Par Gérard Chesnel*
Ainsi, Mme Tsai Ing-wen a été réélue haut-la-main, samedi dernier 11 janvier, à la présidence de la république de Taiwan. En fait, la plupart de ces mots (présidence, république) devraient être écrits entre guillemets car ils sont contestés, aussi bien à Taipei qu’à Pékin d’ailleurs.
Tout d’abord, il n’existe pas de « République de Taïwan ». Il existe une « République de Chine » installée sur l’île de Taïwan, et une « République populaire de Chine » qui couvre tout le continent chinois. Mme Tsai Ing-wen est donc officiellement (du moins à Taipei) « Présidente de la République de Chine ». Rappelons les faits.
La République de Chine a été fondée en 1911 à la suite de la chute du dernier empereur de Chine, le très jeune Pu Yi. Le premier , Yuan Shikai, fut tout d’abord tenté de restaurer l’empire et de créer une nouvelle dynastie. Cette tentative fit long feu et après sa mort en 1916, c’est le leader charismatique de la Chine du sud, Sun Yat-sen, qui accéda au pouvoir. Il fonda un puissant parti politique, le Guo Min Dang (KMT), en 1919, et s’appuya sur un militaire de grande qualité, Chiang Kai-shek (son beau-frère) qui se mit en devoir de réunifier la Chine, alors aux mains de plusieurs « seigneurs de la guerre ». Chiang avait dans un premier temps fait alliance avec les communistes, soutenus par le Komintern. Le PCC avait été fondé en 1921, à Shanghai. Le futur « grand timonier », Mao Zedong, était peut-être présent lors de la réunion fondatrice mais n’y joua aucun rôle notable. De même, le futur premier ministre Zhou Enlai et le futur grand dirigeant des années 80-90, Deng Xiaoping, qui avaient tous deux été au contact du Parti Communiste Français lors de leur séjour en France (Deng avec le Mouvement Travail-Etudes), étaient absents. Toujours est-il que la collaboration avec le KMT (Front Uni) ne dura pas au-delà de 1927 , après les grandes grèves de Shanghai, quand Chiang (qui avait remplacé Sun Yat-sen, mort en 1925) se sentit assez fort pour conquérir, sans leur aide, le nord du pays (Beifa) (cf. Malraux : « La Condition humaine »).
Mao rassembla alors ce qui restait des forces communistes, fonda la « République soviétique chinoise » limitée à la province du Jiangxi, et réussit à échapper à l’encerclement des troupes « nationalistes » grâce à un déplacement de plusieurs milliers de kilomètres vers le nord-ouest, la « Longue Marche » (1934-1935). Il installe sa capitale à Yan’an, dans le Shaanxi, tandis que Chiang Kai-shek, qui en a fini avec les seigneurs de la guerre, a fait de Nankin sa capitale. Il y a donc déjà deux centres de pouvoir rivaux, même s’ils sont d’importance inégale, et c’est là l’origine des « deux Chine ». Mais un troisième larron, redoutable, est entré dans le jeu : le Japon. Celui-ci envahit la Mandchourie en septembre 1931 et installe sur le trône « impérial » Pu Yi, qui est d’origine mandchoue. Et il ne s’arrête pas là : l’incident du pont Marco Polo lui ouvre les portes de Pékin et de la Chine du nord. Mais Chiang refuse l’alliance avec les communistes. Il fallut qu’un ancien seigneur de la guerre, le « jeune maréchal » Zhang Xueliang (fils de Zhang Zuolin) lui tende un piège à Xi’an le 12 décembre 1936 (avec l’aide du général Yang Hucheng) pour qu’il accepte la constitution du deuxième Front Uni. Malgré tout, les Japonais continuent d’avancer. Chiang doit quitter Nankin (qui est pillée par les Japonais : 200 000 morts) pour se réfugier à Wuhan puis à Chongqing, qui sera sa capitale jusqu’à la fin de la guerre.
La défaite du Japon relance la rivalité et les hostilités entre communistes et nationalistes. Ceux-ci, qui étaient censés être très supérieurs, sont minés par la corruption et l’indiscipline et ne peuvent résister à l’enthousiasme des troupes révolutionnaires et le 1er octobre 1949 Mao Zedong proclame, du haut de la porte Tian an men, la République Populaire de Chine. Deux mois plus tard, Chiang et les troupes nationalistes se réfugient sur l’île de Taiwan, où Chiang est élu, en mars 1950, président de la République de Chine (capitale « provisoire » : Taipei ; capitale officielle et fictive : Nankin). Ainsi est consommée la séparation entre deux régimes revendiquant l’ensemble du territoire chinois. Et depuis, Pékin, qui contrôle plus de 97% de ce territoire, ne cesse de réclamer la « réunification de la patrie ».
La position de la « Chine nationaliste » est pleine d’ambiguïtés puisqu’elle affirme, comme Pékin, qu’il n’y a qu’une seule Chine, mais qu’en même temps elle cherche à conforter sa spécificité. Malgré leur origine ethnique, beaucoup de taiwanais ne se disent pas chinois et la victoire de Tsai Ing-wen est aussi celle d’un parti, le DPP, qui s’est créé sur l’idée d’indépendance de Taiwan. Mais aucun des deux présidents issus du DPP, Chen Shuibian (1998-2002) et Tsai Ing-wen lors de son premier mandat (2016-2020) n’a osé franchir le pas, sachant très bien que toute déclaration formelle d’indépendance de Taiwan entraînerait des réactions léthales de la part de Pékin . Il ne s’agirait d’ailleurs pas forcément de mesures militaires, mais plutôt d’un étranglement économique, compte tenu notamment de l’importance des investissements taiwanais en Chine continentale. Déjà, en guise d’avertissement, Pékin interdit depuis six mois la venue à Taiwan des touristes individuels du continent.
Mme Tsai Ing-wen est cependant une fine politique et elle saura éviter les provocations exagérées. Elle sait que sa victoire n’est pas due seulement à une résurgence du sentiment nationaliste mais aussi à la peur de voir un jour Taiwan soumise aux mêmes contraintes que Hong Kong, même si la situation de ces deux territoires est radicalement différente. Et l’ampleur du succès de Mme Tsai (57% des votants) lui permet de parler haut et fort, face aux petits partis violemment indépendantistes, qui n’ont recueilli que des bribes (le Taiwan Action Alliance Party de l’ancien président Chen Shuibian, par exemple, n’a atteint que 1% des voix). Aussi a-t-elle pris soin dès le premier discours de son second mandat, de tendre la main à Pékin, demandant notamment la reprise des discussions interrompues par Pékin en 2016, lors de sa première élection.
Mme Tsai devra cependant se méfier de ceux qui se présentent comme ses amis et défenseurs, les Etats-Unis qui, plus soucieux de vendre leur matériel de guerre que d’assurer une vraie stabilité dans la région, se conduisent trop souvent comme des va-t-en-guerre peu responsables.
Au total, le résultat de ces élections, que certains considèrent comme un camouflet pour la Chine, pourrait bien, paradoxalement, lui convenir. On ne tardera pas à le savoir, si Pékin réagit favorablement aux offres d’ouverture de Tsai Ing-wen.
*Gérard Chesnel, Trésorier et membre fondateur de Geopragma