Geopragma vous propose ce texte de Vladislav Sourkov (qui a inspiré « le mage du Kremlin » de Giuliano da Empoli) : certains voient loin et, souhaitons-le pour l’Occident, clair. 

La naissance du Nord

Par Vladislav Sourkov

Lorsque Vasco de Gama est parti en 1497 à la recherche d’une route maritime vers l’Inde, le roi Manuel lui a ordonné d’obtenir une audience auprès de puissants dirigeants étrangers, le prêtre Jean et le raja de Calicut.

L’ordre n’a été exécuté qu’à moitié. Un contact a été établi avec le raja, mais pas avec le prêtre. C’était particulièrement regrettable, car Jean était le roi d’un puissant État chrétien florissant « quelque part au-delà du Nil », et le Portugal espérait qu’en tant que coreligionnaire il soutiendrait sa lutte contre les non-chrétiens pour le contrôle des routes des épices et de l’or.

L’alliance avec le royaume du prêtre était un élément clé du plan d’expansion portugais.

Au final, il a fallu ajuster ce plan. Les Portugais, à leur crédit, s’en sont plus ou moins bien sortis seuls. Mais leur empire « en pointillé » dans l’océan Indien, malgré tout son succès, n’était pas aussi solide, vaste et durable qu’il aurait pu l’être s’ils avaient réussi à mobiliser les ressources d’un grand allié.

Il serait toutefois imprudent de blâmer Vasco de Gama pour cet échec partiel. Il n’a pas conclu d’alliance avec le royaume de Jean non pas parce qu’il était négligent ou incompétent, on ne peut certainement pas dire cela de lui. Mais parce que ce royaume n’a jamais existé nulle part. Malheureusement.

Le roi Manuel a été trahi par son érudition. Il s’appuyait dans ses plans sur des données strictement scientifiques et les sources les plus fiables. De l’époque, bien sûr.

La conviction qu’une superpuissance fraternelle dirigée par un roi-prêtre se trouvait quelque part en Afrique ou en Asie avait déjà galvanisé les croisés du XIIe siècle. Ces derniers « savaient » qu’il pourrait intervenir en Palestine de leur côté. À cette époque, le Pape de Rome avait envoyé une délégation à Jean. Qui, cependant, n’est pas revenue. Plus tard, Marco Polo a fait un compte-rendu « précis » sur le prêtre. Son pays était « connu » des Arabes, des Byzantins, des Perses, des Mongols… Il était « familier » à la tradition de la Russie ancienne sous le nom du Royaume du prêtre Ivan (Jean).

Il n’y a donc rien de surprenant à ce que cette vive hallucination géopolitique ait plus ou moins influencé le comportement de sérieux États pendant 400 ans. Et si la géopolitique est vraiment un « grand échiquier », alors, en plus de rois et de pions en bois, il y a toujours une figure fantôme, inexistante mais naïvement destinée à jouer des « coups forts », celle du prêtre Jean.

Chaque stratège a son « prêtre Jean », son illusion favorite, son erreur enivrante, qui s’interpose au milieu des calculs sobres. Le facteur du prêtre Jean est la force motrice de tout grand jeu. Sans cette fausse figure, aucun joueur ne commencerait la partie. Simplement parce qu’il ne croirait pas qu’il pourrait gagner.

Et ce n’est pas une question de vouloir tromper ou être trompé. Ce n’est pas de la triche, mais plutôt de la naïveté.

La réflexion humaine perçoit la réalité non pas sous forme pure, mais toujours comme une réalité augmentée. Augmentée par ce qui est irréel. La fiction fonctionne comme un catalyseur de l’action. Et comme un révélateur de la vérité. Sans fiction, il n’y a pas de mouvement. Ni de rencontre subséquente avec la réalité. Qui s’avère parfois peu joyeuse : « C’était bien sur le papier… »

La raison génère des erreurs aussi généreusement qu’elle produit des jugements corrects. L’infaillibilité est irrationnelle. (L’intelligence artificielle n’égalera et ne surpassera l’humaine que lorsqu’elle apprendra à faire des erreurs.)

Dans chaque plan ambitieux supposé renverser la Terre comprenant deux ou trois points d’appui, au moins un appui est fictif par définition.

Dans le partage actuel du monde, les hallucinations géopolitiques jouent un rôle tout aussi important qu’à l’époque de Vasco de Gama. Et peu importe si les stratèges de Washington ont rêvé d’une broderie portant l’inscription « par ce signe tu vaincras ». Ou si les stratèges de Berlin ont eu l’illusion qu’avec leur « pédantisme allemand » habituel ils ont tout compris et tout anticipé. Ou si, tous ensemble, ils ont pris l’Ukraine pour le Royaume du prêtre Jean, pour un pays étranger merveilleux et prêt à tout qui les aidera.

