Billet du lundi 7 novembre 2022 rédigé par Ghislain de Castelbajac, membre fondateur et membre du Conseil d’administration, de Geopragma.
D’une martyrologie à l’autre
Le martyr d’une part grandissante de la jeunesse iranienne lors de séries ininterrompues de manifestations suivies de répressions sanglantes du régime de la république islamique depuis la mort de Masha Amini, tuée dans un commissariat en septembre 2022 pour port inapproprié du hijab, prend clairement la tournure d’un soulèvement populaire et spontané qui a atteint un point de non-retour.
Assoiffés d’informations et d’influences internationales et encouragés en cela par une nombreuse diaspora en Amérique du Nord et en Europe, les iraniens restent pourtant très majoritairement profondément patriotes, malgré les différences sociales et ethniques qu’il convient de ne pas oublier.
Même si le Régime tente depuis de nombreuses années de diviser les iraniens selon les ethnies et les classes sociales, Masha Amini était kurde et urbanisée, certaines manifestations au Kurdistan iranien liées à son décès ont également fait entendre des slogans nationalistes kurdes et des revendications contre le pouvoir central de Téhéran.
Le pouvoir né de la révolution de 1979 s’est construit sur la martyrologie des soldats (parfois des enfants) envoyés au front avec un équipement symbolique dans les marais du Khūzestān, zone arabophone et riche en pétrole d’Iran envahie à l’époque par l’Irak de Saddam Hussein.
Le patriotisme sacrificiel de ces jeunes iraniens forçait le respect, et surpassait justement les bases ethniques qui avaient fait croire au Raïs irakien que ces populations arabophones allaient accueillir à bras ouverts les forces baathistes dans le chaos né de de la révolution islamique.
Ce sont aujourd’hui ces nouveaux martyrs qui défient un Régime aux abois, dénoncé par sa corruption endémique, son inefficacité et son impotence, même parmi les couches les plus patriotiques de la population.
Comme nous l’avions prédit en janvier 2020(1), le régime a été incapable de venger la mort du général Solemaini, portant même son incurie jusqu’à commettre un assassinat de masse contre d’innocents passagers d’un Boeing ukrainien. Cet ultime camouflet porta symboliquement le début de la fin d’un système qui aurait logiquement vu en Soleimani le recours militaire d’une théocratie « Velayat e-Fakih » dont une majorité du peuple iranien souhaite se débarrasser, ou du moins réformer en profondeur.
Les Gardiens de la Révolutions (Pasdaran) ont pourtant de nombreuses ressources économiques et militaires à leur disposition. Etat dans l’Etat, cette caste pourrait assez facilement forcer le pouvoir théocratique iranien à faire des concessions sur des réformes « cosmétiques » telles que la levée de l’obligation du port du hijab dans l’espace public. Ces réformes ne coutant rien à l’économie iranienne exsangue, et encore moins aux business kleptocratiques des « Gardiens ».
L’inconnue réside aujourd’hui dans la capacité de ces corps constitués et organisés à mettre en place une dictature militaire ou un régime « à la chinoise » en lieu et place du système actuel, vu le cycle ininterrompu de manifestations-repressions-funérailles-soulèvements populaires, à un rythme quasi identique à ce qu’avait connu l’Iran des Pahlavi en 1978-1979.
Les oppositions iraniennes demeurées au pays apparaissent apolitiques dans le sens où elles ne se réclament d’aucune idéologie si ce n’est le rejet de la mainmise de l’Islam dans la vie quotidienne des citoyens.
Société ayant majoritairement assurée sa transition démographique avec un indice de fécondité passé de 6,5 en 1980 à 1.77 en 2010, l’Iran est aussi un pays très largement urbanisé, alphabétisé et jeune, et les étudiantes sont majoritaires dans les campus iraniens. Ces ingrédients démographiques constituent le carburant chimiquement pur pour une révolution de fond dans le pays. Le seul autre pays musulman ayant achevé une telle transition étant la Tunisie.
