Billet du lundi 12 février rédigé par Gérard Chesnel, membre du Conseil Administratif et membre fondateur de Geopragma.
Les élections présidentielles taiwanaises, qui se sont déroulées le 13 janvier dernier, ont vu pour la troisième fois la victoire du Min Jin Dang (Parti Démocratique Progressiste ou PDP), au pouvoir depuis la première élection de Mme Tsai Ing-wen en 2016. Ce résultat était largement attendu. Ce qui l’était moins est le recul significatif du PDP. Pékin doit-il s’inquiéter ou se réjouir ? Les avis sont partagés.
Certes, la Chine aurait préféré voir la victoire du candidat du Kouomintang. Les relations Pékin-Taipei n’ont jamais été meilleures que lors de la présidence de Ma Yingjeou, de 2008 à 2016. Celui-ci, né sur le continent, avait su instaurer un climat de confiance réciproque qui avait permis un développement conséquent des relations commerciales ainsi que des communications maritimes et aériennes. Il est loin le temps où, pour aller de Taipei à Pékin, il fallait changer d’avion à Hong Kong. Ces avancées n’ont, au demeurant, jamais été remises en cause par le PDP lorsqu’il a pris le pouvoir. Ce nouveau succès des « indépendantistes » est d’ailleurs étriqué : 40% des voix (soit une baisse de 17% par rapport au scrutin de 2020) contre 33,5% au Kouomintang et 26,5% au Parti pour le Peuple Taiwanais (PPT). Ce dernier aura un rôle décisif à jouer car le PDP a perdu la majorité à l’Assemblée Nationale et devra constituer des coalitions au gré des évènements et des problèmes. Une situation que nous connaissons bien en France mais Taiwan ne dispose pas de l’arme du 49.3.
Le nouveau Président, Lai Ching-Te, a d’ailleurs bien pris la mesure du problème. Ses premières déclarations se veulent rassurantes et prônent le maintien d’un statu quo qui, jusqu’à présent, a bien convenu aux deux parties. Jamais les leaders du PDP, depuis Chen Shuibian (Président de 2000 à 2008) jusqu’à aujourd’hui, n’ont franchi la ligne rouge de la Déclaration d’Indépendance, qui entraînerait automatiquement une réaction armée de Pékin. On reste donc sur la fiction d’une seule Chine que se disputent deux régimes et que revendiquent deux républiques : la République Populaire de Chine (capitale : Pékin), et la République de Chine (et non pas de Taiwan), dont la capitale fictive est Nankin et dont le siège du gouvernement est « provisoirement » déplacé à Taipei.
Est-ce à dire que ces élections sont un non-évènement ? C’est en tout cas ce que Pékin prétend, en disant qu’elles ne changent rien au fait que Taiwan est toujours partie intégrante de la Chine et qu’il s’agit plus ou moins d’une mascarade intéressant une simple province chinoise. C’est une façon de dédramatiser l’évènement. Mais il est vrai que là n’est pas l’essentiel. Ce qui compte vraiment c’est la dépendance économique de Taiwan vis-à-vis de la Chine et le contrôle de la production des semi-conducteurs par Taiwan. Chacune des deux parties a donc une carte maîtresse dans son jeu.
S’agissant des relations économiques, deux aspects sont à considérer : les investissements taiwanais en Chine continentale et les échanges commerciaux. Les deux ont connu depuis un quart de siècle un développement extraordinaire :
– De 1988 à 1990, les investissements taiwanais en Chine sont montés à 1,9 milliard de dollars, puis à 17,1 milliards de 1991 à 2000. Au total, ce sont 111,7 milliards de dollars qui auraient été investis de 1991 à 2011 ; on estime aujourd’hui qu’ils représentent les trois quarts des investissements taiwanais à l’étranger.
– Les échanges commerciaux ont suivi la même progression vertigineuse : 5,2 milliards de dollars en 1990 puis 31,2 milliards en 2000 et 134,7 en 2011. La part de la Chine dans le commerce taiwanais est passée de 10,7% en 2000 à 22,8% en 2011 (chiffres tirés de l’excellent article de Philippe Chevalerias, « La Chine, un el dorado pour les firmes taiwanaises ? »).
Il est important de noter que cette progression a débuté alors que ces échanges étaient encore interdits par Taipei. Mais rien n’a pu arrêter les hommes d’affaires taiwanais attirés par la proximité géographique et culturelle et surtout par les facilités accordées par Pékin et par les promesses du marché chinois. Ce faisant, ces businessmen, peu intéressés par le statut politique de Taiwan, ont placé leur pays dans une situation de dépendance considérable vis-à-vis de Pékin. Qu’adviendrait-il de leurs avoirs en Chine en cas de conflit ? Ne serait-il pas plus simple d’accepter les propositions de réunification de Pékin, pour peu que la liberté de commercer soit garantie ?
De son côté, Taiwan dispose d’un atout majeur : les semi-conducteurs qui, dans l’économie du pays, ont pris la place de l’électronique et de l’informatique. Le monde actuel ne saurait se passer des semi-conducteurs, que l’on trouve présents dans les diodes, les transistors, les circuits intégrés ou encore les lasers à semi-conducteurs. Or, 60 à 70% des semi-conducteurs sont fabriqués à Taiwan, et ce chiffre monte à 90% s’agissant des produits de haute technicité dont TSMC (Taiwan Semiconductor Manufacturing Company) garde jalousement le secret. Jusqu’à présent, ni les Etats-Unis ni la Chine n’ont été capables de rattraper leur retard dans ce domaine. Privée de l’accès à ces technologies, la Chine ne pourrait espérer se maintenir aux premiers rangs des grandes puissances mondiales.
On pourrait donc dire : « Je te tiens, tu me tiens par la barbichette ». Ce qui veut dire que, tant que cet équilibre existera, aucun des deux « adversaires » n’a intérêt à le rompre. N’en déplaise aux prophètes de malheur.