Billet du lundi 25 octobre 2021, par le Général (2s) Jean-Bernard Pinatel, vice-président de Geopragma.

 

 

      L’armée chinoise a condamné le dimanche 17 octobre les États-Unis et le Canada qui ont envoyé en fin de semaine des navires de guerre dans le détroit de Taïwan, estimant que ces initiatives représentaient une menace pour la paix et la stabilité dans la région. Le 19 octobre le correspondant du Figaro à Taïwan posait la question figurant ci-dessus dans le titre mais se bornait à rappeler l’origine historique du différend, la position de la communauté internationale d’« une seule Chine », l’effort d’armement chinois et citait pour conclure Bonnie Glasser du Center for Strategic Studies : « si Taïwan est attaquée , nous allons vers un conflit majeur entre les Etats-Unis et la Chine, qu’il sera difficile de contenir avec un risque d’escalade nucléaire. »

      Le but de cette analyse est de répondre plus précisément à cette question en l’examinant sous les trois angles : diplomatique, stratégique et militaire.

      Diplomatiquement, toutes les grandes puissances dont la France ont admis le postulat chinois « d’une seule Chine » qui se concrétise par l’absence d’un ambassadeur de France à Taipé où la France n’est représentée que par un bureau français (BFT) ; de même les Etats-Unis ne le sont que par l’« American Institute ».

     Malgré la déclaration martiale de Joe Biden cet été sur la chaîne ABC, où il rappelle « l’engagement sacré à défendre les alliés de l’Otan au Canada et en Europe », et « de même avec le Japon, la Corée du Sud, et Taïwan », il convient de souligner qu’aucun traité de défense mutuelle ne lie les Etats-Unis à Taïwan, y compris concernant le stationnement de forces américaines même s’il est probable que des forces spéciales américaines participent à l’entrainement des forces terrestres taiwanaises[1].

      C’est une différence très importante avec les autres pays que le Président des Etats-Unis s’est engagé à protéger. En effet, outre l’Alliance Atlantique, il existe des traités de coopération mutuelle et de sécurité avec le Japon qui précise le stationnement des forces américaines sur l’archipel et de défense mutuelle entre les États-Unis et la République de Corée qui prévoit le stationnement de forces américaines sur le sol coréen.

      En revanche, aucun traité n’oblige les Etats-Unis de secourir Taïwan en cas d’agression chinoise et le discours de Biden n’a pas valeur d’engagement pour les Etats-Unis puisque c’est le congrès qui est le seul habilité à déclarer la guerre même si depuis 1973, en vertu du « War Power Act », le Président a le droit d’engager les forces armées pendant un délai de 60 jours sans son autorisation préalable.

      Enfin, nous sommes bien placés pour savoir que les Etats-Unis ne sont entrés en guerre pour venir au secours de la Grande-Bretagne et de la France qu’après avoir subi l’attaque japonaise de Pearl Harbor le 7 décembre 1941 et seulement après que l’Allemagne et l’Italie leur ait déclaré la guerre le 11 décembre 1941 par solidarité avec l’empire du Japon.

      Sur un plan stratégique si la Chine entreprenait de vouloir reprendre de Taïwan par la force est-ce que les conséquences sont de nature à rendre inéluctable l’engagement des Etats-Unis ? Evidemment cela signifierait au monde que la Chine ne recule plus à utiliser la force quand il s’agit de protéger ce qu’elle considère comme ses intérêts vitaux. Cela lui donnerait le contrôle total de la mer de Chine orientale, même si cette mer n’a pas la même valeur stratégique que la mer de Chine méridionale. La valeur stratégique de Taïwan pour la Chine comme pour les Etats-Unis est probablement plus liée à l’industrie des semi-conducteurs. En 2020, la part de marché des acteurs taïwanais de l’industrie des semi-conducteurs atteignait 75,7% dans la fonderie, 56,7% dans l’emballage et les tests et 19,3% dans la conception. Compte tenu de son leadership dans les deux premiers secteurs d’activité et de l’avance technologique de TSMC, Taïwan est un acteur central de cette industrie stratégique. Ses principaux donneurs d’ordres sont américains (39,9%), chinois (28,9%) et européens (5,5%). Mais est-ce suffisamment vital pour les Etats-Unis pour risquer une guerre nucléaire ?

      Enfin sur un plan purement militaire la Chine a-t-elle les moyens de s’emparer de Taiwan ?

