Billet d’actualité 09/07/2020 par Jean-Philippe Duranthon*

La Libye est désormais un terrain d’affrontement entre puissances, y compris entre membres de la même alliance militaire. Cet inquiétant constat ne doit pas faire oublier les fondements des rivalités internes qui sont à l’origine de cette crise, même si ces rivalités n’en sont peut-être que le prétexte.


1/ La Libye est morcelée géographiquement

Ce qu’on appelle aujourd’hui Libye est constitué de trois entités : la Tripolitaine à l’Ouest et la Cyrénaïque à l’Est se sont organisées autour d’une étroite bande côtière cultivable alors que le Fezzan au sud fait partie du Sahara, est semi-désertique et quasiment vide : il n’abrite qu’environ 0,5 million d’habitants sur un total d’environ 6,5 millions. 

Fezzan

Carte des trois provinces de Libye (Wikipedia)


En fait, le Sahara remonte jusqu’à la côte au niveau du golfe de Syrte, si bien que la Tripolitaine « utile » et la Cyrénaïque « utile » sont séparées par un désert large de 500 km qui constitue une frontière naturelle. Ce désert est extrêmement peu hospitalier et rend difficiles les échanges entre les deux provinces côtières. 

Il est généralement convenu que la « frontière » entre le Maghreb et le Machrek correspond à la « frontière » entre la Tripolitaine et la Cyrénaïque.

Il en ressort que

– la géographie, loin de rapprocher la Tripolitaine et la Cyrénaïque, au contraire les sépare ;

– la zone désertique de 500 km constitue une frontière naturelle entre les deux provinces mais aucun élément naturel ne permet de fixer logiquement en son sein une limite territoriale précise.


2/ Tripolitaine et Cyrénaïque ont longtemps eu des destins séparés.

Des documents antiques font état de relations entre l’Egypte pharaonique et les peuples vivant à l’ouest du pays, généralement assimilés aux Peuples de la Mer mais qui étaient peut-être les Berbères. Mais l’origine des deux provinces remonte dans les deux cas au 7ème siècle av. JC. Elle n’est cependant pas la même : Cyrène, dont Benghazi est issu, fut fondée par des Grecs alors que Tripoli le fut par des Phéniciens, comme Carthage un peu plus à l’ouest. Cyrène tomba rapidement sous la tutelle des Perses puis des Ptolémées d’Egypte alors que Tripoli perdit son importance après la chute de Carthage. 

Une tradition veut qu’au milieu du 4ème siècle av. JC, pour fixer la limite entre leurs territoires respectifs, les deux cités choisirent, plutôt que de se faire la guerre, d’envoyer chacune des coureurs vers l’autre et de fixer la frontière au point de rencontre. Parce qu’ils étaient accusés d’avoir triché en partant trop tôt les deux frères Philènes, qui couraient pour Carthage, acceptèrent d’être sacrifiés sur place. Paradoxalement compte tenu de sa politique unitaire (voir ci-après), Mussolini, pour rappeler cet épisode, fit construire en 1937, à l’endroit supposé de la rencontre, un monument, l’Arco dei Fileni, que Kadhafi dynamita en 1973 mais dont les statues et bas-reliefs qui l’ornaient sont visibles dans un champ voisin.

Soldats de l’Africa Korps de Rommel défilant sous l’Arco dei Fileni en 1941 (Wikipedia)


Les deux régions furent ensuite englobées dans l’Empire Romain, à qui la Tripolitaine donna la dynastie des Sévère ; mais elles furent, tantôt réunies, tantôt séparées, tantôt rattachées à d’autres territoires (la Cyrénaïque le fut un temps à la Crète). Après l’éclatement de l’Empire Romain les deux régions restèrent sous la domination théorique de l’Empire d’Orient mais, comme le Fezzan, furent conquises par les Arabes au milieu du 7ème siècle et morcelées.

Les deux entités connurent ensuite à nouveau des destins différents, la Tripolitaine étant soumise successivement par les Normands de Sicile au milieu du 12ème siècle, puis par Tunis, puis par Gênes au 14ème siècle, puis connaissant une brève période d’indépendance de fait avant d’être conquise par l’Espagne en 1510 puis par les Ottomans en 1551. Tripoli obtint cependant d’être gouvernée dans le cadre d’une régence confiée à un pacha, ce qui lui permit de disposer d’une certaine autonomie au 18ème siècle et jusqu’en 1835, date à laquelle l’empire ottoman rétablit son autorité.

Tripolitaine et Cyrénaïque adoptèrent l’une et l’autre une structure sociale de nature tribale mais les tribus de Cyrénaïque et de Tripolitaine sont différentes.

