Les dessous d’une table (bien trop grande par ailleurs) …

Billet d’Humeur rédigé par Emmanuel Gout, membre du Comité d’orientation stratégique de Geopragma.

      Quand le 8 février 2022, le Président Macron vient rencontrer son homologue russe, les commentaires vont bon train sur cette table (italienne), au goût douteux, néanmoins déjà utilisée en d’autres circonstances. Elle semble cependant incarner la distance qui sépare désormais les deux leaders en dépit des tentatives partagées de tenter d’établir une relation de confiance, respectueuse des différences, au cours des dernières années, comme put l’être, en son temps, la relation Chirac – Poutine. 

      La Covid est aussi passée par là, les contacts Zoom ne se substituent que très mal aux sensibilités requises par une diplomatie souvent mise à mal par des approches manichéennes ; et puis il y eut la mise au banc du vaccin russe par une série de prétextes plus ou moins compréhensibles, au profit des vaccins américains, laissant tristement le champ libre aux complotismes de tous bords.

      Le Président se rend à Moscou, il est alors Président de l’Union Européenne et Président de la République Française, candidat encore non déclaré à sa succession.  Il est par conséquent directement conditionné par les pays membres de l’UE, par la campagne électorale qu’il va devoir conduire, interprétant un fantastique jeu d’équilibriste entre un électorat de droite et de gauche qui devrait assurer sa réélection. Il est aussi directement conditionné par les USA, qui « veillent » aux équilibres européens à la lumière de leurs directs intérêts économiques. En Allemagne bien entendu, dans les pays d’Europe de l’Est – en particulier la Pologne – mais aussi traditionnellement en Italie, il est peu probable qu’une force politique qui déplairait aux USA puisse devenir une force de gouvernement ; il suffit pour cela d’observer les gigantesques efforts récents que Giorgia Meloni et son parti Fratelli d’Italia font pour aller systématiquement dans le « bon sens » américain. En France, le conditionnement est différent, bien plus nuancé, et parfois « maladroit » comme encore récemment, quand les USA de Biden ont frappé dans le dos le Président français – voir la perte du gigantesque contrat de sous-marins à l’Australie -. 

      La menace du conditionnement est omniprésente, la Présidente de la Commission Européenne Van Der Leyen en apparaît comme le relais le plus efficace. De toute façon, les USA ont suffisamment été à « l’écoute » – au sens propre – de nos leaders, pour pouvoir disposer d’« éléments» en mesure d’influencer leurs orientations.

      C’est dans ce contexte qu’Emmanuel Macron s’est donc retrouvé à Moscou début février. 

      Il conviendrait, pour compléter l’environnement diplomatique, de remarquer un Ambassadeur de France en Russie insignifiant et des conseillers dans le meilleur des cas trop techniciens pour pouvoir offrir une vision du monde. On ne pouvait donc compter exclusivement sur l’intelligence et la puissance de travail du Président français.

      En dépit de différences générationnelles, de vision, de sensibilité, de choix de valeurs, les deux hommes apprécient l’intelligence de l’autre et sont conscients de la priorité à donner à la Realpolitik. Poutine doit faire face, quoiqu’on en dise, à des « néo cons » locaux extrêmement offensifs. N’oublions jamais que les deux dernières tentatives de renversement du pouvoir en Russie (1991 et 1993) ne correspondaient nullement à un esprit révolutionnaire allant de l’avant, mais à des marches arrière. Macron pense à ses élections, elles ne se prêtent guère aux choix courageux. 

      Voilà déjà quelques semaines – quelques années en fait – qu’un possible conflit se prépare. Les accords de Minsk sont restés lettre morte, Nord Stream 2 est en ordre de marche, risquant d’infliger des pertes financières significatives au leadership ukrainien…

      Les Américains quant à eux ne cessent de prédire un prochain conflit. Les dés sont pipés puisqu’ils prédisent ce qu’ils sont entrain de générer, et Poutine pourrait bien se retrouver contraint, voir piéger, ce qui permettrait de donner libre champ aux « néo cons » américains qui théorisent depuis plusieurs décennies la destruction de la Russie (voir the Project for the New American Century de Robert Kagan…mari de Victoria Nuland, numéro deux du secrétariat d’État aux Affaires Étrangères des USA.). 

