Sur le front syrien, l’été fut calme. Trop calme, sans doute. Les grandes manœuvres devaient reprendre, nourries par l’hostilité stérile, construite et entretenue, de ceux que la paix dessert ou indiffère. Après sept ans de conflit et de calvaire pour le peuple syrien, il ne faudrait pas, en effet, que la messe soit dite trop vite, et qu’une négociation politique finalement engagée ne contraigne Américains, Européens et affidés régionaux à admettre leur échec politique et militaire en Syrie. Il n’est que de voir combien les fruits en germe du récent sommet de Téhéran entre la Russie, la Turquie et l’Iran ne sont pas du goût de tout le monde, loin s’en faut. Si l’on considère l’exploitation empressée de toutes les occasions/provocations de souffler sur les braises de cette interminable guerre par ceux qui sont à la peine sur le terrain militaire ou celui de l’influence régionale, on finit par se demander si quelqu’un veut vraiment la paix en Syrie, mis à part les malheureux civils pris au piège des concurrences entre les parrains de ce sanglant conflit.
Alors, tandis que s’amorce à Idlib la réduction de l’un des derniers abcès islamistes au cœur du territoire syrien, on anticipe bruyamment un « désastre humanitaire » sans précédent, on fait renaître les rumeurs « d’attaque chimique probable », d’ores et déjà exclusivement imputables, par principe et comme par habitude, au seul pouvoir de Damas (après les précédentes opérations de Khan Sheikhoun et de la Ghouta orientale). Tout ce tapage « préemptif » vise à justifier d’éventuelles nouvelles frappes occidentales prétendument punitives, mais surtout à tenter d’arrêter l’inéluctable…et l’insupportable : la progressive reprise de contrôle du président Assad sur l’entièreté de son territoire. On n’y est certes pas encore (près de 30 % du sol syrien lui échappent toujours grâce au soutien américain et turc aux « rebelles »-djihadistes du « triangle de l’Euphrate », d’Idlib et aux Kurdes d’Afrin), mais on s’en rapproche.
Pendant ce temps, les rodomontades du président américain qui, pour survivre politiquement aux tombereaux d’ennemis qui infestent jusqu’à son entourage, pratique l’équilibrisme et donne des gages aux faucons de tous bords tout en pratiquant son approche mercantiliste brutale mais singulièrement pragmatique des rapports internationaux, produit des résultats mitigés. Il tempête, invective, menace les Européens d’abandon et de guerre commerciale s’ils ne renouvellement pas fermement leur allégeance transatlantique… et surtout leurs commandes d’armements et d’énergie à Washington. Donald Trump voulait renouer un dialogue constructif avec Moscou ? Au lieu de s’employer à un rapprochement salutaire entre les trois piliers stratégiques naturels d’un Occident en perte de vitesse face à l’imperium chinois qui avance aussi habilement que décisivement, il doit depuis dix-huit mois perdre son temps à se défendre d’être pro-russe (un comble !). La tutelle stratégique et économique américaine sur l’Europe depuis 1945 s’est faite au prix d’une mise au ban de la Russie du camp occidental. Compréhensible du point de vue américain du temps de la bipolarité de « guerre froide », ce calcul est désormais contreproductif et dangereux à l’heure du nouveau duopole sino-américain dont l’Europe seule fera les frais si elle persiste dans son déni de l’évidence.
De son côté l’Iran, sous pression économique et militaire croissante, est poussé à la faute par le retrait américain de l’accord nucléaire et le poids de sanctions qui l’isolent, et surtout qui mettent l’Europe au pied du mur. Un piège, un test pour une Union qui doit, pour grandir enfin, « tuer le père » au sens freudien du terme, se projeter hors du parc d’enfants américain, bref, cesser d’obéir sans réfléchir à ses intérêts propres, croyant ainsi se faire aimer mais se trouvant in fine méprisée et exploitée. Si nous ne prenons pas enfin le taureau par les cornes en opposant une fin de non-recevoir collective et sans appel à l’instauration de l’extraterritorialité du droit américain, c’est est fini de l’Europe comme ensemble un tant soit peu autonome. En nous couchant pour éviter la guerre (commerciale à outrance), nous aurons la guerre et le déshonneur…
Pour revenir à la Syrie, Téhéran ne veut pas y être entrainée militairement dans ce qui pourrait en effet devenir une opération militaire d’ampleur, avec des dommages civils considérables si les djihadistes, dûment « mentorés », s’entêtaient et refusaient leur intégration raisonnable dans un processus politique crédible. Les Iraniens appuient donc l’idée d’un processus d’Astana convergeant avec celui de Genève, en panne sèche, plus d’ailleurs qu’avec le groupe des « Amis de la Syrie » (avec de tels amis, point besoin d’ennemis). Bref, on est face à un hiatus flagrant entre la réalité militaire sur le terrain ‒ la Syrie a résisté dans le sang à son démembrement planifié et son intégrité territoriale demeurera ‒, et les desiderata avortés des puissances qui ont longtemps cru être en mesure d’en finir avec le pouvoir des Assad mais qui, en diabolisant à outrance cette figure de l’autoritarisme politique, ont voulu escamoter le danger de l’alternative qu’ils promouvaient. Et ont échoué. Al Qaïda au pouvoir à Damas, n’est-ce pas pire que la famille Assad ? L’un des freins à la mise en place d’une négociation sérieuse est aussi la spécificité de la culture politique de toute la région. Nul, en effet, ne sait là-bas ce que signifient et supposent le dialogue, la coopération ou le consensus. Aux yeux des leaders moyen-orientaux et de leurs challengers, ce ne sont là que marques de faiblesse quand, seules, comptent l’instauration du contrôle politique par la force et la brutalité intransigeante qui signe un authentique Chef….