Ce rapide rappel historique permet de constater que :

– Tripolitaine et Cyrénaïque ont des origines et une histoire distinctes. Chacune conserva son autonomie par rapport à l’autre, elles ne se combattirent jamais, aucune n’a jamais pris le contrôle de l’autre ;

– les deux provinces ne formèrent jamais, jusqu’au début du 20ème siècle, un pays. Elles ne furent jamais réunies toutes les deux (ou toutes les trois si l’on inclut le Fezzan) indépendamment d’autres entités géographiques ;

– lorsque Cyrénaïque et Tripolitaine furent réunies, ce fut dans le cadre d’une domination étrangère de taille plus vaste que la seule Libye actuelle : Empire Romain, émirats arabes, Empire Ottoman ;

– la Tripolitaine fit l’objet des convoitises des puissances de la Méditerranée occidentale et tira parfois parti de ces rivalités pour jouir d’une relative autonomie de fait.


3/ La constitution d’un pays est une idée récente et d’origine étrangère.

Lorsque l’Italie, après la guerre italo-turque de 1911, prit le contrôle de la Cyrénaïque et de la Tripolitaine, dans le cadre d’une politique visant à se doter d’un empire colonial, elle prit soin de respecter la personnalité de chaque province : elle adopta deux lois distinctes, l’une créant une « République de Tripolitaine », l’autre l’« émirat de Cyrénaïque » pour lequel elle reconnut à Idriss, chef d’une des familles dirigeantes de Cyrénaïque, le titre d’émir. Le contrôle italien du territoire étant très inégal, Mussolini procéda à une reconquête de l’ensemble de la zone qu’il unifia, en créant une « citoyenneté italienne libyque » en 1927 puis en dotant le pays d’une administration unique en 1934. 

Durant la Seconde Guerre mondiale les Britanniques prirent le contrôle de la Cyrénaïque et de la Tripolitaine et les Français du maréchal Leclerc celui du Fezzan. Après la guerre, les Alliés ne parvenant pas à se mettre d’accord, l’émir Idriss brusqua les choses et proclama en 1949 l’indépendance de l’émirat de Cyrénaïque, la Tripolitaine et le Fezzan demeurant sous le contrôle, respectivement, du Royaume Uni et de la France. La même année l’Assemblée Générale de l’ONU vota une résolution prévoyant la transformation de l’ensemble du pays en un Etat indépendant, à la suite de quoi une Assemblée Nationale fut constituée et offrit en novembre 1950 la couronne à l’émir Idriss qui devint roi sous le nom de Idriss 1er.

La monarchie fut abattue à la suite du coup d’Etat fomenté le 1er septembre 1969 par un groupe de militaires d’inspiration nassérienne, qui portèrent Kadhafi au pouvoir. 

Ainsi :

– l’idée d’une Libye unifiée est d’origine non pas libyenne mais étrangère, en l’occurrence italienne ;

– l’unité libyenne s’est faite en confiant la direction du pays à une autorité politique préexistante de Cyrénaïque, qui avait été choisie par les Italiens lorsqu’ils occupaient le pays.


4/ Kadhafi prit plusieurs initiatives dans le but de favoriser l’unité du pays.

Influencé par l’idéologie nassérienne, Kadhafi reprit à son compte la volonté de créer une nation et d’unifier les trois provinces. Etant né à une vingtaine de kilomètres à l’est de Syrte dans une tribu peu influente venant du Fezzan, il pouvait être considéré comme n’appartenant à aucune des deux provinces principales et donc neutre vis-à-vis de leur rivalité éventuelle.

Il chercha à combler le vide géographique existant entre les deux provinces en prenant diverses initiatives. En particulier, il fit construire des villes au bord de la côte dans la zone désertique, pour lesquelles il fit appel aux Chinois, et voulut développer l’activité économique grâce, d’une part à l’activité pétrolière, sur laquelle on reviendra, d’autre part à la construction de la « Grande Rivière Artificielle » (sic) : celle-ci visait à créer des liens physiques entre les trois provinces et, toujours dans un esprit très nassérien, à s’affranchir du risque de sécheresse en pompant l’eau dans les nappes aquifères du sous-sol saharien (à 500 à 800 mètres de profondeur) et en la transportant dans des énormes canalisations afin d’alimenter les villes et les usines de la côte. 

Carte du projet de Grande Rivière Artificielle (Wikipedia)


Ce programme fut largement un échec. Les « villes nouvelles chinoises » sont restées sans habitants et les énormes canalisations destinées à la Grande Rivière Artificielle, qui n’a été qu’ébauchée, n’ont pas toutes été enterrées et abîment certains paysages désertiques. Surtout, le développement économique s’est fait de manière très déséquilibrée, Tripoli captant les initiatives, monopolisant les relations avec l’extérieur et présentant les symboles de l’essor économique (gratte-ciels et immeubles de luxe) alors que Benghazi demeurait une ville « provinciale ». L’écart de population – l’aire urbaine de Tripoli réunit environ deux fois plus de population que celle de Benghazi – illustre cette divergence d’évolution.

