Billet d’actualité par Philippe Condé, membre de Geopragma


Le 17 mars, lors d’une interview à la chaine américaine ABC, le président Joe Biden qualifie son homologue russe, Vladimir Poutine, de « tueur ». A la question du journaliste vedette, George Stephanopoulos, « Pensez-vous que c’est un tueur ? », Biden répond sans hésitation par l’affirmative, tout en ajoutant : « Vous verrez bientôt le prix qu’il va payer » pour s’être « mêlé » des élections américaines. Comme il l’a prouvé dans le passé, l’actuel locataire de la Maison Blanche n’est pas un adepte des usages diplomatiques. Mais cet « écart de langage » peut être considéré plus grave que les précédents car sa position de chef d’Etat l’oblige, de fait, à une certaine réserve vis-à-vis de ses homologues étrangers. A moins qu’il ne soit parfaitement délibéré et calculé…


Une nouvelle détérioration

A Moscou, le premier haut responsable à réagir aux propos de Biden a été Viatcheslav Volodine, président de la Douma (chambre basse du parlement), pour qui une attaque contre le président Poutine constitue une attaque contre le pays et le peuple russe.

Plus tard dans la journée, la porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères, Maria Zakharova, annonce le rappel pour consultations de l’ambassadeur à Washington, Anatoly Antonov (arrivé le 21 mars à Moscou), afin d’analyser le futur des relations russo-américaines. Cela constitue une mesure extrême puisque le dernier rappel d’ambassadeur russe à Washington date de décembre 1998, en pleine campagne de bombardements américains en Irak (16-19 décembre, opération « Renard du désert »). 

Le lendemain, dans une déclaration à la télévision, le président russe riposte à son homologue américain en déclarant : « c’est celui qui le dit qui l’est » (tueur). Il souhaite aussi à Joe Biden une bonne santé, soulignant ainsi les problèmes liés à son âge (78 ans). De plus, afin de calmer le jeu, le président russe propose à son homologue de discuter en ligne et en direct, le 19 ou le 22 mars, car entre les deux dates il entend se reposer dans la taïga (en compagnie de son ministre de la Défense, Sergueï Choïgou). Il considère que cette discussion pourrait être intéressante pour les peuples américain et russe. Le 22 mars, sans surprise, la Maison Blanche répond négativement à cette invitation.

Ce nouveau refroidissement des relations entre les deux pays se produit alors que les autorités américaines mettent en place de nouvelles sanctions contre la Russie et rejettent tout compromis dans la plupart des dossiers. L’attitude très peu constructive de Washington, encore accentuée depuis l’arrivée de l’administration démocrate, présente de plus en plus de similitudes avec la politique de containment des pires heures de la Guerre froide. Mais, par certains côtés, les relations sont encore plus mauvaises (russophobie institutionnalisée à Washington).

Ainsi, le même jour, peu avant les propos de Biden, le Département américain du Commerce annonce un nouveau train de sanctions contre la Russie, dans le cadre de « l’affaire Navalny », sous la forme de restrictions à l’exportation, pour des raisons dites « de sécurité intérieure ». Ainsi, l’exportation de technologies sensibles pouvant être détournées, notamment à des fins d’armes chimiques, devient interdite. Le ministère met également fin à l’exportation vers la Russie de logiciels, de services, de pièces détachées et d’équipements. Toutefois, les produits utilisés dans les secteurs de l’aviation et du lancement vols spatiaux commerciaux pourront continuer d’être exportés en Russie jusqu’au 1er septembre prochain.


La multiplication des différends

Par ailleurs, un nouveau rapport, publié la veille de l’interview de Joe Biden, accuse Moscou de nouvelles « ingérences » dans l’élection présidentielle américaine de novembre 2020. Et les agences de renseignement continuent de vérifier les soupçons de cyberattaque russe contre plusieurs institutions fédérales américaines (décembre 2020), tout comme les primes que Moscou aurait versées aux Talibans afghans pour qu’ils tuent des soldats américains. 

De fait, depuis mars 2014 et le rattachement de la péninsule de Crimée à la Russie, considérée comme une annexion en Occident, les relations américano-russes ne cessent de se détériorer. Ainsi, le G7, le groupe des pays les plus industrialisés, a rappelé le 18 mars dans un communiqué conjoint, jour du septième anniversaire du retour de la Crimée dans la Fédération de Russie, qu’il n’accepterait pas l’annexion de la Crimée. 