Faudra-t-il pour autant renoncer à promouvoir au loin le modèle démocratique occidental (lui-même imparfait, et miné chez nous par un communautarisme invasif qui affaiblit nos États et nos cultures) ? Évidemment non. Mais comparaison n’est jamais raison, et il nous faut rompre avec la suffisance du discours pontifiant et le fantasme de la supériorité normative qui agissent comme cautères sur jambe de bois et entraînent des drames humains injustifiables. Nous ne pouvons simplement plus donner de leçons alors que nous vivons, en Europe comme aux États-Unis, dans une culture du déni inassumée mais enkystée dans nos esprits au point de nous faire commettre des erreurs cardinales et surtout de nous y entêter : déni de nos responsabilités, de notre double standard, de notre partialité, de notre cupidité, de notre effrayant degré de cynisme politique faiblement masqué par des envolées moralisatrices qui ne passent vraiment plus la rampe hors nos murs.
En admettant que se produisent cette prise de conscience miraculeuse et ce tournant réaliste si indispensable, que peut donc encore la France à ce stade pour être utile à la paix et compter ? Sans doute le projet présidentiel d’un « Forum international pour la paix » à Paris, en novembre prochain, est-il la marque d’une volonté de revenir dans un jeu où personne ne nous croit ni ne nous attend plus. Mais le danger est grand d’un énième rassemblement cosmétique et stérile. Et la parole, même brillante, même sincère, s’use. C’est un travers très français de croire que les mots valent action et que les images créent le réel. Pour conjurer ce danger véritablement mortel du bavardage sans lendemain sur des sujets aussi graves que la guerre et la paix, la vie et la mort, Paris doit choisir non un camp, mais une cohérence. La France doit faire des choix, des vrais, conséquents, avec, d’une part, la réalité de la situation et, d’autre part, le possible et le souhaitable du strict point de vue de nos intérêts nationaux et de notre influence en Europe. Car Washington, Moscou et Pékin misent sur nos divisions et les exploitent. Chacune, naturellement, pour des raisons différentes, mais dans une commune perspective de surplomb qui fait de l’Europe un enjeu, un otage, une proie bien plus qu’un acteur ou un égal à leurs yeux. Elles mènent la danse, au Moyen-Orient comme ailleurs, et favorisent en conséquence des interlocuteurs européens qui ne se paient pas de mots, regardent la situation en face et constituent des points d’appui utiles. Ainsi, si nous persistons à nier nos erreurs de jugement et de comportement sur la question syrienne, Allemands et Italiens, pour ne parler que d’eux, infiniment plus pragmatiques, se placeront à la table des vainqueurs pour recueillir des fruits économiques de la reconstruction, mais aussi pour asseoir leur crédibilité future vis-à-vis des pouvoirs régionaux et vis-à-vis de nous, à Bruxelles…. Alors notre geste martiale en Syrie, pour tenter naïvement de complaire à notre Grand Allié et nous imaginer servir nos principes, nous paraîtra subitement avoir été encore plus vaine et coûteuse.
L’heure des postures et des incantations est donc passée. Elles ne font plus ni recette ni illusion. Il faut, en fait, se détacher sans peur de la pusillanimité de l’ensemble européen et faire à la fois du neuf et de l’humain, en recherchant une sortie du conflit aux côtés de ceux qui détiennent, ne nous en déplaise, les clés de l’avenir et ne nous méprisent pas encore tout à fait : les Russes et les Iraniens. Ce n’est pas un renversement d’alliance ou d’allégeance, c’est la recherche d’une position enfin équilibrée qui nous redonne une place de facilitateur estimé, car intellectuellement honnête et ouvert. La vanité de ceux qui se sont trompés depuis des années et pratiquent la fuite en avant pour ne pas se dédire ni faire leur mea culpa doit céder le pas à un peu d’humilité et de réflexion pragmatique. De gré ou de force. Le peuple syrien nous remerciera et le cœur de ce que l’on appelle si pompeusement « nos valeurs » y gagnera beaucoup.
Source : https://www.lecourrierderussie.com/opinions/2018/09/petites-grandes-batailles-idlib-syrie/