Aussi n’est-il pas surprenant que la révolte populaire qui abattit Kadhafi en 2011 – et qui bénéficia d’un important soutien international dans lequel la France joua un rôle prépondérant – partît de Cyrénaïque.

Ainsi, alors que la formation de l’Etat libyen s’est faite en confiant les responsabilités politiques aux dirigeants de Cyrénaïque, l’activité économique ultérieure a favorisé la Tripolitaine.


5/ Le pétrole est une source nouvelle de rivalité entre les deux provinces

L’activité pétrolière est relativement récente en Libye puisqu’elle résulte d’une loi de 1955 mais est essentielle à l’économie du pays : elle génère 65 % du PIB et 95 % des recettes fiscales. Les réserves prouvées sont les plus importantes d’Afrique : 48,4 milliards de barils (contre 37,1 pour le Nigeria ou 12,2 pour l’Algérie), soit environ 60 ans de production au rythme d’avant la guerre civile. 

Or la géologie pétrolière pose un double problème : d’une part, les gisements sont pour la plupart situés en Cyrénaïque ; d’autre part, certains le sont dans le sous-sol de la bande désertique qui sépare les deux provinces ; la difficulté à tracer au sein de cette bande désertique une limite territoriale objective entre les deux provinces ne posait pas problème lorsque ce désert n’était qu’un no man’s land mais elle devient une source de conflit en cas de rivalité entre les deux provinces :

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/f/f4/Libya_location_map-oil_%26_gas_2011-en.svg/400px-Libya_location_map-oil_%26_gas_2011-en.svg.png

Activité pétrolière en Libye (Wikipedia)


Le contrôle des zones d’extraction du pétrole et des ports est donc devenu logiquement un enjeu fondamental pour les deux camps qui se combattent aujourd’hui. Lorsque le général Haftar a décidé, le 17 janvier 2020, de fermer les puits et les ports qu’il contrôlait, la production de pétrole libyen a chuté d’environ 2 000 000 à 95 000 barils par jour.


6/ Conclusion partielle et provisoire

Indépendamment d’autres considérations géopolitiques ou économiques qui, bien que fondamentales, ne sont pas l’objet du présent billet, les données géographiques, historiques et géologiques rappelées ci-dessus conduisent à deux constats principaux :

– l’unité du pays est à la fois artificielle, récente et fragile. Elle sera donc difficile à préserver. A l’inverse, une partition de la Libye, qui répondrait à une logique historique et sociologique certaine, se heurterait à un inconvénient de taille : l’inégalité d’accès aux ressources pétrolières ;

– indépendamment de l’Egypte voisine, durant l’Antiquité pharaonique puis romaine, plusieurs pays qui interviennent dans le conflit actuel ont des liens historiques avec la Lybie : la Turquie du 16ème siècle au début du 20ème, l’Italie au 12ème siècle mais surtout au 20ème, la France au 20ème siècle. L’histoire du pays montre que celui-ci a rarement été à même de décider seul son destin et il est peu probable que les mois prochains modifient ce constat.

Quelle sera l’issue du conflit actuel ? Le général Haftar et le Premier ministre du Gouvernement d’union nationale (GUN), Fayez el-Sarraj, vont-ils demander à de nouveaux athlètes de définir leurs zones respectives d’influence, comme les frères Philènes l’ont fait en leur temps ? Va-t-on trouver un nouveau leader, si possible charismatique, qui essaiera, comme Idriss 1er ou Kadhafi, de bâtir une identité nationale ? Une organisation internationale va-t-elle, comme l’ONU en 1949, décider du destin des Libyens et du mode de répartition de la manne pétrolière ? Ou bien, comme l’Histoire l’a répété inlassablement, les armes vont-elles faire la décision, quitte à ce que la loi – internationale – valide ensuite ce que la force – technologique et financière – aura réalisé ?

En toute hypothèse il conviendra de prendre en compte une problématique à laquelle l’histoire de l’actuelle Libye peut aussi apporter quelques éclairages. La Cyrénaïque et la Tripolitaine ont de tout temps joué un rôle fondamental dans les échanges Est/Ouest entre le Maghreb et le Machrek, mais aussi dans les échanges Sud/Nord entre l’Afrique centrale et le monde méditerranéen. Or ces échanges n’ont pas toujours été amicaux et la Libye porte – par exemple avec les fermes fortifiées et les étranges mausolées de Ghirza – la trace du limes que les Romains ont, comme en « Germanie », édifié pour se protéger contre les incursions de ceux qu’on appelait alors « barbares » et qu’on appellerait aujourd’hui « terroristes ». L’avenir de la Libye ne concerne pas que la Cyrénaïque et la Tripolitaine, n’oublions pas le Fezzan, dont les superbes paysages abritent depuis longtemps des centres d’entraînement au maniement d’armes et d’engins de terreur variés.


*Jean-Philippe Duranthon, membre du Conseil d’administration de Geopragma


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