Enfin, le dernier désaccord actuel concerne le vaccin Spoutnik V contre la Covid-19, et témoigne du rejet pavlovien de tout ce qui provient de Russie. Les Etats-Unis exercent une forte pression sur les pays d’Amérique latine (Mexique, Brésil, Argentine, notamment) afin qu’ils n’adoptent pas le vaccin russe. De concert avec Washington, la Commission européenne accroît la pression sur les Etats d’Europe centrale et orientale, qui ont approuvé le Spoutnik V (Hongrie, Slovaquie et République tchèque) pour qu’ils abandonnent leurs commandes. Le Vaccin russe est même à l’origine d’une crise politique en Slovaquie où la Présidente demande la démission du gouvernement. Parallèlement, depuis début mars, l’Agence européenne du médicament (AEM) se montre particulièrement sourcilleuse dans son processus de certification du vaccin russe. Et, le 21 mars, le Commissaire européen français au Marché intérieur, Thierry Breton, déclare que « nous n’avons absolument pas besoin » du Spoutnik V. 


Quel avenir ?

Pour le Kremlin, les derniers propos de Biden montrent que les Etats-Unis ne veulent pas améliorer les relations avec la Russie. Toutefois, le président Poutine souhaite conserver des canaux de communication avec son homologue américain sur des dossiers qui mettent en danger la sécurité internationale, et où les intérêts peuvent converger. Ainsi, les deux pays peuvent œuvrer ensemble pour la paix en Afghanistan, ou conclure un accord définitif sur le nucléaire militaire en Iran, voire en Corée du Nord. Sur les autres dossiers, comme celui de l’Ukraine ou de la Syrie, les positions demeurent inconciliables. 

C’est pourquoi, nous pensons que les autorités russes devraient prioritairement allouer leurs ressources matérielles, financières et humaines au développement du pays en accélérant la diversification de l’économie. Il faudrait donc accentuer les efforts sur les secteurs de demain : l’intelligence artificielle, l’économie numérique et la transition énergétique. Les deux premiers sont déjà, en partie, une réalité en Russie, mais le troisième n’a pas encore débuté sa course. Par ailleurs, les secteurs militaire et spatial devront continuer d’être prioritaires car ils renferment un fort contenu technologique et demeurent hautement stratégiques. 

Au niveau international, la Russie devrait relancer le processus d’intégration économique avec ses partenaires de l’UEE (Union économique eurasiatique qui regroupe la Russie, le Bélarus, l’Arménie, le Kazakhstan, le Kirghizistan et le Tadjikistan) en mettant en place un véritable marché commun. Pour cela, il faudrait que les biens, les services et les travailleurs puissent circuler librement entre les différents Etats de l’Union. Ce qui n’est pas le cas à ce jour, malgré sa proclamation officielle en 2015.

Parallèlement, Moscou devrait aussi continuer de resserrer ses liens avec les BRICS (Brésil, Russie, Inde Chine et Afrique du Sud). Lors de sa visite en Chine les 22-23 mars, le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov a insisté une fois de plus, auprès de son homologue chinois, Wang Yi, sur la nécessité de poursuivre la dédollarisation des échanges, non seulement avec la Chine mais aussi avec les autres membres des BRICS, afin de réduire la dépendance envers les Etats-Unis. Ainsi, en 2020, 25% des échanges russo-chinois (107,7 milliards de dollars) s’effectuent en monnaies nationales, contre 3% maximum au milieu de la décennie 2010. Selon M. Lavrov, l’autonomie technologique constitue l’autre moyen de desserrer la contrainte américaine. En conséquence, les risques associés aux nouvelles sanctions prises par Washington envers Moscou ou Pékin seraient fortement limités. Par ailleurs, nous pensons que la Banque des BRICS (Nouvelle banque de développement) pourrait participer au financement de projets communs dans les technologies d’avenir (décarbonation et digitalisation des économies par exemple). 


En conclusion, à moyen terme, nous considérons que les relations russo-américaines demeureront tendues. Depuis la crise ukrainienne en 2014, les sujets de discorde s’accumulent entre les deux pays, sans que l’on n’entrevoie une possibilité de résolution. Les points de convergence demeurent limités (Afghanistan, désarmement). Et, depuis novembre 2016 et l’élection de Donald Trump à la présidence, une russophobie maladive s’est emparée du microcosme politique à Washington, empêchant toute réflexion sereine. Elle règne désormais en maître au sein de la nouvelle Administration désormais très fermement tenue par les néoconservateurs démocrates.

Dans ces conditions, il est préférable que la Russie investisse ses ressources dans la modernisation de son économie et dans le développement de relations mutuellement avantageuses avec des Etats et/ou des Organisations qui ont une vision moins manichéenne du monde. 


Philippe Condé est Docteur en Economie et membre actif de Geopragma.


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