Billet du lundi 7 mars, rédigé par Gérard Chesnel, membre fondateur et trésorier de Geopragma.
Dans les conflits qui agitent le monde depuis ces dernières décennies, il est facile de voir qui sont les victimes. Il est beaucoup plus difficile de voir qui sont les véritables bourreaux. Seule l’Histoire, en remontant à la racine d’évènements souvent complexes, nous permet de démêler les écheveaux et d’essayer d’attribuer les responsabilités d’une manière aussi objective que possible. Prenons quelques exemples.
Le massacre des Musulmans de Srebrenica du 14 au 16 juillet 1995 : 8000 Bosniaques exécutés en quelques heures par les troupes du serbe Mladic, pratiquement sous les yeux du monde entier. Le coupable est évident : le génocidaire Ratko Mladic et son armée de la « République Serbe de Bosnie » appuyée par quelques unités paramilitaires serbes, les « Scorpions ». Mais n’avons-nous pas aussi notre part de responsabilité ? À commencer par les casques bleus néerlandais, qui se sont bien gardés d’intervenir (et qui ont même facilité la tâche de Mladic en séparant les femmes et les enfants des hommes). Ces courageux « gardiens de la paix » qui ont refusé l’appui aérien de l’OTAN par crainte de prendre eux-mêmes des coups. Et l’ONU qui a laissé faire. Il y avait pourtant moyen de résister comme l’avait fait le général Morillon en 1993 ou comme l’ont montré les 31 casques bleus français le 27 mai 1995 au pont de Vrbanja, à Sarajevo. (Le commandant français, le général Hervé Gobilliard, dut cependant défier ses propres autorités, plus que tièdes, pour éviter qu’un nouveau massacre de Bosniaques ne se produise quelques jours plus tard dans un village voisin). Dans cette affaire, donc, il y eut un grand méchant loup, et un certain nombre de moutons qui n’osèrent pas toujours lui résister et qui, à leur niveau, partagent la responsabilité du massacre.
A l’autre extrémité de la planète, le problème des Rohingyas, minorité musulmane perdue au milieu d’un pays très majoritairement bouddhiste, dure depuis des décennies sans susciter beaucoup d’intérêt en Occident. Il a fallu un regain de violence à partir de 2012, il a fallu l’exil dans des conditions catastrophiques de 150 000 réfugiés en 2016 pour que le « grand public » découvre leur existence et leur tragédie. Car les Rohingyas, qui occupaient le nord de l’état d’Arakan, en Birmanie, n’ont jamais été acceptés par leurs voisins (et compatriotes) birmans. Ceux-ci, tout bouddhistes qu’ils étaient, n’ont pas hésité à se livrer à des exactions et à des massacres pour se débarrasser une fois pour toutes du problème. Le coupable, là encore, est tout désigné : c’est évidemment l’armée birmane et même l’ensemble du gouvernement birman (y compris Aung San Suu Kyi qui n’avait pourtant guère la capacité d’influencer les militaires). Mais sont-ce les seuls responsables d’une situation qu’on aurait pu facilement éviter en dessinant convenablement les frontières lors de l’indépendance des Indes et de la Birmanie ? Pourquoi la puissance coloniale britannique n’a-t-elle pas, à cette époque, rattaché le nord de l’Arakan au Pakistan oriental (futur Bangladesh) ? Est-ce une indifférence au sort de ces gueux ou, plus machiavélique, est-ce une manière d’entretenir un foyer potentiel de crise pour pouvoir encore jouer un rôle politique dans la région ? Toujours est-il que la solution adoptée en 1947 était la pire possible et ne pouvait déboucher que sur le chaos. Là encore, nous avons un grand méchant qui a été conforté par la désinvolture de l’ancienne puissance tutélaire.
