Entretien publié le 19 août 2019, propos de Caroline Galactéros recueillis par Hadrien Désuin.
Après l’absence de Vladimir Poutine lors du 75e anniversaire en Normandie, Emmanuel Macron souhaite se rattraper et relancer le processus de Minsk, pour régler la question du Donbass à Brégançon avant le G7 de Biarritz. Cette ambition française vous paraît-elle crédible ?
Évidemment non. J’aimerais tant croire que notre président a pris conscience qu’il lui fallait urgemment s’affranchir des réseaux néoconservateurs qui noyautent son administration (comme d’ailleurs celle de Donald Trump) et voient en la Russie à jamais une ennemie de l’Europe. Cette vision fossilisée, téléguidée depuis Washington, a l’avantage d’empêcher l’UE de se rapprocher de Moscou, et donc celui de la garder stratégiquement mineure et sous contrôle atlantique exclusif. Malheureusement, certaines récentes nominations importantes dans l’appareil diplomatique et d’évaluation stratégique national ne font guère espérer d’aggiornamento stratégique du président. Le prisonnier de l’Élysée et celui de la Maison Blanche sont encore très loin de fomenter leur « grande évasion »…
La question du Donbass est simple. C’est un abcès purulent que Vladimir Poutine conserve sous le coude pour rendre impossible l’adhésion de l’Ukraine à l’UE, marchepied de celle à l’OTAN. Après les diverses vagues d’élargissement de l’Alliance, qui ont fait disparaître le glacis protecteur russe, cette absorption de l’Ukraine par l’OTAN est une ligne rouge non négociable pour Moscou car elle mettrait les forces de l’Alliance au contact immédiat de celles de la Russie. Pour « régler la question du Donbass », il faut donc en premier lieu que Kiev respecte les Accords de Minsk, et surtout que Moscou obtienne un accord écrit des États-Unis s’engageant à ce que l’Ukraine demeure une zone tampon stratégiquement neutre et ne soit jamais plus incitée ni évidemment admise à entrer dans l’OTAN. Si Paris était capable d’obtenir cela, alors notre étoile brillerait à jamais dans le ciel russe et au-delà, dans tout l’empire européen. Et nous exercerions alors un leadership de fait. Nous en sommes loin. Washington continue de provoquer Moscou et Paris se tait. Le dernier sommet de l’Alliance lui a permis de faire réaffirmer par son secrétaire général, son intention d’accueillir en son sein l’Ukraine et la Géorgie…
Les relations franco-américaines semblent dans l’impasse, est-ce par dépit ou opportunisme que la France se tourne vers le vieil allié russe ?
La France n’a toujours pas compris – et semble même ne pas pouvoir comprendre – qu’il existe une différence structurelle d’intérêts entre Washington et l’Union européenne. Notre allégeance politique et stratégique est profonde, mais elle est basée sur une convergence d’intérêts fantasmée. Sous Trump, qui nous tient « rênes courtes » et clame sans ambages son mépris, nous nous sentons orphelins d’une tutelle qui jusque-là prenait des gants et nous permettait d’obéir… en sauvant la face, dans des rodomontades militaires ou déclaratoires. Mais en fait, dès 2013, avec Obama et sa fameuse « ligne rouge » en Syrie, la messe était dite. Mais alors, redoublant de servilité, nous n’eûmes aucun sursaut d’orgueil salvateur. Rien n’a vraiment changé à Paris. C’est là le drame. Car le reste du monde, lui, bouge à grande vitesse. Je crains que notre président, malgré ses envolées lyriques, n’ait pas vraiment de conscience de ce qu’est notre histoire avec la Russie à travers les siècles, ni aucune vision stratégique structurée. Il ne vit pas la France dans sa chair ou son cœur, et les mots ne suffisent pas à incarner une volonté. Il se veut le leader autoproclamé d’une Europe renaissante, mais il n’en appréhende pas les conditions.
