Le Billet du lundi par Christopher Coonen, membre du Conseil d’administration et chercheur associé de Geopragma 

Les chefs d’Etat ont généralement pour très bonne habitude de préparer leurs premiers cent jours – voire leur première année – armés d’un plan sur leurs actions prioritaires, qu’elles soient législatives ou géopolitiques. 

Le président américain Joe Biden a marqué le pas le mois dernier de manière consistante avec la politique étrangère de son pays depuis la formulation de la doctrine Monroe en 1823, celle-ci à l’époque devant « préserver le continent nord-américain et l’Amérique latine contre de nouvelles interventions colonisatrices européennes. » Depuis, cette doctrine a été étendue et appliquée à travers le monde par ses prédécesseurs, pour le meilleur et pour le pire. Naturellement, il défend et promeut les intérêts nationaux des Etats-Unis comme devrait le faire chaque président ou premier ministre pour son pays. Mais il s’est lourdement trompé sur l’organisation d’un « Sommet de la démocratie ».

Le département d’Etat des Etats-Unis a annoncé le 23 novembre dernier la tenue de ce Sommet par visioconférence les 9 et 10 décembre 2021 ; avec le projet de le faire suivre par une agora des participants en personne, courant 2022. Selon ce ministère, il réunirait «des dirigeants issus de gouvernements, de la société civile et du secteur privé afin d’établir un programme positif pour le renouveau démocratique et afin de s’attaquer par une action collective aux plus grandes menaces auxquelles sont confrontées les démocraties aujourd’hui». Il s’agit de l’une de ses promesses de campagne, et il n’a pas caché depuis son arrivée à la Maison Blanche en janvier dernier que le combat entre les pays qu’il considère être des démocraties, et ceux qu’il qualifie d’«autocraties», repose au cœur de sa politique étrangère.

Le mot « démocratie » puise ses origines ancestrales dans la langue grecque : dêmos (« le peuple ») et kratos (« la puissance, le pouvoir »). Cette révolution du Vème siècle avant J.-C. avait jeté alors les bases pour l’Histoire à venir, en créant ce régime politique mis en place dans la cité d’Athènes. Elle avait aussi pour mission d’asseoir la souveraineté de la Cité : de manière concomitante la monnaie est apparue dans ce territoire « dirigé par les Philosophes » selon Platon, le fiat symboliquement frappé d’une Chouette, icone associée à la déesse Athéna. Seuls les hommes libres pouvaient y participer, les femmes et les esclaves en étant exclus. De nos jours, ce serait vu comme discriminatoire et portant atteinte aux « Droits de l’homme ». 

Et c’est précisément ce que le président Biden a utilisé comme excuse pour restreindre la participation des 193 nations membres et souveraines des Nations Unies à 110 pays, mais le piège s’est refermé sur lui. Ce sommet de « l’éléphant » a accouché d’une souris. Aucune décision n’a été prise et de l’aveu même du président Biden, certaines des nations participantes ne sont pas toujours à la hauteur des « idéaux démocratiques ». Car au moins un tiers de ces 110 pays conviés laisse à désirer selon le classement de la Freedom House, un observatoire de l’état de la démocratie libérale dans le monde financé par … le gouvernement américain !!

Il est temps que cesse cette autre forme d’extraterritorialité revendiquée, affichée, et activement promue par les USA. Revenons sur la stupidité, l’incohérence totale, et inique en termes de qui a été invité et exclu. 

Tout d’abord, la Russie et la Chine en étaient les grandes absentes et ont émis de vives critiques.

Le porte-parole de la présidence russe Dmitri Peskov a ainsi réagi au choix délibéré de Washington : «Notre attitude envers cet événement à venir est, bien sûr, négative. Ce n’est rien d’autre qu’une tentative de tracer de nouvelles lignes de démarcation. Les Etats-Unis préfèrent diviser les pays entre ceux qui sont, selon eux, bons et ceux qui sont mauvais. »

La Chine était absente de la liste des invités tandis que Taïwan, qui n’est plus membre des Nations Unies, a été invité à participer au sommet. La réaction du ministère chinois des Affaires étrangères ne s’est pas fait attendre, celui-ci ayant déclaré qu’il était «fermement opposé à l’invitation de Taïwan à l’événement organisé par les Etats-Unis. La démocratie n’est qu’une couverture et un outil leur permettant de faire avancer leurs objectifs géopolitiques. »

Ces tensions concernant l’invitation au Sommet se sont accrues moins de dix jours après que Joe Biden et son homologue chinois Xi Jinping aient échangé sur le dossier taïwanais lors d’une réunion bilatérale. Xi Jinping avait alors averti les Etats-Unis que la Chine serait forcée d’agir «si les forces séparatistes pour l’indépendance de Taïwan [la] provoquent» et avait exhorté Washington à ne pas «jouer avec le feu». 