Le cas du conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan est plus complexe. La rivalité entre ces deux peuples remonte au moins au démantèlement de l’empire ottoman et à l’intervention de la toute jeune Russie soviétique. Le traité de Sèvres du 10 août 1920 attribuait à l’Arménie un vaste territoire à l’Est de la Turquie actuelle. Mais ce traité ne fut pas accepté par la Turquie de Mustafa Kemal (Atatürk) qui réussit à imposer un nouveau traité (Alexandropol, 2 décembre 1918) et, en se rapprochant des Bolcheviks, à réduire l’Arménie à un territoire minimal. Erevan pris par les Russes, la nouvelle république d’Arménie dut accepter d’être intégrée en 1922 dans la République Socialiste Soviétique de Transcaucasie, avec ses deux voisins la Géorgie et l’Azerbaïdjan. Celui-ci reçut de Staline, qui voulait se concilier les musulmans de la région, le Haut-Karabagh et le Nakhitchévan. C’était créer une situation difficile à gérer, porteuse de conflits ultérieurs, mais qui dura après la disparition de la R.S.S. de Transcaucasie en 1936, jusqu’au démantèlement de l’URSS en 1991. La déclaration d’indépendance de l’Azerbaïdjan le 30 août 1991 répond immédiatement à celle du Haut-Karabagh trois jours plus tard, puis celle de l’Arménie le 21 septembre. La guerre qui s’ensuit est remportée par l’Arménie (soutenue par la Russie) qui contrôle désormais les territoires qui la séparent du Karabagh. L’Azerbaïdjan perd 9% de son territoire (14% en incluant le Haut-Karabagh). Voir, à ce sujet l’excellent livre de Tigrane Yégavian, Géopolitique de l’Arménie, qui retrace de manière factuelle et objective l’histoire de ces affrontements. En 2020, la donne change complètement. L’Azerbaïdjan, devenu grâce au pétrole une puissance économique non négligeable et désormais soutenu par une Turquie ambitieuse, prend sa revanche et récupère en quelques semaines les territoires perdus vingt-six ans plus tôt. L’Arménie est sauvée par l’intercession de son allié russe qui impose un cessez-le-feu et occupe le Karabagh. Le Groupe de Minsk, créé par l’OSCE en 1992 et codirigé par les Etats-Unis, la France et la Russie, qui n’a pas pu trouver de solution au conflit depuis tout ce temps, démontre une fois de plus son impuissance. Bref, cette histoire est très complexe et les responsabilités sont pour le moins partagées entre l’Arménie, l’Azerbaïdjan les membres du groupe de Minsk et tous ceux qui, au lieu d’apaiser les choses, n’ont fait que les aggraver par leur esprit partisan ou leur ignorance (ou les deux à la fois).
Mon dernier exemple sera bien entendu l’Ukraine, illustration suprême d’une responsabilité collective. Je ne reviendrai pas ici sur les faits, qui sont encore en pleine évolution. Je ne chercherai aucunement, bien entendu, à excuser la violence qui est, au mieux, une erreur. Je cherche simplement à comprendre comment et pourquoi on en est arrivés là. Voilà plusieurs décennies que Moscou (qui avait accepté la réunification de l’Allemagne à condition qu’on en reste là) met en garde contre toute extension de l’OTAN vers l’Est. Le moins qu’on puisse dire est que ces mises en garde n’ont pas été entendues et qu’on n’en a tenu aucun compte. Faut-il s’étonner qu’un dirigeant orgueilleux comme l’est Poutine, ait décidé d’arrêter là cette expansion, dont il juge qu’elle menace la sécurité de son pays ? Le moyen retenu est certes déplorable mais, là encore, est-il le seul responsable ? M. Zelenski, qui joue là le rôle de sa vie, aurait pu d’un simple mot de trois lettres éviter à son pays des milliers de morts inutiles et des destructions absurdes. Est-ce un nationalisme exacerbé qui lui a fait prendre cette attitude suicidaire ? Ou, diront certains qui voient partout le machiavélisme triomphant de quelque puissance extérieure à la zone, est-il manipulé ? Et que penser de tous ces va-t-en guerre qui, depuis le confort de leur résidence, prônent la paix tout en envoyant des armes. Les armes, c’est peut-être là le maître-mot de toute cette affaire. L’Afghanistan n’a pas rapporté grand’chose aux fabricants et trafiquants d’armes (les Talibans sont fauchés). Mais l’Ukraine, voilà un terrain de jeu intéressant et qui peut rapporter gros. Lorsque je représentais la France à Taiwan, mon collègue américain m’avait confié, dans un rare moment de sincérité, que ses instructions tenaient en six mots : « Sell weapons, sell weapons, sell weapons ». Et les braves alliés taiwanais, pour ne pas déplaire à leur protecteur, achetaient beaucoup plus d’armes que ce dont ils avaient besoin. Voilà une nouvelle piste de réflexion.
Au total, si les responsabilités sont parfois difficiles à établir, si les vrais coupables se cachent souvent derrière des « proxies » et évitent soigneusement d’apparaître en première ligne, une seule chose dans ces affaires est claire et nette : c’est toujours le peuple qui est victime de l’incompétence ou du cynisme de ses dirigeants.
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