatrier d’urgence le petit millier de mercenaires et les huit avions de guerre qu’elle avait envoyés en Libye. Depuis juillet 2016, Poutine et Erdogan sont très bons amis, le premier ayant eu l’intelligence de prévenir le second qu’un coup d’Etat militaire se préparait contre lui. Les deux hommes forts s’entendent sur l’objectif stratégique de virer les Occidentaux du monde arabo-musulman. Mais le partage des dépouilles, en Libye comme en Syrie, ne se passe pas toujours très bien…
L’arrogance néo-ottomane en Méditerranée est montée d’un cran le 10 juin 2020. Dans le cadre de la mission de l’OTAN Sea Guardian de contrôle de l’embargo onusien sur les armes à destination de la Libye, un navire de la marine française se rapprocha d’un porte-conteneurs turc voguant vers Misrata, afin de l’inspecter. Le Courbet fut alors « illuminé » par la conduite de tir radar d’une frégate turque en escorte. Dans la guerre moderne, cette action équivaut aux coups de semonce d’antan. C’est une posture extrêmement agressive. Venant d’un pays membre de l’OTAN (et couverte par un silence américain assourdissant), elle est inacceptable. On avait reproché à Emmanuel Macron d’avoir, en novembre 2019, parlé de l’« état de mort cérébrale » de l’organisation atlantique. Le président français n’avait peut-être pas tort…
En déversant sur le sol libyen les djihadistes dont elle n’a plus besoin, la Turquie rapproche une menace vers les pays d’Europe. De surcroît, le contrôle du territoire libyen pourra lui permettre de reprendre, d’un autre lieu, son chantage migratoire à l’égard de l’UE. Et personne ne sera en mesure d’empêcher des djihadistes de se mêler aux migrants.
L’intervention militaire franco-anglaise de 2011 en Libye reste à ce jour la plus grave faute de politique étrangère de toute la Cinquième République. Nous n’avons pas seulement créé un chaos dont se plaignent tous les Etats maghrébins et sahéliens. Nous avons aussi offert un terrain en or à notre plus grand challenger en Méditerranée : le Frère Musulman Erdogan.
*Renaud Girard, membre du conseil d’orientation stratégique chez Geopragma