Ce qui importe, c’est que dans leur jeu sanglant seront atteints des objectifs que personne n’aspire à atteindre aujourd’hui. Et chacun obtiendra quelque chose de différent, voire l’opposé de ce qu’il cherche. Et les erreurs momentanées révéleront une vérité lointaine.

Alors que peut-on discerner dans l’avenir si l’on essaie de regarder au-delà des mirages ? Que se passera-t-il si l’on retire les fausses pièces de l’échiquier ?

Il y aura le Grand Nord avec la Russie, les États-Unis et l’Europe, formant un espace socioculturel commun. Un groupe géopolitique trinitaire du Nord.

La présence du Nord est déjà indiquée par l’activation de l’utilisation du terme « Sud global ». Après tout, il ne peut y avoir de Sud sans le Nord.

Autrefois, le concept du « Nord global » était pratiquement synonyme de « l’Occident », qui n’a pas pris racine en raison d’une redondance évidente. Aujourd’hui, cependant, les contours du Grand Nord, bien qu’à peine visibles, émergent avec une signification complètement différente.

Il est difficile de croire actuellement que des systèmes en conflit atteindront finalement un niveau de convergence élevé. Mais il était tout aussi difficile de croire en une Russie unie lorsque Michel, prince de Tver, combattait la principauté de Moscou. Il était tout aussi difficile de croire en une Europe unie à l’époque de Wallenstein, ou en une union des États d’Amérique au début de la guerre entre l’Union et les Confédérés.

Nous assistons à une réaction violente de synthèse des civilisations. Le résultat sera, une fois que tout ce qui est faux précipitera au fond, la dissolution de l’Occident et de l’Est dans le Grand Nord. Tous les participants à ce processus traversent et traverseront encore de nombreuses transformations tragiques avant de commencer à s’adapter les uns aux autres pour un projet historique commun. Cela a déjà pris des siècles et prendra encore plusieurs décennies.

Certes, ce n’est pas pour tout de suite. Certes, nous ne serons plus là pour le voir. L’opportunité de créer une grande alliance nordique a été manquée au début des années 2000, lorsque le président russe Vladimir Poutine a proposé aux Américains de réfléchir à l’adhésion de la Russie à l’OTAN. La proposition a été rejetée, probablement par crainte que, dans le cadre du nouveau contour de sécurité, Moscou puisse contester l’hégémonie de Washington et saisir les leviers d’influence sur les membres « secondaires » de l’Alliance.

De telles propositions ne se font pas deux fois. Les États-Unis continuent de vivre avec leurs phobies et manies chroniques. L’UE n’est pas encore autonome, restant une version élargie de la Bizone.

Le chemin des Américains et des Européens de la paranoïa à la métanoïa est long et sinueux, ce n’est pas demain qu’ils seront mûrs pour un monde juste. Mais cela ne signifie pas jamais.

Le Grand Nord n’est ni une utopie ni une dystopie, il ne sera ni idyllique ni sinistre. Il sera rempli de contradictions, tout en étant animé par l’idée unificatrice d’un leadership collectif.

L’avenir commun est prédéterminé par des racines communes.

Les trois grandes civilisations nordiques, russe, européenne et américaine, puisent leur inspiration pour leur développement politique dans l’image de la Pax Romana. Les paroles du moine Philothée de Pskov guident toujours inconsciemment la Russie. L’Union européenne a proclamé comme son ancêtre Charlemagne, « empereur des Romains ». La colline la plus célèbre de Washington porte le nom du légendaire Capitole.

Le code source de ces trois métacultures est implanté dans l’Iliade et les Évangiles. Leur parenté est évidente.

Notre victoire nous changera, nous et ce que l’on appelle l’Occident. Elle constituera une nouvelle étape vers l’intégration du Grand Nord, où la Russie agira comme un codirigeant du triumvirat global.

Les problèmes de notre époque céderont la place à la création. Et ce ne sera pas tant le mérite des politiciens du futur que d’Homère et de saint Marc.

Vladislav Sourkov spécialement pour le site Commentaires Actuels (Aktoualnye Kommentarii)

Article paru le 27/09/2023, https://actualcomment.ru/rozhdenie-severa-2309262036.html

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1 Comment

  1. Chevrotin

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    C’est un poète, ce Sourkov. C’est pour cela qu’il n’est plus aux affaires. Par les temps qui courent, il faut avoir les pieds sur la terre ferme.

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