      Pour faire franchir à leurs forces les 160 km du détroit de Taiwan les chinois ont besoin de disposer d’une supériorité aérienne totale de deux ou trois jours. Ensuite, lorsque ses forces seront imbriquées au sein de la population taiwanaise, la messe sera dite.  Cette supériorité aérienne est facilement réalisable si les avions américains[2] basés au Japon et à Okinawa (460km) et à Guam (2700km) n’interviennent pas. En effet, Taïwan dont le budget annuel de défense est de l’ordre de 10 milliards d’euros ne possède pas de forces capables de s’opposer à une invasion chinoise. Ses forces terrestres sont composées d’appelés peu motivés qui font 4 mois de service militaire depuis 1994 et elles disposent d’armement qui pour la plupart sont anciens. Elles ne possèdent ni la motivation ni les capacités opérationnelles lui permettant de résister.  Ses forces aériennes ne sont pas équipées d’avions de la cinquième génération comme le F35 Lightning américain. Les experts de la Rand corporation estiment que par des frappes combinées de missiles et d’avions venant du continent, la capacité de résistance des forces taiwanaises serait anéantie en quelques heures. Ces experts pensent aussi que les chinois frapperaient simultanément les bases américaines d’Okinawa et de Guam. Ce scénario d’une montée immédiate aux extrêmes est logique sur un plan de la tactique strictement militaire mais constituerait une grave erreur stratégique. Les dirigeants chinois peuvent penser à juste titre que les américains qui ne sont liés par aucun traité et qui n’ont officiellement déployé aucune force à Taiwan, n’interviendront pas alors qu’en rejouant le scénario de Pearl Harbor cela les entrainerait obligatoirement dans la guerre.

      Certains experts chinois pensent qu’il y aura une étape intermédiaire qui concernera les îles appartenant à Taïwan, Kinmen, Liechuy (Little Kinmen), Tatan et Ertan. Ces îles contrôlées par Taipei ont une superficie totale de seulement 150,46 km². Lorsque j’avais visité le port entièrement automatisé de Xiamen mon guide m’avait parlé de Kinmen qui se trouve à seulement 2 kilomètres de la Chine et à 280 kilomètres de Taïwan. Kinmen, également connue sous le nom des Quemoy. Elle fut en 1949 le théâtre du combat entre les forces communistes et nationalistes.

      En conclusion, Taiwan est un enjeu important pour les Etats-Unis mais cet enjeu ne justifie pas de courir le risque d’une guerre totale avec la Chine. Reste à évaluer la capacité de la force aérienne chinoise à contrer une réaction américaine à une attaque contre Taiwan. En effet tant que les chinois estimeront que le rapport des forces aériennes est toujours en faveur des Etats-Unis, ils ne prendront pas le risque d’une traversée du détroit de Taiwan. Réciproquement, en cas de tentative chinoise, si les Etats-Unis ont confiance dans leur supériorité aérienne, il est plus que probable qu’ils riposteront avec leur force aérienne dans un conflit qui restera, de toutes les façons, local. Le risque d’un conflit nucléaire pour Taiwan est totalement improbable alors qu’un conflit limité qui engagerait les forces aéronavales des deux grandes puissances est envisageable sous ces conditions et, de plus, une erreur d’évaluation des capacités adverses reste toujours possible.


 

[1] Journal taiwanais Lienhepao 16/05/2021

[2] les principales composantes comprennent la 18e escadre, la base aérienne de Kadena,la préfecture d’Okinawa, essentiellement le 44th Fighter Squadron « Vampire Bats » (F-15C/D) et 67e Escadron de chasse « Coqs de combat » (F-15C/D) Au Japon; la 35th Fighter Wing à la base aérienne de Misawa et la 374th Airlift Wing à la base aérienne de Yokota.  Kadena AB accueille la 18th Wing, la plus grande escadre de combat de l’USAF. L’escadre comprend des chasseurs F-15, des ravitailleurs KC-135, des avions E-3 Airborne Warning and Control System et des hélicoptères de sauvetage HH-60G Pave Hawk, et représente une présence et une capacité de combat majeures dans le Pacifique occidental. La 35th Fighter Wing, Misawa Air Base,Japon, comprend deux escadrons équipés de la variante la plus moderne Block 50 F-16, dédiée à la suppression des défenses aériennes ennemies. La formation finale est la 374th Airlift Wing,à la base aérienne de Yokota,au Japon.

 

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1 Comment

  1. Clovis

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    merci pour cette analyse ! Personnellement je ne crois pas non plus que les USA défendront Taïwan au-delà du raisonnable. De leur côté les Chinois n’ont aucun intérêt à précipiter les choses : les années ou décennies à venir, avec le déclin relatif américain, devraient leur offrir Taïwan sans tirer un coup de fusil ou presque.

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