Billet d’actualité par Joseph Sawaya, assistant de recherche chez Geopragma. L’article s’appuie notamment sur une enquête de terrain, une série d’entretiens et une étude approfondie portant sur les forces armées libanaises.
Si l’Iran s’impose aujourd’hui comme un acteur influent au Liban c’est évidemment par le truchement de la milice chiite armée du Hezbollah. Créé en 1982, en pleine guerre civile, le Hezbollah est la seule milice à avoir conservé ses armes, au nom de la lutte contre l’occupant israélien dans le Liban Sud. Cet atout militaire est un des premiers arguments qui justifie le poids politique qu’a pris le « Parti de Dieu », sorti auréolé de la guerre des 33 jours en 2006. Mais cet atout est efficacement complété par le volet économique et social de son action, permis par le soutien moral et financier de son parrain iranien.
La semaine dernière, une livraison de fuel iranien transportée par le tanker Faxon est arrivée au Liban, défiant les sanctions américaines imposées contre la République islamique et alors que le Liban connait une pénurie de matières énergétiques dans un contexte d’inflation incontrôlable de la livre libanaise. La livraison a tout de même été déchargée sur les côtes de Banias en Syrie, pour échapper à de potentielles sanctions américaines qui viseraient le Liban, avant d’être acheminée par-delà la frontière libano-syrienne grâce à quatre convois composés de 80 camions citernes affrétés par le Hezbollah. Cet afflux de carburant intervient alors qu’un nouveau gouvernement libanais a été mis en place, après plus de 13 mois de vacance du pouvoir. La validation de ce nouveau gouvernement aura tout de même nécessité le feu vert du Hezbollah et in fine, de l’Iran, qui disposent d’une position incontournable dans la politique libanaise.
Longtemps intouchable depuis la guerre des 33 jours contre Israël en 2006, le Hezbollah et son leader Hassan Nasrallah n’ont pas échappé aux critiques émises par le mouvement protestataire né du soulèvement du 17 octobre 2019 au Liban. Il est même devenu un sujet central de polarité du débat politique libanais entre pro et anti-occidentaux. Alors que le Hezbollah a toujours cherché à se dissocier du système politique et de la corruption endémique qui caractérise ce dernier, il est identifié, depuis l’émergence de la Thawra (« Révolution » en arabe), comme le pilier d’un système à la survie duquel il a tout intérêt.
L’impasse politique qui perdure depuis bientôt deux ans a eu pour conséquence l’aggravation de la crise économique, accentuée par l’explosion du port de Beyrouth le 4 août 2020. Le Hezbollah est pointé du doigt comme l’un des responsables de ce drame qui a ravagé la moitié de la capitale. Mais dans ces conditions de pénurie, le parti chiite parvient tout de même à tirer profit de la situation en renforçant son assise populiste par le déploiement de mesures sociales.
L’arrivée du carburant iranien illustre parfaitement la stratégie du parti chiite dans la mesure où cela permet au Hezbollah de se substituer à l’État pour apporter des ressources à la (sa ?) population qui en manque cruellement. En juin dernier, le Hezbollah lançait sa carte Al-Sajjad, qui permettait à ses bénéficiaires de profiter de subventions à hauteur de 50% sur des produits de première nécessité dans les supermarchés de la chaîne Al-Nour implantés dans les régions sous domination chiite (Banlieue Sud de Beyrouth, Baalbek, Liban-Sud). Ce modus operandi n’est pas non plus sans rappeler l’action réalisée dans la foulée de la non-défaite face à Israël en 2006, présentée comme une victoire par le Hezbollah à la lumière du passif défaitiste des arabes contre l’État hébreu. Alors que la longue rue Arid se trouvant dans son fief de la banlieue sud de Beyrouth avait été complètement détruite, le Hezbollah s’était engagé, avec le soutien de l’Iran, à offrir la somme de 10 000$ en compensation à tous les habitants qui avaient perdu leur logement sous le poids des bombardements israéliens. La rue a été depuis complètement rebâtie sous l’impulsion de la société de construction qui appartient au parti, nommée Jihad el Bina (soit « l’effort de construire »), et constitue aujourd’hui le cœur névralgique du quartier animé de Haret Hreik.
Dans un pays où le clientélisme politique constitue la norme, le Hezbollah se démarque par le soutien moral et financier inconditionnel de son allié iranien. Il suffit de se rendre dans la Banlieue Sud de Beyrouth pour constater que sa domination est totale.
