BILLET DU LUNDI du 25/02/2019 par Gérard Chesnel*

La deuxième rencontre entre Kim Jong-un et Donald Trump aura lieu à Hanoi les 27 et 28 février prochains. Le choix du lieu n’est pas sans intérêt. Kim Jong-un, à n’en pas douter, se sentira à l’aise dans un pays dont les dirigeants se classent encore parmi les communistes purs et durs. Et le brillant essor économique du Vietnam pourra l’inspirer.  Donald Trump, lui, s’est déjà rendu au Vietnam en novembre 2017 à l’occasion du Sommet de l’APEC. Mais c’était à Danang. Une visite à Hanoi d’un Président américain est toujours chargée de symboles. Mais il y a plus. Il y a l’enjeu du contrôle de la Mer de Chine Méridionale, où la Chine est de plus en plus présente alors que le reste du monde conteste sa souveraineté sur cette zone.

Ce problème ne date pas d’hier et notre pays y a joué un certain rôle. Pour simplifier, disons que les îles, îlots, récifs et hauts-fonds qui parsèment cette mer se regroupent en deux archipels, les Paracels (Xisha en chinois) et les Spratlys (Nansha en chinois). Selon les termes du traité mettant fin à la guerre franco-chinoise et délimitant la frontière sino-vietnamienne en 1887, ces deux archipels furent reconnus comme faisant partie de l’Empire chinois. Ce qui n’empêcha pas la France de les annexer en 1932, au nom de son protectorat, l’Empire d’Annam. Les protestations de la République de Chine, successeur de l’Empire chinois, n’y changèrent rien et en 1938, l’empereur d’Annam, Bao Dai, rattacha les Paracels à la province de Thua Thiên. Pour peu de temps car l’armée japonaise occupa les deux archipels de février 1939 à août 1945. La République de Chine, suivant les termes des déclarations du Caire et de Potsdam, prit la place du Japon en 1946, installa une garnison et planta son drapeau sur Itu Aba, principale île des Spratlys. Mais elle ramena ses troupes à Taiwan, après sa défaite contre les communistes et ces îles furent quasiment inoccupées jusqu’en 1956. A cette date, à la suite de revendications fort peu fondées d’un activiste philippin, la République de Chine (Taiwan) réoccupa Itu Aba où elle se trouve encore aujourd’hui.

La République Populaire de Chine, de son côté, reprit à son compte les revendications chinoises sur l’ensemble de la zone. Et le 19 janvier 1974, la marine chinoise défit la marine sud-vietnamienne et occupa les îles Paracels, avec l’accord du Nord-Vietnam qu’elle aidait dans sa guerre contre les Etats-Unis. Mais Hanoi revint sur cet accord après avoir vaincu les Etats-Unis et annexé le Sud Vietnam et, aujourd’hui, revendique les Paracels, tout comme, d’ailleurs les Spratlys.

EPA/ARMED FORCES OF THE PHILIPPINES

Ces archipels, dont l’importance stratégique n’était guère reconnue et l’intérêt économique ignoré, prirent une importance inattendue lorsqu’on s’aperçut qu’ils pouvaient receler des réserves d’hydrocarbures. De plus si l’on suit la logique de la Convention de Montego Bay sur le Droit de la Mer définissant une Zone Economique Exclusive (ZEE) de 200 milles marins autour de toute terre émergée (adoptée par l’ONU en 1973 mais non reconnue par Washington), la possession d’une seule île entraînait le contrôle d’une grande partie de la mer. Ainsi les appétits furent-ils aiguisés et, à côté des revendications séculaires de la Chine et du Vietnam apparurent celles des Philippines (pour la partie orientale des Spratlys), de la Malaisie et de Brunei.

De tous ces pays, la République Populaire de Chine est de loin la plus active, à la fois sur le plan politique et sur le plan militaire. Pékin n’a jamais cessé de revendiquer l’ensemble de la mer et de ses îles. Un modus vivendi rassemblant les parties prenantes avait commencé à se créer au début de la décennie précédente avec la « Déclaration sur la conduite des parties en mer de Chine Méridionale » (2002), mais la Chine, forte de l’appui de la Russie (des manœuvres de grande envergure russo-chinoises ont eu lieu en Mer Jaune en septembre 2005) s’est dotée d’une flotte imposante et a repris une attitude conquérante. Elle occupe effectivement une bonne partie des Spratlys (le sort des Paracels paraissant définitivement réglé) et elle augmente son emprise en aménageant des récifs pour les transformer en îles. Rappelons que selon la Convention de Montego Bay, un rocher peut avoir des eaux territoriales mais pas de ZEE. La transformation d’un récif en île permanente a donc un grand intérêt. Selon le Japon, qui a récemment décidé de prendre position dans cette affaire, la Chine aurait remblayé 13,5 km2  sur 9 récifs, créant au passage des dégâts environnementaux considérables.

L’ancien Président philippin, Benigno Aquino III, a saisi la Cour Permanente d’Arbitrage de La Haye (CPA) et obtenu un jugement défavorable à la Chine le 12 juillet 2016, mais celle-ci n’a pas reconnu la compétence de la Cour en cette affaire (suivie d’ailleurs par Taipei) et a poursuivi ses travaux d’occupation. L’actuel Président philippin, Rodrigo Duterte, peu soucieux de confronter sa minuscule flotte de guerre à l’énorme armada chinoise, a préféré composer et, laissant de côté les questions de souveraineté, négocier avec la Chine une exploitation commune des ressources en hydrocarbures.

Aujourd’hui Pékin poursuit son dessein sans faiblir et c’est la liberté de circulation dans cette immense zone qu’est la mer de Chine Méridionale qui est en jeu. Les Etats-Unis tempêtent et envoient de temps à autre leur flotte dans la région. L’escale, en mars 2018, du porte-avion américain Carl Vinson à Danang a manifesté de façon spectaculaire cette volonté de présence, avec par conséquent l’appui du Vietnam. Il semble, à l’heure actuelle, que la défense de la liberté de navigation repose essentiellement sur les Etats-Unis. Le choix de Hanoi pour la rencontre Kim-Trump n’est, de ce point de vue, sans doute pas gratuit et il ne faut pas douter que Pékin, habile à interpréter les signes, saisira le message. Mais il en faudra beaucoup plus pour faire dévier la Chine de la route qu’elle s’est tracée.

Et l’Europe dans tout ça ? Certes nous sommes bien loin de nos territoires de chasse habituels. Mais devons-nous pour autant laisser seuls jouer dans la cour des grands les Etats Unis, la Russie et la Chine, qui n’ont déjà que trop tendance à nous ignorer ? Pour nous, il ne s’agit pas de soutenir telle ou telle revendication territoriale. Il ne s’agit pas plus de partager le gâteau des hydrocarbures (dont l’importance n’a d’ailleurs pas encore été précisément évaluée). Ce qui est en jeu est avant tout la liberté de circulation dans une mer qui nous avait toujours été ouverte. Et à terme il y aurait encore plus grave si la Chine, une fois ses ambitions satisfaites dans cette région, concentrait ses efforts sur les micro-Etats du Pacifique, auxquels elle a, au demeurant, commencé à s’intéresser sérieusement (y compris nos territoires et notamment la Polynésie française). Les flottes françaises du Pacifique et de l’Océan Indien ne sont pas loin. Elles croisent régulièrement dans la zone. La Marine britannique, de son côté, garde un œil attentif sur la situation. Alors, pourquoi ne pas aller ensemble faire des ronds dans l’eau entre Vietnam et Philippines ?

*Gérard Chesnel, membre fondateur de Geopragma

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