Les oppositions en exil sont quant à elles très diverses. Le cas des « moudjahidines du peuple » (qui furent hébergés par l’Irak de Saddam Hussein) et du Toudeh (parti communiste) étant très particuliers car largement rejetés par les iraniens, à part dans des cas régionaux et ethniques restreints. Des partis kurdes sont aussi emprunts d’une logique centrifuge, tout comme certains mouvements azéris manipulés par Bakou et Ankara pour déstabiliser l’Iran, sans oublier les mouvements panarabes « Ahvaz » de la région pétrolifère du Khūzestān qui eurent une action déstabilisatrice liées aux services secrets britanniques, puis irakiens et aujourd’hui saoudiens.
Les plus structurées parmi les exilés sont les mouvements monarchistes, notamment ceux liés à la dynastie des Pahlavi, représentée par Reza Pahlavi, résident aux Etats-Unis, fils du dernier Shah.
Selon les sources de l’auteur de ces lignes lors de nombreux séjours en Iran (y compris en zones rurales) et de contacts permanents avec les iraniens, l’idée Pahlavi fait son chemin notamment parmi une jeunesse qui n’a pas connu les défauts de cette époque et ne craint plus le « tabou » d’une supposée inféodation de Reza Pahlavi à Washington. L’évolution des mentalités des Iraniens suivis depuis plus de dix ans par ces enquêtes -certes parcellaires- montrent que la solution d’un retour des Pahlavi au pouvoir n’est plus une chimère.
Les études menées par l’institut GAMAAN(2) corroborent cette grande bascule idéologique en Iran, à savoir un sécularisme de plus en plus assumé : une large majorité des répondants à l’étude menée en 2020 marque son opposition (72,4%) aux lois sur le port obligatoire du hijab en public.
Une autre étude de GAMAAN sur l’attitude des iraniens par rapport aux relations internationales montre que sur les 20 000 iraniens interrogés, 35% souhaiteraient mettre à bas la république islamique, 24% préfèrent des changements structurels, et 16% veulent garder les principes actuels de la révolution islamique(3). Sur 38 personnalités proposées par l’étude pour leur activisme en faveur des droits civiques en Iran, Reza Pahlavi apparait en tête, avec 38% des sondés de cette étude souhaitant lui donner des fonctions de pouvoir en Iran.
Quelle que soit la forme que prendrait le nouvel Iran : dictature militaire, monarchie constitutionnelle, ou nouveau Mossadegh (technocratie nationaliste anti-occidentale), le danger d’une tentative de dépeçage, morcellement, voire invasion de l’Iran est réel, et le Régime actuel joue également sur cette peur pour son maintien au pouvoir.
Le triangle infernal du Caucase
Sur le flanc Nord de l’Iran, le soutien de Bakou aux manifestations en Iran et le rapprochement actif entre l’Azerbaïdjan et Israël constitue une menace stratégique pour le pays.
Téhéran a d’ailleurs récemment fait part de son mécontentement de la récente visite du ministre israélien de la Défense Benny Gantz à Bakou, suivie de la visite du ministre turc de la Défense Hulusi Akar.
L’Azerbaïdjan des années 1990 sous Heydar Aliyev avait peur des projets de Téhéran d’exporter la révolution islamique, qui sont largement devenus la raison du rapprochement systématique entre l’Azerbaïdjan et la Turquie et de l’émergence du concept « Un peuple – deux États » afin d’équilibrer l’influence de l’Iran et ses prétentions.
La coupure des routes énergétiques pour l’Iran au Caucase du Sud du fait des défaites récentes de l’Arménie au Haut-Karabagh et le renforcement de l’alliance Bakou-Ankara est fortement déstabilisatrice car elle procède d’un projet régional de pantouranisme permettant de créer un tampon turco-sunnite entre l’Iran, la Russie et leur allié arménien.
Dans ces conditions, le rapprochement entre l’Iran et l’Arménie est devenu logique et naturel. L’intérêt est la mise en œuvre du corridor golfe Persique – mer Noire dans le cadre du projet Nord Sud, ainsi que de l’inviolabilité des frontières dans la région. Pourtant, l’actuelle inopérance du régime de la république islamique dans la région et une certaine tradition diplomatique propre à la Perse de ménager la chèvre et le chou, a amené « en même temps » l’Iran à envoyer son ministre des affaires étrangères en visite officielle dans le sud de l’Arménie…et à féliciter Bakou pour ses victoires territoriales au Karabagh.