Une domination qui frappe sur le plan symbolique d’abord. De gigantesques portraits de Qassem Soleimani, le général iranien abattu le 3 janvier 2020 par un missile américain, figurent en bonne place entre les milliers de drapeaux jaunes et verts du Hezbollah, ainsi qu’aux côtés des portraits des martyrs de la milice jonchant les rues et du portrait omniprésent de Hassan Nasrallah qui bénéficie d’un authentique culte de la personnalité.
Une domination idéologique ensuite, qui s’appuie sur le levier social. Chaque famille est liée de près ou de loin au « Parti de dieu » qui offre des facilités administratives et finance, outre l’aide alimentaire, des bourses étudiantes, des mariages ou parfois même les meubles décorant la nouvelle habitation des jeunes mariés. Cela exige en contrepartie le respect des préceptes de la religion musulmane chiite et un soutien total de ses membres à la posture idéologico-politique du parti. Celle-ci est exprimée régulièrement à travers les discours de son leader par l’intermède d’un écran géant[1] installé dans la salle Moujamaa Sayed El Choihadaa lors de grands meetings faisant systématiquement salle comble. Elle est aussi largement relayée par l’appareil médiatique du parti, la chaîne Al Manar.
Finalement, la domination symbolique et idéologique du groupe paramilitaire dans ce quartier se traduit par un contrôle effectif qui aboutit à une domination de l’espace sécuritaire. Pas de trace de la police, ni de l’armée libanaise. Cette dernière n’a d’autre choix que de s’accommoder de la présence de « l’autre armée » qui impose un dualisme militaire sur le territoire libanais. L’alliance par défaut d’une armée libanaise aux faibles capacités, avec une milice qui lui fait concurrence dans la détention du monopole de la violence légitime, est illustrée par une formule qui a fait florès depuis 2006 : « l’armée, le peuple, la résistance » (al-jaych, al-cha’b wa al-mouqâwama). Celle-ci, érigée comme la seule à même d’assurer le salut de la patrie, suppose un lien renforcé par la communauté de destin du triptyque.
Aux yeux des habitants des zones sous domination, le Hezbollah joue donc le rôle de l’État à part entière : il prend ses responsabilités au moment de défendre le territoire à la place de l’armée, lorsqu’il s’agit de compenser les pertes et de subvenir aux besoins sociaux et administratifs.
Face à l’effondrement de l’État libanais et à l’exode de plus en plus important des populations délaissées par l’appareil gouvernemental, le Hezbollah renforce son assise électorale. Bien que le dernier recensement de la population libanaise, mené en 1932 sous le protectorat français, laissait conclure une certaine égalité démographique entre chrétiens et musulmans, les spécialistes s’accordent aujourd’hui à reconnaître une dynamique démographique à l’avantage des populations de confession chiite au Pays du cèdre.
Évidemment, tous les Libanais chiites ne sont pas partisans ou sympathisants du Hezbollah et la pluralité politique est bien réelle au Liban, même au sein d’une même confession. Cependant, les bouleversements que connaît actuellement le Liban, et la banqueroute de l’État qui atteint inévitablement son armée, doivent aussi amener à une réflexion sur la nature de l’ascendant grandissant que pourrait prendre le Hezbollah dans les rapports de force nationaux, puis régionaux.
Par voie de conséquence, l’influence de l’Iran au Liban par le biais du Hezbollah est devenue un fait dont il faut s’accommoder si l’on cherche à y trouver des solutions. Le président français Emmanuel Macron semble avoir compris cet état de fait en invitant à la table des négociations le parti politique chiite lors de sa visite au Liban. Mais à l’instar des Iraniens qui ont choisi leur champion et soutiennent la communauté chiite, la France doit, elle aussi, pouvoir compter sur des alliés locaux lorsqu’elle lance une initiative politique au Proche-Orient, sous peine d’échouer comme la dernière initiative française au Liban. Certains auront en mémoire l’amitié directe qui liait le président Jacques Chirac au premier ministre et leader sunnite Rafic Hariri. Au demeurant, il convient également de rappeler la mission pluriséculaire de protection des chrétiens d’Orient dont la France était investie. Nourrie d’une histoire ancienne et de valeurs communes, une telle association représente une alliance naturelle. Dans cette optique, le Hezbollah a pour l’instant plutôt constitué un potentiel allié qu’un ennemi en agissant contre Daesh et d’autres groupes intraitables se réclamant d’un islam fondamentaliste d’inspiration sunnite qui ont d’ores et déjà poussé les populations chrétiennes de Syrie ou d’Irak à l’exil. Pour ces populations, le Liban représente aujourd’hui encore le dernier bastion de la présence chrétienne au Moyen-Orient, mais jusqu’à quand ?
[1] Hassan Nasrallah est l’homme à abattre pour Israël. Il n’apparaît plus en public et ne s’exprime que par l’intermède de ses vidéos.
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