      Le travail de préparation de la rencontre côté français se révèle à l’image de son ambassadeur, cloîtré dans son ambassade depuis trois ans : un décryptage devenu impossible. L’Elysée est inapprochable pour qui tente de faire entendre la sensibilité de ceux qui connaissent le dossier et des possibles « desiderata » russes. Et pourtant des solutions circulent, elles s’articulent en cinq points…

      Il convient d’y revenir synthétiquement :

  • Gel de l’OTAN à 2021
  • Traité de sécurité UE-Ukraine-Russie
  • Mise en application immédiate du point 3 des Accords de Minsk (autonomie des régions est)
  • Reconnaissance de la Crimée russe
  • Sharing transitoire entre gazoduc ukrainien et Nord Stream 2 (la vraie origine du conflit).

      Trois mois après le début du conflit, une solution pour mettre fin au désastre humanitaire ne peut que passer par ces cinq points. Mais les conditions ont évolué de part et d’autre et il sera impossible de ne pas en tenir compte. La gesticulation italienne récente va pourtant dans ce sens, mais la crédibilité de son président du Conseil aux yeux des Russes est quasiment nulle.

      De son côté, la guerre « mondialisée » orchestrée par l’Occident, en réponse à l’invasion russe, se poursuivra  par procuration. On y fait mourir les Ukrainiens, pas nos enfants, en oubliant les erreurs de Marc Aurèle – et la Russie risquera tragiquement de surenchérir, probablement sans aucune perspective de succès. 

      Une guerre sans perspective est une guerre totale dont les limites sont plus que jamais incertaines. Repousser les Russes en dehors de l’Ukraine, reprendre la Crimée, prendre Moscou…, avec tout ce que cela signifie pour notre planète. 

      Il est plus que jamais prioritaire de cesser de se jeter des morts à la figure, de penser les sanctions efficaces alors qu’elles témoignent d’une incompréhension totale de la Russie et de ses humiliations, et surtout de travailler aux solutions pour qu’au plus vite ce cynique règlement de compte géopolitique puisse prendre fin et avec, les souffrances humaines indicibles de chaque côté.

      Le Président réélu Emmanuel Macron en aura-t-il le courage, offrant ainsi à l’Europe une véritable vocation mondiale et indépendante ?

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5 comments

  1. No

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    Il est écrit dans ce billet : »Le Président se rend à Moscou, il est alors Président de l’Union Européenne et Président de la République Française ». Heureusement nous n’y sommes pas encore, cela fait peut-être partie de ses ambitions.
    Il eut fallu écrire pour être correct et précis : »Président du Conseil de l’Union Européenne « . Présidence tournante d’une durée de 6 mois.

  2. thierry bruno

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    La question posée est donc : Macron aura-t-il enfin le courage d’endosser le costume de l’homme d’Etat ? Pour cela, il lui faudrait enfin se décider à jouer la carte de la France, de l’indépendance et de la souveraineté nationales. C’est-à-dire tout ce qui est contraire à son idéologie et à sa formation. De plus, il faudrait aussi qu’il passe enfin à l’âge adulte et sorte de son narcissisme d’adolescent boutonneux car, enfin, qu’est-ce que ce type qui va faire raconter qu’il ne dort que 5 heures par jour et qu’il a une intelligence jupitérienne, sinon un personnage qui n’est pas sorti de l’adolescence et se regarde gesticuler plutôt qu’agir. Il est peut-être très intelligent mais cette intelligence est parfaitement stérile.
    Il n’y a hélas rien à attendre de la France dans cette affaire ukrainienne, car Macron laisse Mme van der Leyen mener la danse, selon les ordres des Etats-Unis. Et je redoute, qu’à terme, Macron accepte de faire passer notre dissuassion nucléaire sous le giron de l’U.E., c’est-à-dire de l’Allemagne. Cela s’agite beaucoup en ce moment à Berlin sur le sujet, et la guerre en Ukraine est un bon prétexte pour l’Allemagne pour pousser ses pions dans cette direction.

  3. Charles

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    Que de prudence pour ne pas oser reconnaître l’échec de notre pantin national… et autant de tâtillonnements pour ne pas estimer la clairvoyance d’un homme d’Etat, quoique russe.

    • Roland Paingaud

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      @Charles
      Comme vous dites !
      A part le Gnl. Pinatel, on est sur Géoblabla depuis le début, même après l’éclipse du clown du Figaro R.Girard.

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