Pour marquer l’urgence d’agir contre la déstabilisation potentielle de ses deux provinces d’Azerbaïdjan occidental et oriental, peuplées de près de 10 millions d’azéris ethniques au sein de l’Iran, Téhéran a entamé fin octobre un vaste exercice militaire appelé « Iran puissant », censé rappeler à Bakou et Ankara que la mainmise sur ces minorités ethniques par l’Iran ne supporterait aucun compromis. L’Iran a également affirmé son opposition à toute tentative de changements de frontières de l’Arménie, alors que Bakou met en place un corridor terrestre (corridor de Zanguézour) en Arménie méridionale occupée par la république d’Azerbaïdjan, censé permettre le désenclavement du Nakhitchevan (exclave Azerbaïdjanaise).
Le golfe Persique ne répond plus
Quiconque connait un iranien, qu’il soit monarchiste, libéral, communiste ou gardien de la révolution, se verra irrémédiablement réprimander s’il ose utiliser les termes officiels institués par le Quai d’Orsay de « golfe Arabo-Persique », « Golfe », ou tout autre vocable que « golfe Persique ».
Gendarme du golfe (Persique) depuis la nuit des temps, l’Iran monarchique avait même envahi des iles stratégiques Abu Musa et Tumb quelques jours avant la déclaration d’union de la fédération des Emirats Arabes Unis. De nombreux tankers étant depuis passés par le détroit d’Ormuz depuis 1971, l’Iran est loin d’avoir l’influence ni la capacité de nuisance, ou de stabilité, qu’elle avait à l’époque. Les monarchies arabes ayant acquis aujourd’hui une force de frappe et de projection inégalée dans la région, avec l’appui (théorique) américain.
Il est donc probable que si le régime iranien venait à changer radicalement, il ne serait pas dans l’intérêt des pétromonarchies et de l’Irak de voir à nouveau un Iran revenir pleinement sur les marchés internationaux.
Il ne serait donc pas étonnant de voir ressurgir une série de déstabilisations régionales dans le Sud et l’Ouest de l’Iran, où vivent des populations majoritairement arabes (chi’ites), culturellement proches de l’Irak actuelle, et sans doute fomentées par des services occidentaux. Cette technique déjà utilisée dans les années 1950 avait permis une « régulation » des cours du pétrole.
Les guerres permanentes auxquelles se livrent les polices et les douanes iraniennes au Baloutchistan (Sud-Est de l’Iran) depuis des décennies ont fait de très nombreuses victimes parmi les forces de l’ordre dans des combats parfois à l’arme lourde contre des trafiquants de drogue, cigarettes, passeurs et brigades djihadistes sunnites parfois soutenues par l’Afghanistan et des mouvements terroristes implantés en Ouzbékistan (attentat récent à Chiraz commis par une cellule ouzbek). L’Iran subit donc des coups de boutoir de ses voisins ou d’organisations islamo trafiquantes, qui pourraient s’intensifier au gré des alliances ou changements de cap géopolitique de l’Iran dans cette région.
Nucléaire, mon amour
Le programme nucléaire iranien avait été entamé par le Shah, avec l’aval des occidentaux. Aujourd’hui pays du seuil, la république islamique sait qu’elle pourra bientôt compter sur sa reprise de l’enrichissement au niveau militaire de l’uranium depuis la fin du traité JCPOA et les pas de crabe dans la reprise virtuelle des discussions par l’administration Biden pour la signature d’un nouveau traité permettant la fin graduelle des sanctions contre la « mise en pause » du programme de recherche nucléaire militaire iranien.
L’état catastrophique de l’économie iranienne dû en partie aux fortes sanctions et au système kleptocratique qui s’est mis en place dans le pays, donne à penser qu’une course contre la montre s’instaurerait aux yeux de Washington dans une déstabilisation interne de la société iranienne (révolution, coup d’Etat…) pour y voir plus clair et traiter sur de nouvelles bases avec des nouveaux acteurs qui pourraient être à la fois plus à la merci de la pression populaire pour une vie économique meilleure, mais aussi de tentatives de déstabilisation des voisins/rivaux de l’Iran comme nous l’avons succinctement décrit plus haut.