Pour se rapprocher de Moscou (comme d’ailleurs de Téhéran), il faut que Paris redevienne une puissance crédible et fiable, sur la parole de laquelle l’on peut compter, qui soit mentalement indépendante, libre, souveraine. Bref, il nous faut tout simplement cesser de nos payer de mots et quitter notre statut de proxy américain. Là encore, nous en sommes loin. Depuis Nicolas Sarkozy avec la Libye, puis François Hollande avec Maidan et les Mistral, la France n’est malheureusement plus jugée autonome, encore moins indépendante stratégiquement. Sa signature n’a plus de poids. Sa vision du monde, celle de sa place en son sein, en respect de ses intérêts et valeurs propres, est introuvable. En Syrie, son ahurissant jeu de déstabilisation d’un Etat souverain et de soutien à l’engeance terroriste la pire, qui pourtant la frappe sur son territoire national et mine son unité, l’a profondément décrédibilisée. Notre politique étrangère est a-historique, schizophrène et suicidaire.
À quelles conditions la Russie pourrait-elle entendre la position française en Iran et en Syrie ?
Washington veut casser l’axe russo-iranien et se sert de Paris pour cela. À l’inverse de nous, Vladimir Poutine est tout sauf un idéologue. C’est un pragmatique. Sur la question syrienne, la France s’est malheureusement laissée piéger dans le jeu américain du regime change, à mille lieues de toute perspective démocratique. Sur le dossier iranien, elle s’est alignée sur le bellicisme de Washington, renonçant rapidement à son intransigeance initiale, après la sortie des USA du JCPOA, et se montrant incapable de faire marcher le mécanisme INSTEX qui devait permettre de contrer l’extraterritorialité du droit américain. Des salves de sanctions qui cherchaient à étouffer l’économie iranienne, à geler toute concurrence et à provoquer une crise politique et sociale pour déstabiliser la République islamique. Puis nous avons commencé à dire, singeant Washington, qu’il faudrait étendre le spectre de l’Accord aux questions balistiques ou bien en imaginer un autre…. Bref, nous nous sommes « couchés ». Aujourd’hui, au lieu de dire une fois pour toutes que Paris resterait aux côtés de Téhéran dans le JCPOA sans demander sa renégociation ou son extension pour obéir à Washington et Tel Aviv, nous osons demander à Téhéran, au nom de « la désescalade », de respecter l’Accord alors que c’est Washington qui l’a mis en pièces. C’est le monde à l’envers. Qu’espère-t-on gagner en termes de crédibilité par une telle attitude ? C’est aux USA et non à l’Iran de respecter le JCPOA ! Les déclarations récentes de notre ministre des affaires étrangères critiquant Téhéran pour sa menace de ne plus respecter l’Accord, sont à cet égard sidérantes et typiques d’une inversion des torts et de la manipulation du réel qui caractérise depuis trop longtemps notre diplomatie prétendument morale.
Notre leadership est flottant, et la conscience de nos intérêts nationaux aussi. C’est le grand paradoxe d’une présidence appuyée sur la technocratie, mais qui casse méthodiquement les outils du régalien et l’autorité de l’Etat… Toute « légitimiste » que je sois politiquement, décidée à espérer de celui, quel qu’il soit, auquel l’insigne honneur est donné de gouverner notre patrie, j’en viens à me demander si notre président croit seulement à la Nation, à la France en tant qu’entité historique et culturelle propre, ou s’il ne croit pas plutôt que le progrès(sisme) consiste à effacer, au gré des accords multilatéraux et des renoncements de souveraineté et d’autorité, les derniers instruments concrets et symboliques de notre indépendance. Le Pacte de Marrakech et le Traité d’Aix la Chapelle sont de tristes exemples de ces abandons en catimini masqués par de grandes pompes.
