Article rédigé par Renaud Girard, membre du Comité d’orientation stratégique de Geopragma.
Datant des années 1990, la politique américaine en Ukraine a quitté le champ régional pour des conséquences désormais planétaires. C’est le sens de la rencontre à Rome du 14 mars 2022, demandée par Washington, entre Jake Sullivan, conseiller national à la sécurité de l’administration Biden, et Yang Jiechi, responsable des relations internationales au sein du Parti communiste chinois. L’Amérique a demandé à la Chine de renoncer à aider les Russes à contourner les sanctions économiques décrétées contre eux par l’Occident, après qu’ils eurent agressé militairement l’Ukraine le 24 février 2022. « Cette attaque non provoquée est une violation très grave du droit international ; Messieurs les Chinois, vous devez nous dire si, dans cette affaire, vous êtes avec nous ou contre nous », a dit en substance Sullivan à Yang.
Les Chinois détestent l’interventionnisme américain sous étendard démocratique, mais ils connaissent l’histoire. Ils savent que l’Occident n’a strictement aucune responsabilité dans la séparation territoriale des peuples frères ukrainiens et russes. Dans les années 1980, tous les Occidentaux regardaient Kiev comme de la plus belle des villes russes et pensaient que Brejnev était russe, alors qu’il était ukrainien. C’est en 1991 qu’il y a eu un divorce par consentement mutuel entre l’Ukraine et la Russie, prononcé par leurs deux présidents, Kravtchouk et Eltsine, qui voulaient se débarrasser de la tutelle de l’URSS et de son chef, Gorbatchev. L’Ukraine a proclamé son indépendance légalement, après un référendum régulier en décembre 1991. Sa souveraineté a été reconnue librement par la Russie, sans que la moindre pression n’ait été exercée par les Occidentaux sur le Kremlin.
En revanche, sur les années 2000, les regards sur l’implication américaine en Ukraine divergent. Les Atlantistes estiment que les Américains, en bons serviteurs, depuis Wilson, de la démocratie et de la liberté des peuples dans le monde, ont eu raison de soutenir la Révolution Orange pro-occidentale de 2004 à Kiev, puis celle de Maïdan de 2014. Les Russophiles (et parmi eux nombre de Chinois) estiment que l’Amérique, se pensant comme une nation à la destinée manifeste, cherche en permanence à étendre son empire, si besoin est par la force (comme en 1999 contre la Serbie de Milosevic, en 2001 contre l’Afghanistan des talibans, en 2003 contre l’Irak de Saddam Hussein, en 2011 contre la Libye de Kadhafi) et que l’invocation de la démocratie n’est qu’un prétexte à son impérialisme. Ils reprochent aux Américains d’avoir ignoré la colère de Poutine contre l’extension continue de l’Otan vers l’est, exprimée dès 2007.
Xi Jinping, le maître tout-puissant de la Chine, va sûrement réfléchir avant de donner sa réponse à la requête présentée par Sullivan. L’invasion générale de l’Ukraine lui déplaît et il sait que la Chine a encore besoin du marché américain comme débouché de son industrie manufacturière.
Une alternative se présente aux stratèges américains et chinois. Sa première branche est que les Chinois, privilégiant leurs intérêts commerciaux, acceptent la requête de l’Amérique, moyennant son retrait des sanctions technologiques prises contre eux depuis trois ans. Dans ce scénario, une dynamique sera créée, qui permettra aux Etats-Unis d’avancer très vite sur le dossier iranien. Un nouveau deal nucléaire – dont les clauses techniques, négociées à Vienne, sont déjà prêtes – sera signé avec l’Iran, qui verra la levée de ses sanctions. L’uranium iranien enrichi à 60 %, qui devait être stocké en Russie, le sera en Chine. Et l’Europe importera du gaz iranien, en remplacement du gaz russe. Asphyxiée économiquement, embourbée militairement, la Russie s’affaiblira progressivement, jusqu’à ce que Poutine se retire d’Ukraine ou soit renversé par une révolution de palais, tel le Serbe Milosevic en 2000. Mais cela pourrait créer en Russie un chaos dont les Chinois ne veulent à aucun prix.
L’autre scénario possible est que Xi demeure fidèle à son ami Poutine, comme il lui avait promis lors de leur rencontre à Pékin le 4 février 2022. L’alliance des autocraties se renforcera et l’on assistera à une partition du monde en deux blocs : l’occidental (les pays de l’UE, de l’AUKUS, le Japon et la Corée du Sud) et l’euro-asiatique (empire russe reconstitué, Chine, Iran). Une terrible lutte d’influence entre les deux suivra, visant les mondes africains, arabo-musulman, indien et latino-américain. Ce n’est une perspective joyeuse pour personne.
L’intérêt mutuel des Chinois et des Américains est en fait de s’entendre sur un scénario intermédiaire, ouvrant une sortie honorable à tous les protagonistes du conflit ukrainien. Les pistes de compromis, sur le Donbass et sur l’Otan, présentées par le président Zelensky dans son interview à ABC News, montrent utilement la voie de cette désescalade.
Emmanuel Huyghues Despointes