Sur le papier pourtant, l’économie iranienne aurait dû s’effondrer de nombreuses fois, et la dernière pandémie aurait pu lui porter le coup de grâce.
En réalité, et comme l’indiquait Michel Makinsky via Géopragma(4) l’économie iranienne est sensiblement plus résiliente qu’on ne le suppose : « Ceci ne découle pas seulement des efforts considérables accomplis pour doper les productions nationales, diminuer autant que possible les importations, substituer ce qui peut l’être, développer des technologies domestiques, prioriser certains secteurs (singulièrement la pétrochimie), etc. Un constat s’impose : l’Iran exporte plus de pétrole, de produits raffinés, de la pétrochimie, qu’on ne le pensait. Non seulement la Chine importe des quantités conséquentes de pétrole, tout en rusant sur celles-ci (pétrole stocké sous douane non comptabilisé dans les importations, raffiné dans des ‘tea pot’ raffineries ‘indépendantes’, pétrole officiellement importé de …Malaisie, circuits passant par le Kazakhstan….) mais l’Iran exporte aussi via l’Irak (pétrole ‘irakisé’) mais également via les Emirats Arabes-Unis. Ainsi, tout un processus sophistiqué a été mis en place. ».
Le lion et le « guépard »
Il faut que tout change pour que rien ne change. Cette formule inspirée du « Guépard » de Giuseppe di Lampedusa pourrait s’appliquer parfaitement au Lion symbole de la Perse éternelle.
Si les espoirs, maintenant réels et concrets, de changements à la marge dans la société iranienne du fait de la pression populaire, démographique et économique d’une grande majorité de la population permettent de penser à de profondes réformes, il ne faut pas se bercer d’illusions sur les contraintes géopolitiques et les rivalités stratégiques auxquelles l’Iran fait face.
La France, à l’influence limitée dans l’aire iranienne, bénéficie tout de même de quelques atouts : une base militaire aux Emirats Arabes Unis, et une volonté affichée de soutenir l’Arménie, alliée stratégique naturel de l’Iran.
L’aura de la France en Iran reste encore présente dans les coeurs de nombreux iraniens, qu’ils soient pionniers de la révolution de 1979 (exil de Khomeini en France), ou jeunes opposants épris de liberté.
Le soutien à la jeunesse iranienne devrait être mieux relayé par la société civile française, car les soubresauts de notre classe politique trop souvent mal informée, de mauvaise foi, ou mue par un agenda islamo-compatible sur la symbolique réelle du Hijab, est suivie de près par les iraniens.
L’Iran est donc au tournant de chocs majeurs sur les plans sociétaux, économiques et géopolitiques. Si la France ne peut et ne doit intervenir dans les affaires intérieures de l’Iran, il est du devoir de tout français de marquer son soutien sans faille aux espoirs de changement de la jeunesse iranienne, dans le respect d’un Iran à la culture multimillénaire.
Les autorités françaises devant également veiller à éviter une déstabilisation de l’espace géopolitique perse et de la Nation iranienne, quelles que soient les évolutions politiques dans le pays.
Rassurer le plus directement possible les Iraniens -et les forces d’opposition- sur ces points permettra sans doute de lever les réticences des réformateurs de bonne volonté d’aller de l’avant dans une véritable réponse aux aspirations légitimes du peuple iranien.
Le 6 novembre 2022.
Ghislain de Castelbajac
Membre fondateur de Géopragma
1 « Maktoub » Géopragma du 6 janvier 2020
2 Group for Analyzing and Measuring Attitudes in Iran / www.gamaan.org
3 https://www.researchgate.net/publication/355929764_IRANIANS’_ATTITUDES_TOWARD_INTERNATIONAL_RELATIONS_A_2021_SURVEY_REPORT
4 Iran : point de situation et perspectives électorales, reprise de l’interview de Michel Makinsky par l’Institut de Géopolitique Appliquée / Géopragma du 16 juin 2021 et Institut-ega.org
Hugues Vincent