Pour revenir aux conditions auxquelles Moscou pourrait voir quelque intérêt à nous faire revenir dans les dossiers syrien et iranien – dont nous a sortis notre approche moralisante et cynique à la fois – même si Vladimir Poutine et ses porte-voix affichent un crâne mépris pour les sanctions, il me semble évident que seule leur levée serait un signe sérieux et tangible d’une reprise d’autonomie de l’Europe et de la France par rapport à l’Amérique. Il suffirait à Paris de le comprendre, de le vouloir et de le décider. L’opposition d’un seul membre de l’UE suffit à empêcher leur reconduction. Oser désobéir et tenir. Ce serait là un grand coup donné dans la fourmilière de nos inconséquences collectives et une véritable révolution stratégique pour l’Europe, son premier pas dans le monde des adultes, sans brassards, sans bouée, sans harnais ! Sans laisse en somme. Qu’attendons-nous ? Que pouvons-nous encore perdre après nos fleurons industriels, notre honneur et notre âme ? Notre pusillanimité devient vraiment insupportable.
La question de la Crimée et la répression de l’opposition sont des points d’inquiétude pour le quai d’Orsay. Cela peut-il empêcher la France de stopper l’engrenage des sanctions économiques ?
Le Quai d’Orsay, et ceux qui malheureusement le contrôlent et prennent la Russie de Poutine pour l’URSS de Staline, mentalement sclérosés et fossilisés pour ne pas à avoir à réfléchir autrement que comme des chiens de Pavlov, cherchent sans arrêt de nouvelles revendications et exigences à présenter à Moscou (contre naturellement aucune concession ni ouverture de notre part). Ils font mine d’ignorer l’évidence : c’est à nous de faire un pas vers la Russie et de lever les sanctions. Car s’agissant de la Crimée, chacun sait qu’il n’y a rien à faire ni à espérer. Nous avons joué et monté (a minima cautionné pour la France) un coup d’Etat en Ukraine…. et nous avons perdu, un peu comme en Syrie. Avec Maidan, nous avons servi sur un plateau d’argent à Moscou l’occasion de reprendre la Crimée, indument octroyée à l’Ukraine par Khroutchev l’Ukrainien en 1954. Quant à la répression de l’opposition en Russie, malheureusement nous récoltons ici aussi la monnaie de notre indécrottable politique d’ostracisation. Vladimir Poutine est de plus en plus prisonnier des courants conservateurs et essaie de tenir la barre au mieux, mais il doit parfois donner des gages et ne contrôle pas tout, loin s’en faut. La libération du banquier Delpal, très probablement emprisonné malgré le Kremlin, est un signe très positif du fait que le Président russe parvient en ce moment à desserrer un peu les entraves qui contraignent sa marge de manœuvre. Nous perdons un temps précieux à ne pas l’aider. Qui viendra après lui ? Peut-être un véritable autocrate, bien moins fin et anti-européen.
Isoler la Russie pour complaire à notre Grand allié était un calcul stupide. Non seulement cela l’a poussée vers Pékin par dépit puis nécessité, mais cela laisse l’Europe désarmée, prise en tenaille entre une Amérique plus léonine que jamais, et une Chine qui ambitionne de plus en plus ouvertement le dépècement progressif du Vieux continent et la domination de l’Eurasie. Ne pas admettre que, dans cet angoissant scénario, la Russie était notre atout maître, et accepter de nous laisser isoler comme nous l’impose Washington, est une faute stratégique majeure, dont nos politiques, toutes tendances confondues depuis au moins 20 ans et la « Guerre du Kossovo », portent la lourde responsabilité. Je suis pour que la France, sans plus attendre, repense de fond en comble sa politique étrangère et de défense. Elle doit la structurer autour d’une posture gaullienne réaliste et humaine, qui seule pourra lui redonner sa stature et son poids, au lieu de dissoudre sa chair historique, politique et éthique dans les vapeurs absconses du panurgisme multiculturel occidental. De ce point de vue, la geste présidentielle, à Brégançon comme auparavant à Versailles, peut être bien utile. Mais à la seule condition qu’elle s’inscrive dans une vision et une volonté claires, appuyées sur une évaluation lucide, pragmatique jalouse et stricte de nos intérêts nationaux. Sinon, les « pas de deux », réussis ou manqués avec tel ou tel, se réduiront à de la communication politique, et même à une comédie triste : celle de notre abaissement consenti dans l’apparat et le lustre déclinants d’une grande nation. Alors, le remède se révèlera pire encore que le mal, et nul chef d’Etat ne s’y trompera plus. Vladimir Poutine moins que tout autre.