Si le ton a certes changé après l’arrivée au pouvoir de Joe Biden, en comparaison à l’attitude plus belliqueuse de son prédécesseur Donald Trump envers la Chine, la relation entre Washington et Pékin n’en demeure pas moins extrêmement tendue.

Le message américain est clair : cela revient à du pur manichéisme nauséabond, et à la construction d’un nouveau rideau de fer idéologique, inutile, et guerrier. Il est évident qu’à travers les réactions russes et chinoises, nous assistons à un basculement vers la consolidation du contre-monde occidental qui risque de perdurer.

En Europe, la Pologne, l’Ukraine et le Kosovo étaient présents, mais ni la Hongrie, et ni la Biélorussie.

Des pays européens tels que la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne figuraient sans surprise sur la liste des invités au «Sommet pour la démocratie» au même titre que l’Ukraine, et le Kosovo, ce dernier ayant déclaré unilatéralement son indépendance en 2008, et qui est diplomatiquement reconnu aujourd’hui par les Etats-Unis et bon nombre de pays occidentaux, mais pas par la Serbie, la Russie, la Chine, l’Inde – la première démocratie au monde – ou encore l’Espagne. Il est pertinent de noter que le Kosovo a été désenclavé de la Serbie sans aucun mandat de l’ONU et en violation totale du droit international. Et maintenant l’Occident impose des sanctions futiles et donne des leçons à la Russie au sujet de la Crimée, qui a été rendue à la Russie via un référendum démocratique ?! La péninsule elle-même « donnée » à l’Ukraine en 1953 après avoir été russe depuis Catherine la Grande, et hébergeant en son sein sa seule flotte militaire en eaux chaudes, par un oukaz signé par l’ukrainien Krushchev sans accord constitutionnel requis du Soviet Suprême … ?

Ne pas inviter la Russie mais ouvrir la porte au Pakistan ?

La Pologne était invitée aussi, et ce malgré les tensions récurrentes entre Varsovie et Bruxelles au sujet du respect de l’Etat de droit. La Hongrie n’était en revanche pas conviée, ainsi que la Biélorussie actuellement au cœur d’une crise migratoire avec la Pologne.

La Turquie, alliée de Washington au sein de l’Otan mais dont le président Recep Tayyip Erdogan a par le passé été qualifié «d’autocrate» par Joe Biden, ne figurait pas non plus parmi les pays participants.

Au Moyen-Orient, seuls Israël et l’Irak ont reçu des invitations au sommet, tandis que l’Egypte, la Jordanie, le Qatar, l’Arabie Saoudite et les Emirats Arabes Unis ont tous été écartés de la liste.

Ce sommet représente un recroquevillement clanique. Les Etats-Unis pensent-ils vraiment qu’ils ont des leçons à donner au monde sur la démocratie et les Droits de l’homme ? De l’oblitération d’Hiroshima et de Nagasaki et la mort de 105.000 de leurs citoyens en quelques secondes, occasionnant également 94.000 blessés ? Et qu’en est-il de brûler vif et d’empoisonner les Vietnamiens avec des bombes au napalm et de la dispersion de l’agent Orange ? Ou encore plus récemment la construction de l’ennemi et la destruction sciemment voulues de nations et de leurs régimes, et d’engendrer des guerres en Afghanistan, en Irak, en Syrie, en Libye, et au Yémen ? Pour un résultat de chaos ouvertement assumé et la souffrance de millions de civils.

L’ONU serait un forum bien plus approprié et cohérent pour résoudre les vrais problèmes car cette organisation inclusive et exhaustive prône « la paix, la dignité et l’égalité sur une planète saine. » Un idéal certes, mais le plus à même de résoudre les crises véritables dans notre monde poly-centré, et bien plus démocratique que le fait d’inviter hypocritement un parterre de quelques pays godillots. 

La France, en tant que membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU et la patrie des Droits de l’homme depuis 1789, peut jouer un rôle leader et moteur, et ne pas suivre encore une fois bêtement et benoitement les Etats-Unis. 

C’est somme toute le comble du sommet du déni de la démocratie.

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2 comments

  1. Emmanuel Huyghues Despointes

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    Le choix des pays invités peut être critiqué, mais pas la façon dont les USA ont conduit la Guerre du Pacifique ou celle du Vietnam. En effet, on ne peut pas mettre sur le même plan une liste d’invités à une conférence et des opératiosn militaires

  2. Vadim de Chevreuse

    Répondre

    Dire que « la France peut jouer un rôle leader et moteur », en connaissant ce que la France est devenue, frôle, franchement, le ridicule. Mais on aurait certes pu dire que « la France, en ressemblant tout le courage qui lui reste, aurait pu s’abstenir de participer à ce sommet ».

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