Le coup de maître de Pékin à l’occasion des échanges de bons offices entre Téhéran et Ryad pour aboutir à la reprise des relations diplomatiques entre ces deux voisins rivaux qui se partagent les rives du Golfe persique sont encore une preuve tangible que le monde multipolaire, sans ingérence étatsunienne ni européenne peut s’avérer positif et pacificateur.

       Certes, le jeu chinois n’est pas sans arrière-pensée pour pacifier, et donc sécuriser, ses approvisionnements en hydrocarbures et gaz en faisant coup double avec presque 20% de la production mondiale combinée en hydrocarbures et 13% en gaz pour ces deux pays producteurs. Les accords signés le 27 mars 2021 entre la Chine et l’Iran avaient déjà permis à Pékin de sécuriser un approvisionnement en pétrole avec une décote de 20% par rapport au prix du marché1.

1 Cf billet du Lundi 29 mars 2021 «
D’Abraham à « Turkmantchaï II » : la géopolitique à l’épreuve des démocraties »

      La Chine communiste poursuit donc avec détermination, discrétion et efficacité sa politique de l’Hinterland qui fait suite à celle de sa stratégie du collier de perles en océan indien et océan pacifique, qui est par nature bien plus exposée aux oppositions stratégiques et militaires des grandes puissances maritimes occidentales et de leurs alliés japonais (AUKUS + J).

     Ce « moment mackinderien » de Pékin, qui est en fait une rémanence de la pensée du géopolitologue chinois Yan Xuetong et sa « théorie du cercle », permet notamment une pacification -encore fragile- des rives du Golfe persique, qui peut de nouveau être considéré comme un lac apaisé. Ceci pourrait mettre fin à cinquante ans après le début d’un cycle de tensions, révolutions et guerres sur les rives du Golfe persique qui firent tant de dégâts et précipitèrent les Etats-Unis et leurs alliés dans une politique de cobelligérance (guerre Iran-Irak) puis d’interventionnisme (guerres du Koweït et d’Irak) sans précédent depuis 1945.

      Même si Washington possède encore de nombreux points d’appuis et bases dans la région, tout comme la France est encore présente militairement aux Emirats Arabes Unis, Pékin n’a même pas besoin d’implanter de coûteuses troupes près du détroit d’Ormuz. Elle possède par ailleurs depuis 2017 une base militaire à Djibouti d’environ 2500 hommes et une autre base navale à Gwadar, un ex-comptoir omanais situé au Pakistan, à l’Orient d’Ormuz.

        C’est donc tout un château de cartes stratégique, économique et financier qui risque de se tarir pour l’Occident. Les monarchies du Golfe sont de grands acheteurs d’armements : les Etats-Unis ont fourni à ces pays pour plus de 100 milliards de dollars au cours des cinq dernières années seulement. Selon le SIPRI, de 1971 à 2020, les monarchies du golfe ont acheté pour plus de 1 500 milliards de dollars d’armes à travers le monde.2

2 Rapport du Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI)

        La politique de la canonnière était l’arme favorite des Britanniques à la fin du XIXème siècle pour« apaiser » le Golfe persique face aux actes de piraterie -réels et supposés- que les tribus arabophones des deux rives du détroit d’Ormuz et de ses îles menées par la famille al Qassimi (alliée des français), faisaient subir aux navires de la compagnie des Indes pour la bonne tenue du commerce. C’est de cette pax-britannica que naquirent la fédération des Emirats Arabes Unis, après la transition de « trucial coast » ou « trucial Oman ». Les cartographes britanniques, aidés selon la légende par d’abondantes rasades de whisky, coupèrent en deux de nombreuses villes et oasis du Rub al Khali (Al-Aïn / Buraïmi), mais aussi et surtout la porosité et la liberté de circulation des tribus entre les rives Nord et Sud du golfe et du détroit d’Ormuz.

        La parenthèse des conflits armés et des tensions de plus en plus vives, de plus en plus nucléarisées, du XXème siècle pourrait prendre fin pour les pays bordant les rives du Golfe persique. Le commerce pacifique pourrait reprendre le dessus sur celui des armes, et la Chine en tirerait grandement partie. Quant à la France, elle repose pour les pays de la zone sur une image de plus en plus surannée d’indépendance gaullienne, à l’encéphalogramme de plus en plus plat, malgré des coups d’éclats qui sauvèrent l’honneur (refus de l’invasion de l’Irak en 2003).

      Malgré un alignement de plus en plus flagrant à Washington, Paris était perçu dans les majlis et les états-majors des monarchies du Golfe comme une voix indépendante, sage et fiable, au système politique permettant d’avoir un président de la République maître de sa politique étrangère.

     Les initiatives chinoises dans la région couplées aux renoncements américains de venger Ryad suite aux attaques de ses infrastructures critiques des rebelles houthis pro-iraniens et à la déculottée du retrait chaotique de l’armée américaine d’Afghanistan ont fait prendre conscience aux pays du golfe persique qu’ils ne pouvaient placer tous leurs œufs dans le même panier.

     Chine et Russie remplacent donc progressivement l’Europe et les Etats-Unis dans la région. La France reste une amie chère et proche des pays arabes, mais si nous ne voulons pas nous cantonner aux achats de produits de luxe et aux musées, il nous faut trouver ce nouveau souffle qui fera que notre indépendance, notre capacité à jouer des rôles d’honest broker en toute indépendance, nous redonnera du poids dans cette partie du monde.

     L’influence d’une France vraiment indépendante et partenaire de nos pairs que sont ces nouvelles puissances moyennes régionales pourra également se révéler auprès d’un Iran bientôt métamorphosé par le soulèvement de son peuple et qui cherchera auprès de Paris, alliée comme elle de l’Arménie, des appuis stratégiques forts contre les appétits des nouvelles puissances turques.

      Le président Macron rentrant de sa visite d’Etats en Chine a pu prononcer des mots justes à propos de la volonté de la France de ne pas s’aligner sur Washington. Depuis de trop nombreuses années, les membres de Géopragma ont scruté les signes tangibles d’un réveil stratégique français face au constat de cette nouvelle bascule du monde, au-delà des mots et des discours convenus. En vain pour le moment.