Devant la persistance de l’actualité et après avoir rédigé un premier article intitulé « Comment peut-on être Tigréen » il y a un an, Gérard Chesnel, ancien ambassadeur et membre du Conseil d’administration de Geopragma, revient sur la situation actuelle et l’instabilité grandissante qui touche l’Éthiopie.
Il y a un peu moins d’un an, un premier Bulletin du lundi de Géopragma (daté du 28 décembre 2020) signalait la situation critique dans laquelle se trouvait le Tigré, l’une des principales provinces de l’Ethiopie, à la fois sur les plans politique, historique et culturel. Répondant par la violence aux revendications des dirigeants tigréens, qui s’étaient prononcés pour le fédéralisme ethnique cher à l’ancien Premier ministre Meles Zenawi et contre la centralisation voulue par le Premier ministre Abiy Ahmed (prix Nobel de la Paix pour avoir mis un terme au conflit avec l’Erythrée), Addis-Abeba lançait son armée sur le Tigré et s’emparait, le 29 décembre 2020, de sa capitale Mekele. Des centaines de milliers de réfugiés franchissaient la frontière du Soudan (où ils survivent dans des conditions déplorables). Et le gouvernement tigréen s’enfuyait pour organiser une puissante guérilla. Celle-ci ne mit que huit mois exactement à reprendre Mekele, le 29 juin 2021, et poursuivit son avance en direction d’Addis-Abeba. Aux dernières nouvelles l’armée tigréenne n’est plus qu’à 180 km de la capitale éthiopienne. Les images télévisées diffusées par les Tigréens sont impressionnantes et montrent des dizaines de milliers de prisonniers éthiopiens (sans qu’on sache exactement s’il s’agit de civils ou de militaires). Qu’est-ce donc qui a fait, comme l’aurait dit Victor Hugo, qu’en si peu de temps « l’espoir changea de camp, le combat changea d’âme » ? Essayons de débroussailler une situation complexe qui implique d’autres provinces d’Ethiopie et également l’Erythrée, devenue l’alliée d’Addis-Abeba.
Les Tigréens sont des guerriers redoutables. Ce sont eux qui ont permis à l’Ethiopie de vaincre l’Erythrée. Ce sont également des hommes d’autorité qui ont dominé la vie politique éthiopienne après le renversement et le départ en exil de Mengistu en 1991. Participant tout d’abord au gouvernement de Abiy Ahmed, originaire de l’ethnie oromo, ils le quittèrent en 2020 et refusèrent de participer au Parti de la Prospérité du Premier ministre, estimant que celui-ci ne faisait pas aux Tigréens la place qu’ils devraient occuper. L’alliance conclue avec les Erythréens ne pouvait pas non plus leur plaire, eux qui avaient largement contribué à les mater. Aujourd’hui, l’Erythrée, qui cherche à prendre sa revanche, se trouve impliquée dans la guerre civile éthiopienne. Mais elle ne s’en sort pas bien. Les Tigréens ont bombardé leur capitale, Asmara, et la menace qu’ils font peser sur le gouvernement central éthiopien les concerne donc directement. Actuellement, le Premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed, et le Président érythréen, Isaias Afwerki, s’en trouvent affaiblis et même menacés, alors que les Tigréens essaient de gagner à leur cause et d’impliquer dans les combats d’autres provinces éthiopiennes. Abiy Ahmed, tout prix Nobel de la Paix qu’il est, n’en est pas moins critiqué par les ONG et de nombreuses associations humanitaires pour sa gestion désastreuse du problème des réfugiés.
Ces incertitudes et cette grande instabilité ne laissent pas d’inquiéter les voisins de l’Ethiopie, notamment le Kenya qui, comme l’Union Africaine, a proposé (jusqu’ici sans succès) son entremise. Les Etats-Unis, l’Irlande, la Grande-Bretagne et d’autres encore veulent porter la question devant le Conseil de Sécurité des Nations-Unies. Car il faut replacer ce conflit dans le contexte géostratégique de la Corne de l’Afrique, région éminemment sensible. Le petit voisin, Djibouti, accueille trois bases militaires de première importance, française, américaine et chinoise. C’est de Djibouti que sont menées nombre d’opérations vers le Moyen-Orient ou, encore récemment, l’Afghanistan. Quant à la Chine, elle voit en Djibouti un relais indispensable dans son projet de Nouvelles routes de la soie. Si l’on ajoute que la Somalie est un Etat failli, que se disputent plusieurs groupes armés, dont les shebab, proches d’al-Qaïda, et qu’au nord le sud-Soudan est dans une situation de déliquescence quasi-similaire, si enfin on se rappelle que de l’autre côté de la mer Rouge, le chaos règne au Yémen, on n’a pas de peine à comprendre que la situation est des plus explosive.
Que fait la France ? Elle évacue ses ressortissants. Que fait l’Europe ? Pour le moment, pas grand-chose. Ce conflit, pourtant porteur de lendemains catastrophiques, ne semble guère intéresser que sous l’angle humanitaire. Et même là, l’opinion publique paraît s’habituer à ces théories de miséreux faméliques. L’Afrique de l’est nous a accoutumés à l’horreur. Après tout, tant qu’ils n’arrivent pas à la frontière de la Pologne, ce n’est qu’une crise régionale de plus, n’est-ce pas ? Voire !
Pour approfondir le sujet avec la première partie de cet article rédigé par Gerard Chesnel et publié sur Geopragma le 4 janvier 2021 : https://geopragma.fr/comment-peut-on-etre-tigreen/