Chronique de Renaud Girard*, parue dans le Figaro le 26 octobre 2020.
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Gérald Darmanin est parti le 26 octobre 2020 pour Moscou. Le ministre de l’intérieur, qui n’a pas envie d’une seconde décapitation de professeur, est allé demander aux Russes d’accepter de reprendre chez eux les musulmans tchétchènes radicalisés résidant sur le territoire français. Ceux-ci sont venus comme réfugiés politiques à partir de la fin des années 1990, fuyant les conséquences de deux guerres entre la Russie et les Tchétchènes indépendantistes, lesquels gagnèrent la première mais perdirent la seconde.
La tâche de notre jeune ministre ne sera pas facile. Car l’Etat a ses propres responsabilités dans ce grave dossier de réfugiés musulmans accueillis en France tout en détestant les valeurs françaises. Pourquoi leur a-t-il donné l’asile ? Comment se fait-il que ses juges se soient montrés plus laxistes que les commissions d’experts chargées d’examiner les dossiers de candidature ? Certains réfugiés islamistes, comme l’assassin au couteau Abdulakh Anzorov, sont certes nés en Russie mais ils ont passé l’essentiel de leur jeunesse en France : n’y a-t-il pas là un échec de l’Education nationale et de la « politique de la ville » de l’Etat ? « En quoi la Russie serait-elle responsable d’une radicalisation islamique qui s’est produite sur le territoire français ? », risque-t-on, à Moscou, de répondre à Darmanin.
L’idéal, pour les Français, serait sans doute que la Russie accepte de reprendre ces porteurs de passeport russe et qu’elle les confie ensuite à Ramzan Kadyrov. Le président de la République de Tchétchénie (qui fait partie de la Fédération de Russie) a le triple avantage d’être à la fois un serviteur loyal du Kremlin, un leader brutal qui tient sa région d’une main de fer, et un musulman intransigeant. Il faudrait aussi exiger de Kadyrov la promesse de ne pas exécuter ou torturer les réfugiés qui lui seraient ainsi renvoyés – à qui le président de Tchétchénie ne reprocherait sans doute pas la nature extrême de leur conception de l’islam.
Intrinsèquement, la démarche du ministre de l’intérieur français auprès de son homologue russe est donc tout, sauf facile. Mais, hélas, une mesure récente de notre politique étrangère va lui rendre la tâche encore plus difficile.
Le 8 octobre 2020, la France (encouragée par l’Allemagne) invita ses partenaires européens à sanctionner la Russie sur une affaire de droits de l’homme, et fut suivie, par un vote à Bruxelles le 15 octobre. Des sanctions personnelles furent prises, notamment contre le chef de la direction des affaires intérieures de l’administration présidentielle, Andreï Yarin, et contre le vice-ministre de la défense, Pavel Popov. Il s’agissait de punir la Russie sur l’affaire Navalny. C’est l’opposant russe le plus médiatisé qui, lors d’un voyage en Sibérie le 20 août 2020, avait été empoisonné au novitchok, puissant neurotoxique banni par les conventions internationales sur l’interdiction des armes chimiques. Après avoir été sauvé d’extrême justesse par les médecins russes de l’hôpital d’Omsk, Alexeï Navalny avait été ensuite, après autorisation des dirigeants russes, transporté par avion spécial à Berlin, où les médecins de l’hôpital de la Charité réussirent à le remettre d’aplomb. C’est une fort ténébreuse affaire, quasi-incompréhensible, mais qui n’est à l’évidence pas à la gloire de l’Etat russe.
Mais fallait-il que la République française se précipite pour sanctionner les Russes sur un cas où strictement aucun Français ne fut impacté, alors qu’elle a besoin d’eux pour des affaires beaucoup plus graves, concernant la sécurité des Français eux-mêmes ?
Avant de prendre des initiatives diplomatiques aussi humiliantes que des sanctions personnelles, l’Etat devrait se demander si elles servent bien ce qui devrait être sa priorité absolue, la sécurité et la prospérité des citoyens français. Il est grand temps que la France fasse la diplomatie de ses intérêts.
Hélas, il faudra bien un jour que les Français, volontiers donneurs de leçons, abandonnent leur rêve de convertir l’ensemble des pays de la planète à la démocratie. Ne réalisent-t-ils pas que la Russie, la Chine, la Turquie, l’Iran, les pétromonarchies arabes, les quatre cinquièmes de l’Afrique, etc., sont des morceaux trop gros pour la France ? N’ont-ils pas vu la puissante Amérique, après son invasion de l’Irak, proclamer urbi et orbi qu’elle allait démocratiser l’ensemble du Moyen-Orient et échouer lamentablement dans cette entreprise ?
Bien sûr que la démocratie est le moins pire des systèmes politiques ; bien sûr que Poutine commet une erreur stratégique en négligeant de bâtir chez lui un Etat de droit ; bien sûr que c’est le rôle des journalistes, des intellectuels et des ONG de le rappeler. Mais l’Etat se fourvoie profondément en voulant donner des leçons planétaires au détriment de la sécurité de ses administrés.
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*Renaud Girard, membre du Conseil d’orientation stratégique de Geopragma