Article rédigé par Ghislain de Castelbajac, membre fondateur de Geopragma.
La guerre du Donbass, région orientale d’Ukraine peuplée de Russes, a déjà fait plus de 14 000 morts et près d’un million de déplacés, pour un conflit engendré par d’anciennes frontières internes à l’URSS et par les soubresauts de l’Histoire. Au sortir de la Première Guerre mondiale, l’anarchie crée par la révolution bolchévique eut pour résultat l’instauration de deux gouvernements ukrainiens en 1918 : l’un pro-soviétique à Donetsk, l’autre pro occidental à Kiev.
Russe depuis Catherine II, la Crimée fut transférée de la Russie à l’Ukraine en février 1954 par un simple décret de 8 lignes voulu par Nikita Khrouchtchev et « débattu » durant 15 minutes au sein du Comité Central du Parti communiste de l’Union Soviétique. Le décret ne précisa pas la marque de la vodka épandue dans les gosiers des camarades, ni d’ailleurs le sort de l’oblast de Sébastopol (distinct de celui de la Crimée) qui ne fut même pas mentionné dans cet oukase.
Les frontières internes de l’ex-Union soviétique sont un puzzle, un jeu de matriochkas diaboliques qui montrent des tracés aux contours parfois irrationnels, calculés -ou non- par les anciens dirigeants soviétiques, mais aussi par le poids de l’Histoire et les récompenses et punitions données à certains peuples selon leur soi-disant attitude durant la Seconde Guerre mondiale, ou le bon vouloir des princes.
L’écroulement de cet ensemble lors de la chute de l’URSS en décembre 1991 fut un choc aux répercussions mondiales. Les conflits armés qui couvaient depuis tant d’années s’enflammèrent les uns après les autres comme un feu de chaumes.
Les différentes initiatives pan-européennes, validées au sein de l’OSCE et l’initiative française dite « pacte Balladur » pour la stabilité en Europe signée à Paris en 1995 et la reprise de ses principes par les membres de l’OSCE, donc par les anciennes républiques soviétiques, eurent un effet bénéfique pour couver les flammes, mais pas les braises encore ardentes. Beaucoup de ces tracés frontaliers demeurant trop souvent vecteurs de conflits autour notamment des statuts des nombreuses minorités nationales.
Si l’Histoire de l’Ukraine est profonde et marquée culturellement par rapport à la Russie, il convient de savoir tout d’abord de quelle Ukraine il s’agit. Les régions occidentales de l’Ukraine (Galicie, Ruthénie, Bukovine, Budjak…) ont indubitablement des marques fortes d’appartenance à l’Europe occidentale du fait de leurs rattachements successifs au Grand-duché de Lituanie, à la Pologne, et à l’Empire austro-hongrois. Les régions orientales du Dombass (Donetsk, Kharkhiv, Luhansk…) sont fortement russophones et russophiles.
Les différents coups des Etats-Unis dans les révolutions de couleurs en Ukraine et Géorgie et l’annonce de 2008 d’une adhésion probable de ces pays à l’OTAN est un casus belli pour Moscou qui considère l’Ukraine comme le berceau de la civilisation russe depuis la conversion au christianisme du Tsar Vladimir le Grand dans la Rus de Kiev en 988, puis des alliances des cosaques zaporogues au tsar de Russie au XIIIème siècle.
Alors que faire ? Poursuivre ad vitam ces conflits meurtriers hérités des différents découpages intra-soviétiques, ou accepter de tourner enfin la page du XXème siècle en proposant des plans équitables avec des référendums d’autodétermination sous l’égide de l’OSCE et idéalement sous « Format Normandie » ?
N’ayant aucune accointance néoconservatrice matinée de moraline ni d’interventionnisme à la sauce Euromaïdan, il me semble important de préciser qu’il n’est aucunement question de remettre à plat les frontières de l’Europe ou du reste du monde, mais bien de distinguer celles issues de découpages et d’arbitrages douteux au sein d’une union soviétique qui s’est effondrée brutalement sur elle-même, de celles reconnues en 1945 et validées par le Pacte de stabilité de 1995.
Le rapport de forces actuel entamé entre Moscou et Kiev sur le statut de l’Ukraine en Europe et sa potentielle adhésion à l’OTAN ainsi que le rattachement de facto de 2014 de la Crimée à la Russie met en exergue l’importance vitale de trouver une solution pérenne à la question ukrainienne.
Si l’organisation de référendums d’autodétermination n’était pas possible dans des conditions acceptables pour les protagonistes, la voie de la finlandisation de l’Ukraine, c’est-à-dire par la mise en place d’un traité de neutralité forcée de cette nation semble être la voie la plus sage face à un aventurisme tant panrusse que pan-otanien.
Et la France dans tout cela ?
Le diplomate et journaliste Auguste Gauvain écrivait en juin 1919, au moment de l’évacuation des troupes françaises d’Odessa que « notre politique, dans ce que l’on appelle l’Ukraine, est indéfinissable. Notre diplomatie n’a pas réussi à se former une opinion sur les hommes et les choses d’Ukraine. Elle s’est portée tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Elle a mécontenté successivement tout le monde ».
Nos atermoiements, notre lucidité alternative sur une OTAN en état de mort cérébrale est aveuglée par l’hégémon expansionniste d’un Machin, canard sans tête d’une inepte guerre froide resservie jusqu’à la nausée aux européens.
Le « Format Normandie » qui comprend la Russie, l’Ukraine, l’Allemagne et la France, l’un des rares joyaux récents de la diplomatie française, accoucha des accords de Minsk en 2015. Il devrait être l’instrument de l’actuel ou du prochain mandat présidentiel français de faire enfin bouger les lignes en proposant des solutions iconoclastes et éloignées de toute idéologie ou soumission tant atlantiste que panrusse. La question d’un possible redécoupage des frontières et de l’autodétermination des minorités russes d’Ukraine pourrait être au menu, pas trop arrosé cette fois.
Image publiée le 31 janvier 2022 par le Département d’Etat des Etats-Unis d’Amérique montrant les minarets d’une mosquée située en Crimée, avec le slogan « La Crimée est en Ukraine ».
Proposition d’un tracé de très grande Pologne en 1918 qui comprenait la partie occidentale de l’Ukraine et le port d’Odessa, mais pas la Crimée.
Cette frontière orientale fut proposée à la hâte par le conseil de régence allemand en Pologne à la France lors de négociations secrètes, pour contrer le nouveau danger de la Russie bolchevique en créant un glacis polono-lituano-ukrainien après les traités de Brest-Litovsk. (Archives personnelles de l’auteur).